Décor vertigineux noyé dans la brume de la chaîne himalayenne, le Bhoutan est le seul pays au monde à avoir instauré le « bonheur national brut ». Cette mesure, qui peut prêter à sourire, repose sur quatre critères d’orientation politique : la conservation et la promotion de la culture, la sauvegarde de l’environnement, l’utilisation durable des ressources naturelles et une gouvernance responsable. En opposition avec le PNB, indice refuge des valeurs matérialistes des économistes, ce concept établi par le roi du Bhoutan, Jigme Singye Wangchuck, dépasse aujourd’hui les frontières du royaume pour trouver écho dans la communauté internationale.
Le BNB fait des émules. Après une conférence en 2005 sur ce thème au Canada puis en 2007 en Thaïlande, les autorités thaïlandaises ont décidé de prendre en compte cet indicateur dans leur dixième plan quinquennal. L’Unesco et le Programme des Nations unies pour le développement se sont penchés sur l’impact de ce critère d’un autre type. En juillet, sous la tutelle de l’OCDE, des économistes se sont réunis à Istanbul, en Turquie, pour prendre en compte cette notion de bien-être dans les instruments statistiques d’évaluation économique.
Quand l’avion atterrit dans la vallée de Paro, la seule entrée aérienne, à plus de 2 200 mètres d’altitude, l’air vif fouette et ragaillardit les passagers. Une imposante bâtisse, la « forteresse des joyaux amoncelés », surplombe le village. Ce dzong (forteresse-monastère abritant dans chacune des provinces la communauté religieuse et l’administration royale) fut pour le cinéaste Bernardo Bertolucci un décor pour son film Little Buddha (1993). Certains se souviennent encore de l’équipe de tournage qui perturba bruyamment la sérénité des lieux. Signe avant-coureur que le pays du Dragon (« Druk Yul ») avance à pas de loup vers la modernité.
La sente est étroite et les précipices nombreux. Le défi paraît himalayen : se jeter pour le bien du pays dans le processus de la mondialisation sans perdre son âme. Tout en gardant son identité, le Bhoutan s’engage donc avec prudence sur la voie du progrès. Le roi, jeune quinquagénaire, a abdiqué en décembre 2006 pour laisser le trône à son fils, le prince héritier Jigme Khesar (27 ans) dont le couronnement aura lieu en 2008, année également d’élection pour la mise en place d’une nouvelle monarchie constitutionnelle.
Longtemps tenu à l’écart des tumultes du monde, protégé par les montagnes qui en défendent l’accès, le royaume, grand comme la Suisse, ne demeure pas hors du temps, à l’image d’un paradis perdu, d’un Shambhala ou autre mythique Shangri-La. Bien avant que les stars hollywoodiennes ne s’entichent de cette destination et que des groupes hôteliers de luxe (Aman, Taj, Como en attendant Oberoi) investissent ces vallées radieuses, le Bhoutan, jusqu’en 1974, était fermé aux étrangers.
La question est de savoir combien de temps le Bhoutan préservera sa qualité de vie devant les fortes pressions de l’économie de marché. 25 000 touristes devraient selon les dernières estimations, se rendre au Bhoutan l’année prochaine. C’est peu et beaucoup en comparaison des 2 500 privilégiés qui l’ont visité en 1991 ! Un tourisme raisonné qui fait jaser. En effet, les étrangers (à l’exception des Indiens) ne peuvent séjourner au Bhoutan qu’en passant par une agence de voyage. Sinon, point de visa. Et cela à condition de payer un forfait obligatoire d’un minimum de 146 euros par jour qui comprend une taxe d’environ 30 % mais incluant aussi les transferts, l’hébergement et les repas.
Il y a déjà une décennie, un membre du ministère du tourisme bhoutanais confiait que les instances politiques n’avaient pas trouvé d’autres solutions pour une ouverture sans être ravagé par un tourisme sauvage et débridé. Soucieux de ne pas reproduire les erreurs du royaume du Népal, qui, après la vague de routards prenant les chemins de Katmandou, a privilégié une progression exponentielle des trekkings, le Bhoutan s’inscrit depuis le début de son ouverture touristique dans une logique de mesure. Le roi et son gouvernement ont évité le tourisme de masse, certes parce que le pays n’avait pas d’infrastructures hôtelières et routières mais surtout pour sauvegarder et protéger l’environnement culturel et naturel du royaume, essentiellement rural.
Enclavé entre le Tibet au nord, l’Assam et le Bengale au sud, l’Arunashal Pradesh à l’est et l’ancien royaume du Sikkim à l’ouest, le Bhoutan est apprécié des amoureux de la nature tant pour la beauté de ses paysages à couper le souffle que pour son souci de protection de l’environnement. La rançon du progrès ne doit pas passer par des dégâts causés au milieu naturel comme chez son démesuré voisin la Chine, qui méprise les normes environnementales. Le développement durable et les ressources de l’écotourisme (l’eau et la forêt constituent la richesse du Bhoutan) sont des vecteurs construisant l’avenir. Une commission pour l’environnement (NEC) veille à l’application des décisions gouvernementales. Les coupes de bois sont très contrôlées dans ce pays couvert à 72 % de forêts et donc les parcs naturels représentent plus de 26 % du territoire. Les feux et la chasse sont interdits pour les randonneurs. Une sagesse tout écologique soutenue par l’Organisation mondiale de protection de l’environnement (WWF).
Sanctuaire d’une faune et d’une flore rares, le Bhoutan, conservatoire unique en son genre, compte vingt-trois espèces protégées parmi lesquelles figurent l’ours noir, le tigre, le panda rouge et le léopard des neiges mais aussi dans le monde végétal d’exceptionnels spécimens d’orchidées, de pavot bleu et de plantes carnivores. Dans le sud du district de Trongsa, la région subtropicale de Zhemgang demeure un lieu privilégié pour les botanistes en herbe et ornithologues amateurs. L’agence Tirawa lance un « Voyage chez les Khyeng » pour découvrir cette région méconnue à la végétation luxuriante.
Des initiatives ont été mises en œuvre afin de ménager le fragile rapport de l’homme à la nature. Depuis peu, une collecte quotidienne des ordures a lieu dans la capitale Thimphou, petite agglomération en pleine mutation urbaine confrontée à l’accélération du développement qui a engendré l’ouverture de boîtes de nuit et de cafés Internet et qui attire de plus en plus les jeunes des provinces reculées. Plusieurs districts ont, en 1999, interdit aux commerçants la distribution de sacs en plastique.
Joyau du bouddhisme, le Bhoutan est la seule nation à avoir pour religion d’Etat le Vajrayana (« Véhicule de diamant »). Communément nommée tantrisme, car les enseignements sont consignés dans des textes appelés tantra, cette branche ésotérique du Mahayana (« Grand Véhicule ») considère que tout est fondamentalement pur et que l’état d’être ordinaire n’est que la non-réalisation de cette pureté. La société bhoutanaise est fortement imprégnée de la doctrine bouddhique introduite, sous l’influence de la culture tibétaine, à partir du VIIIe siècle. Ses principes dictent la vie quotidienne.
Pour des motifs religieux, la plupart des sommets bhoutanais demeurent vierges. Il ne faut pas déranger les divinités qui y résident. Selon les fidèles à l’enseignement de l’Eveillé, qui ici suivent encore des pratiques chamaniques, la nature ne se réduit pas à une ressource à exploiter. Elle constitue le lien avec le cosmos. L’enseignement bouddhique insiste sur l’interdépendance des phénomènes et les mahayanistes sur la compassion pour tous les êtres sensibles. Toute manifestation du vivant est digne d’intérêt. L’homme fait partie intégrante du monde, qu’il soit minéral, végétal ou animal et doit contribuer à son harmonie.
Le mot « nature » renvoie dans les sagesses asiatiques à l’essence, à l’origine, à la matrice. Il résonne tel un écho à la « divine matière », chère au non-dogmatique jésuite, le père Pierre Teilhard de Chardin, qui formalisait une vision globale du monde à l’instar du Californien Gary Snyder, poète bouddhiste de la beat generation, militant éclairé du « karma écologique de la planète ». Gardées par des « chevaux du vent », bannières sacrées de prières bouddhiques, les paisibles et fertiles vallées du Bhoutan, séparées par des cols flirtant avec les cieux, exaltent la véracité d’un adage bouddhique : « Il n’y a pas de chemin vers le bonheur, le bonheur est le chemin. »