Dans le cadre du FSM de 2008, deux manifestations importantes ont eu lieu à Paris, dans le 11e arrondissement, très près l’une de l’autre.
L’une était la rencontre ouverte organisée par le groupe français qui s’occupe des forums sociaux et qui comprend Attac France, plusieurs syndicats, des ONG et d’autres organisations. J’ai pu compter 1200 participants au même moment, ce qui veut dire que 2000 semble un chiffre réaliste pour l’ensemble de la manifestation. Le public était très divers : des jeunes et des vieux, des blancs et des non-blancs, des appartenances politiques diverses, beaucoup de militants de base. Il n’y avait pas de programme avec des intervenants déterminés, ni de débats, mais une liste de thèmes avec des intervenants de différentes organisations et un public de 500 personnes dans la salle principale. Les trois principaux thèmes étaient la précarité, l’écologie et les problèmes Nord-Sud. Je ne peux pas en dire plus étant donné que je n’ai été présent que moins de deux heures.
Les organisateurs étaient les gens que nous connaissons déjà en France pour l’organisation des Assemblées Européennes Préparatoires (AEP). Ils ont été très satisfaits par le grand nombre de participants.
Attac était très présent mais pas majoritaire. Il n’était pas facile de repérer quel était leur projet propre. Le groupe Attac de Paris recueillait des signatures pour demander un référendum en France sur la constitution européenne.
Il est certain qu’on peut dire que ces forums sociaux sont toujours plus ou moins la même chose, que les personnes les plus en vue sont également toujours les mêmes, qu’on se demande à quoi cela peut-il servir.
Ces critiques me semblent à courte vue. Le mouvement altermondialiste n’est pas une affaire à court terme. Comme d’autres mouvements, il a des hauts et des bas, mais continuera d’exister aussi longtemps qu’il y aura des violations furtives des droits. D’autre part, la coopération d’acteurs de mouvements très divers dans le cadre des forums sociaux constitue un progrès historique. Cela s’est révélé payant dans de nombreux pays, et lors de campagnes très diverses. La plupart des participants à des forums sociaux s’y trouvent pour la première fois. Par conséquent, la critique concernant la répétition est le fait de militants vétérans et d’observateurs professionnels et ne devrait pas nous préoccuper outre mesure.
C’est là précisément le point de départ de la seconde manifestation qui a eu lieu dans le 11e arrondissement : le colloque « Altermondialisme et post-altermondialisme » était organisé par la petite association « Mémoire des luttes »et le journal « Utopie critique ». Mais derrière « Mémoire des luttes » on trouve Bernard Cassen, Ignacio Ramonet et Christophe Ventura. Cassen et Ramonet ont dû quitter leurs postes au Monde Diplomatique à cause de la limite d’âge et se consacrent désormais à leurs projets politiques. « Utopie critique » est un journal dans la tradition de la pensée républicaine de gauche, quelque chose de bien français. Le colloque était organisé suivant une liste de débats : l’état du mouvement altermondialiste, la situation géopolitique, et enfin l’avenir du mouvement. Cinq membres du conseil international du FSM y ont participé : Francois Houtard, Emir Sader, Walden Bello, Bernard Cassen et Gustave Massiah. Une seule femme a pris la parole, et les hommes étaient en moyenne assez âgés. L’ironie voulait que les sept participants au débat sur l’avenir du mouvement avaient tous plus de 60 ans (sauf Jacques Nikonoff comme j’ai appris plus tard) !
Il y a six mois, pendant l’université d’été d’Attac France, qui vit une grande participation et fut un succès, Bernard Cassen fit paraître une interview, « L’altermondialisme, c’est fini ». Cette charge, venant à la suite de la défaite de son successeur Jacques Nikonoff aux dernières élections d’Attac France, constituait l’arrière-plan politique du colloque. Même si Christophe Ventura et Bernard Cassen continuent d’agir pour Attac France, le colloque a montré qu’ils ont maintenant d’autres projets.
200 personnes ont participé à ce colloque à la mairie du 11e arrondissement. Les organisateurs se sont montrés très satisfaits du résultat. Bon nombre de ces participants étaient des membres de groupes Attac qui avaient soutenu Nikonoff lors des élections. La plupart étaient également assez âgés. Beaucoup sont sur la ligne politique républicaine de gauche des organisateurs. D’un point de vue d’un militant allemand, il est assez étrange que, dans une manifestation de gauche, les applaudissements sont les plus nourris quand on parle de souveraineté, de la langue française, ou encore, entre autres, de quitter l’UE. Il est également étrange, dans une perspective allemande concernant le mouvement, que l’orientation de base d’Attac à l’égard de l’internationalisation des droits et des règlements sociaux et environnementaux soit à peine abordée.
L’hypothèse centrale des organisateurs était celle-ci : le mouvement altermondialiste doit aborder une nouvelle phase afin de passer de la critique du néolibéralisme et de la proposition d’alternatives à la concrétisation. Cela nécessite de dépasser la séparation des mouvements, des partis et des gouvernements. Il nous faut trouver de nouvelles formes de coopération entre le mouvement, les partis et les gouvernements. C’est ce qu’ils appellent le « post-altermondialisme ».
Le contenu du colloque devant figurer en totalité sur http://www.memoiredesluttes.org, je ne tenterai pas de le résumer, mais j’en tire mes propres conclusions :
Je pense que ce débat est tout à fait fondé, mais qu’il ne justifie pas la création du terme de « post-altermondialisme ». On ne peut pas, à chaque phase d’un mouvement qui s’inscrit dans la durée, lui ajouter un « post » ou un « néo », sans créer une grande confusion. Nous devrions résister à ce qui n’est qu’un stratagème qu’on utilise pour donner de l’importance à son propre discours.
Quoi qu’il en soit, la question du rapport entre mouvements, gouvernements et partis est une question essentielle pour le progrès social. Il est certain que des tendances influentes du mouvement, telles que celle de John Holloway, le EZLN de Marcos et d’autres ont théorisé une séparation des mouvements et des gouvernements qui n’apporte pas grand-chose. Il est vrai aussi que la relation entre les mouvements et le pouvoir politique est très différente suivant les pays. En Bolivie, le mouvement s’est transformé avec succès en un parti politique qui a remporté les élections. Au Venezuela au contraire, c’est le Président qui a créé un mouvement social. Dans les syndicats norvégiens, les ONG et Attac se sont servi avec succès d’une campagne électorale pour mettre un terme aux privatisations, supprimer la dette odieuse et orienter le gouvernement à gauche. En Allemagne, le mouvement Attac a constitué une partie du terreau du nouveau parti de gauche. Mais le mouvement a néanmoins revendiqué son indépendance et sa neutralité à l’égard des partis, même si le parti et le mouvement ont contribué efficacement à un infléchissement général de l’atmosphère politique vers la gauche. En Italie, le parti de la refondation communiste, qui était partie prenante des mouvements italiens, a rejoint le gouvernement Prodi. La politique de ce gouvernement a occasionné une rupture entre les mouvements italiens et les a énormément affaiblis.
Cette liste, certes limitée et simplificatrice, nous montre que les mouvements sociaux, dans de nombreux pays, ont déjà établi des relations avec les partis et les gouvernements. Ce n’est plus quelque chose à inventer, et sur ce point il n’est pas nécessaire de prendre un virage qui s’appellerait « post-altermondialisme ». Il est également évident qu’il n’existe pas une formule qui serait valable pour tous ; les institutions politiques et les acteurs sont bien trop divers suivant les pays. Dans certains pays d’Amérique Latine, le soutien critique du gouvernement peut être la meilleure démarche, tandis que dans la plupart des pays de l’Europe de l’ouest, il est plus avisé pour un mouvement de ne pas se lier à un parti politique. Cela permet de rester à l’écart des luttes de pouvoir et de leurs conséquences négatives sur les mouvements, et surtout cela permet de se faire entendre d’un nombre de citoyens plus élevé que celui des tenants d’un parti. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas maintenir des contacts, et coordonner ou soutenir des projets spécifiques des partis ou des gouvernements. En tout état de cause, cela dépend des circonstances nationales, institutionnelles et historiques. Il n’y a pas en ce domaine de « prêt à porter ».
À la fin du colloque, Bernard Cassen, au nom des organisateurs, a proposé la formation d’une sorte d’ « Internationale altermondialiste » (le terme est de moi) qui comprendrait des mouvements, des partis politiques et des gouvernements progressistes. Lors du colloque, personne n’a dit que c’était une mauvaise idée, et certains ont exprimé leur accord, disant que cela ouvrait de nouvelles perspectives. La première rencontre de l’Internationale est programmée pour la prochaine réunion de‘l’Enzelandos Alternativas à Lima, Pérou, durant le sommet UE-Amérique latine (15-18 mai 2008). Il ne semble pas que Bernard Cassen et ses amis aient imaginé comment et sur quels critères politiques l’Internationale sera fondée, et sur quel mode démocratique elle fonctionnera. L’histoire des Internationales montre que ce sont là des points cruciaux qui ne sont pas faciles à régler.