Il est des signes qui ont leur importance. En acceptant, dès son élection, la charge de chanoine honoraire de la basilique de Saint-Jean-de-Latran, Nicolas Sarkozy ne pouvait ignorer que cette dignité avait jadis été conférée à Henri IV, pour signifier la soumission de la France et de son souverain au Pontife romain. Dès lors, nul ne saurait s’étonner que tant d’actes et de discours du président aient, en moins d’une année, révélé la volonté de reconfessionnaliser, dans tous les domaines, l’espace public hexagonal.
Récapitulons, au risque de l’accéléré… À Rome, le 20 décembre dernier, en présence du pape et comme pour renouer le lien qui fit longtemps de ce pays la « Fille aînée de l’Église », le nouvel hôte de l’Élysée aura pêle-mêle invoqué les mannes du Clovis ayant prétendument permis le « baptême chrétien de la France », Vincent-de-Paul, Charles de Foucauld, Bernadette-de-Lourdes, Thérèse-de-Lisieux, etc. Passons sur les inexactitudes d’un récit tenant plutôt de l’allégorie. Et retenons surtout, comme révélateur d’une intention, la convocation de la mémoire de Louis IX, dit Saint-Louis, qui s’illustra dans la persécution des hérétiques et des Juifs (jusqu’à faire porter à ces derniers un signe jaune infâmant, la rouelle), ou de Bernard-de-Clairvaux, le grand prédicateur de la seconde Croisade de 1147.
Retour du religieux
Ce retour à prétention historique avait pour vocation de justifier l’approbation, par le premier personnage de l’État, de la dernière encyclique pontificale, au nom du fait que « le fait spirituel, c’est la tendance naturelle de tous les Hommes à rechercher une transcendance. Le fait religieux, c’est la réponse des religieux à cette aspiration fondamentale qui existe depuis que l’Homme a conscience de sa destinée ». Quelques jours plus tard, le 14 janvier, à Riyad, devant les princes wahhabites avec lesquels il alla jusqu’à se reconnaître « un idéal commun » (rien que cela !), le même se découvrait les accents du prêcheur intégriste : « Dieu transcendant qui est dans la pensée et dans le cœur de chaque Homme. Dieu qui n’asservit pas l’Homme, mais qui le libère. »
Notre Saint-Nicolas-de-Bling-Bling n’en était pas à ses débuts en la matière. En 2001, dans Libre, il disait déjà souhaiter « une laïcité moderne, enfin débarrassée des relents de sectarisme hérités de l’histoire tumultueuse des relations entre l’État et les religions » [1]. Trois ans plus tard, à l’Express, il déclarait : « La religion, c’est la vie. La politique, c’est la vie. Votre différence entre espace public et espace privé est très théorique. […] Les États-Unis sont une démocratie et cette démocratie n’est pas remise en cause parce que Bush ou Kerry sont croyants et prêtent serment sur la Bible. » [2] Tout cela annonçait la lecture très cléricale de la loi instituant la laïcité en France, telle que nous la livre l’homélie de Latran : « En 1905, la loi de séparation des Églises et de l’État fut un événement douloureux pour l’Église de France. » D’une seule phrase, par un fort habile retournement rhétorique, l’insupportable intolérance longtemps caractéristique de la hiérarchie catholique se trouvait niée, ses sectateurs endossant du même coup les habits de victimes…
Ne nous y trompons pas, cette résurgence du religieux ne procède pas uniquement du retour du refoulé dans le discours d’une droite qui n’accepta jamais le compromis auquel il lui fallut consentir, à l’aube du siècle dernier, au terme d’une âpre bataille dont le mouvement ouvrier de l’époque fut l’un des protagonistes les plus actifs [3]. Certes, le principe en vertu duquel la raison des citoyens, fondée sur l’héritage des Lumières, ne peut s’imposer que par l’indifférence à l’endroit des religieux si elle veut concourir à la recherche de l’intérêt général, aura fait l’objet d’incessantes remises en cause depuis 1905. Mais la démarche présidentielle renvoie, plus profondément, à une double dimension, utilitaire et idéologique.
Nouveau rempart moral
Sarkozy considère d’abord qu’en une époque où le capitalisme libéral disloque tout ce qu’il subsiste de l’État social, c’est aux différentes confessions qu’il revient d’assumer l’encadrement moral de la société. Suivant ainsi les traces d’un Maurras, qui voyait déjà en l’Église catholique un rempart contre la débauche et l’individualisme, le futur président écrivait, en 2005 : « Partout en France, et dans les banlieues plus encore qui concentrent toutes les désespérances, il est bien préférable que des jeunes puissent espérer spirituellement plutôt que d’avoir dans la tête, comme seule “religion”, celle de la violence, de la drogue ou de l’argent. […] Je pense que les religieux […] sont un élément civilisateur… » [4]
La civilisation, nous y voilà ! Ici, l’approche rejoint une adhésion, à plusieurs reprises réitérée depuis [5], à la thèse des néoconservateurs d’outre-Atlantique, qui conclue à un « choc des civilisations » à l’échelle planétaire [6]. À Riyad, le chef de l’État en a d’ailleurs repris tous les poncifs. À l’en croire, le fait religieux serait la bonne grille de lecture de l’histoire du monde : les lignes de fractures présentes entre civilisations s’enracinant dans les croyances, les religions deviendraient aujourd’hui le vecteur par lequel peut surgir une nouvelle stabilité internationale ; et, les Lumières ayant été à la source des tragédies du siècle écoulé, ce serait à leur coalition « de combattre ensemble contre le recul des valeurs morales et spirituelles, contre le matérialisme, contre les excès de l’individualisme ».
D’où il découle, naturellement, que l’héritage laïque – si symbolique en France, du fait des combats dont la mémoire collective porte encore la trace – s’avère un verrou à faire sauter par tous les moyens. Nicolas Sarkozy va, sur ce point, jusqu’à emprunter sans réserves les thématiques des encycliques papales du moment. Telle la notion de « laïcité positive », encore reprise à Latran pour vitupérer un laïcisme prétendument sectaire, et que l’on retrouve systématiquement dans les allocutions de Benoît XVI, à l’image de celle-ci : « La “saine laïcité” implique que l’État ne considère pas la religion comme un simple sentiment individuel, qui pourrait être limité au seul domaine privé. Au contraire, la religion, étant également organisée en structures visibles, comme cela a lieu pour l’Église, doit être reconnue comme présence communautaire publique. » [7]
La boucle est bouclée. Sarkozy n’avait plus qu’à charger sa ministre de l’Intérieur de réfléchir au « toilettage » de la loi de 1905. Elle n’aura pas à travailler trop longtemps. Le rapport Machelon, que le futur président avait commandité lorsqu’il siégeait place Beauvau, comprend toutes sortes de préconisations pour vider de contenu l’article 2 de cette dernière, celui qui stipule que « la République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte ». L’une d’elle propose par exemple d’autoriser les communes et leurs groupements à subventionner directement les lieux de culte, sans plafonnement d’aucune sorte… Pas de doute, une nouvelle bataille laïque sera au cœur des confrontations à venir avec le sarkozysme.