Le Premier Ministre japonais, Junichiro Koizumi, a réitéré, le 22 avril, ses « excuses sincères » pour les « torts et les souffrances » infligés par les armées nippones aux peuples asiatiques durant les guerres d’invasion de 1937-1945. Il était temps. Trois semaines durant, la polémique a fait rage entre Pékin et Tokyo ; elle risquait de compromettre la tenue du sommet afro-asiatique réunit en commémoration du 50e anniversaire de la conférence de Bandung (Indonésie), à l’origine du mouvement des non-alignés. Mais ces excuses brèves et tardives ne soldent ni le passé impérial du Japon ni les tensions présentes en puissances régionales.
La réédition, approuvée par le ministre de l’Education national japonais, d’un manuel a mis le feu aux poudres. Il avait en effet été sponsorisé par une association, le Comité pour la création de nouveaux manuels scolaires, qui défend une conception ouvertement « révisionniste » de l’histoire de la seconde guerre mondiale. Nos députés viennent d’adopter une loi (!) exigeant que le rôle « positif » de la France en Afrique et au Maghreb soit mis en valeur dans nos écoles. A Tokyo comme à Paris, il s’agit de relativiser l’ampleur des crimes commis lors des guerres coloniales.
Empire colonial
Puissance impérialiste naissante, le Japon a voulu se doter d’un empire colonial en Extrême-Orient avant que les Occidentaux ne finissent d’occuper le terrain. Le processus commence en Corée et à Taïwan en 1895, puis dans le nord-est du territoire chinois en 1931. La conquête générale de la Chine est engagée en 1937. Elle s’accompagne de véritables massacres dont le plus connu se produit à Nankin (quelque 300000 morts). La seconde guerre mondiale s’amorce ainsi en Asie (ce que les Européens oublient bien souvent).
Les forces japonaises s’emparent d’une grande partie de l’Asie orientale. L’occupation est très dure. Bien des Coréennes sont soumises à la prostitution forcée, nombre d’entre elles étant envoyées au Japon à cet effet. Une campagne est aujourd’hui encore engagée en Corée pour la reconnaissance du tort fait à ces femmes. En Chine, les militaires (« Unité 731 ») poursuivent des expérimentations bactériologiques secrètes.
L’émotion est grande dans les pays asiatiques à chaque fois qu’un gouvernement japonais tente de réviser l’histoire de la seconde guerre mondiale. Cette fois-ci, des manifestations se sont produites dans des dizaines de grandes villes chinoises (près de 40000 dans la métropole économique de Shanghaï), avec jets de pierres, d’œufs, de bouteilles...
Rivalités de Puissances
Le passé n’est pas seul en cause. L’Etat japonais tente de se doter à nouveau des attributs d’une grande puissance. Selon l’article 9 de la Constitution de 1947, le pays « renonce à la guerre comme moyen de régler des différends internationaux ». A l’encontre du pacifisme de la majorité de la population, une Commission parlementaire propose aujourd’hui un amendement autorisant la création d’une armée et la participation à des systèmes de défense collective. Il s’agit d’officialiser des évolutions bien engagées dans les faits et de libérer l’Etat de toute contrainte. Sous le nom trompeur de Forces d’autodéfense, le Japon est déjà doté d’une des armées les plus modernes. Il accueille les principales bases militaires étasuniennes à l’étranger (notamment dans l’île d’Okinawa). Des troupes nipponnes participent à des opérations de l’ONU et sont en Irak en mission dite « non-combattante ».
Histoire de réveiller le nationalisme nippon, le Premier Ministre visite tous les ans le sanctuaire Yasukuni où sont notamment honorés des criminels de guerre. Il est aussi question de rebâtiser le jour férié du 29 avril : la journée de l’Environnement deviendrait celle de « l’ère Showa » en l’honneur du règne de l’Empereur Hirohito (1926-1989) sous l’autorité de qui le Japon impérial conquis l’Asie orientale. Tokyo postule aussi à devenir un membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, en même temps que l’Allemagne, le Brésil et l’Inde. Il est le seul des pays candidats à bénéficier du soutien actif de Washington, jouant un rôle toujours plus important dans le système stratégique des Etats-Unis en Asie de l’Est.
A la différence des années 1930, Tokyo se heurte aujourd’hui aux ambitions rivales de la Chine. Cette dernière s’affirme en effet comme une nouvelle puissance régionale. Elle proclame sa souveraineté non seulement sur Taïwan, mais sur l’essentiel de la mer de Chine du Sud. Elle se heurte ainsi aux autres pays riverains : Viêt-nam, Malaisie, Philippines, Bruneï, Japon. Les conflits ne concernent pas seulement un espace stratégique et la possession d’îlots inhabités, mais aussi des zones de prospection d’hydrocarbures et de gaz naturel. Très symboliquement, Pékin affirme son statut en offrant aux Philippines (chasse gardée US) une aide militaire. Dans ces conditions, le gouvernement chinois perçoit comme une menace l’entrée éventuelle du Japon au Conseil de sécurité de l’ONU. Ce qui explique pour une part qu’il ait laissé faire les manifestations anti-japonaises de ces dernières semaines.
Deux champs politiques se nouent aujourd’hui, à l’occasion des tensions nippo-chinoises. Le passé d’une part, avec la question essentielle de la reconnaissance du fait colonial nippon et des crimes de guerre qui l’ont accompagné ; auquel nous nous devons d’ajouter la reconnaissance du fait colonial occidental en Asie et des crimes qui l’ont aussi accompagné (à commencer par le bombardement nucléaire d’Hiroshima et Nagasaki !). Le présent d’autre part, alors que le nouvel ordre étasunien débouche sur une grande instabilité d’équilibres régionaux hier « figés » dans le cadre des « blocs » (ce qui concerne en premier lieu le Pakistan, l’Inde, la Chine et le Japon).