KANGDING (SICHUAN) ENVOYÉ SPÉCIAL
Dans le centre de Kangding, chef-lieu d’une préfecture autonome tibétaine du Sichuan, le petit restaurant de M. Li, avec sa télévision allumée, le volume à fond, sa cuisine enfumée et son carrelage encombré, est grand ouvert sur la rue, à quelques pas de la petite lamaserie d’Anjue. Li, la quarantaine, est chinois han et vient de Kunming, à 700 km plus au sud, dans le Yunnan. Il a d’abord travaillé à Kangding comme cuisinier, y a épousé une Tibétaine puis a monté son affaire. Son employée, une femme d’une cinquantaine d’années, est originaire des plaines du Sichuan.
Elle est là depuis un an, venue dit-elle, parce qu’elle avait « une connaissance ». Li a-t-il jamais franchi le « guanwai », littéralement « la barrière avec l’extérieur », c’est-à-dire, ici, le col qui, après Kangding, sépare cet ancien comptoir de la route du thé et des chevaux des plateaux et du monde tibétains, à près de 3 000 mètres d’altitude ? La question le déconcerte. « Bien sûr que non, pour quoi faire ? » Plus loin, deux commerçants qui vendent des équipements de montagne sont originaires de la province méridionale du Guangdong, d’où ils font venir leurs marchandises. Ailleurs, des ouvriers disent venir du Henan, au nord.
Travailleurs besogneux ou entrepreneurs fébriles, sans doute ces Chinois han auraient-ils pu atterrir ailleurs en Chine : s’ils se retrouvent aux portes de l’ancien Kham tibétain, c’est par effet de capillarité, une connexion ici, une opportunité là, poussés vers ce grand Ouest qu’on transforme à coup de travaux d’infrastructures, sans aucune minute à perdre désormais que la roue de la fortune semble, en Chine, lancée pour ne plus s’arrêter.
Dans ces rues de Kangding que descend régulièrement tout un régiment de la Police armée du peuple (PAP) marchant au pas, où tout le monde se surveille d’un air soupçonneux, où les rares étrangers sont emmenés au poste, certains commencent à s’inquiéter de l’impact sur le tourisme, espèrent que le calme reviendra « après les Jeux olympiques ». Sinon, « on repartira ».
Les Tibétains, entend-on souvent, leur semblent « rudes ». Les relations ethniques, la religion, la politique sont des sujets qui déclenchent soit des poncifs de la propagande communiste, soit des réponses évasives chez les Han. Ce terrain est en Chine trop mouvant, tant il fait remonter à la surface de conflits passés, de violence et d’aberrations. On préfère ne pas en parler, et sans doute, ne pas y penser.
Les doléances des Tibétains ne pèsent donc pas lourd face à ce qui est perçu comme une double agression. Celle d’un régime qui emploie des méthodes de contrôle digne des pires heures du maoïsme et celle d’une machine économique aveugle.
« Les Chinois n’ont pas compris comment il fallait s’y prendre avec les Tibétains. Ils parlent sans arrêt d’économie, de développement. Les Tibétains ont besoin aussi d’un espace spirituel, et ce n’est pas respecté », dit D., la trentaine, animateur d’une association impliquée dans des projets de lutte contre la pauvreté et de soutien à la culture tibétaine.
« Sans arrêt, de nouveaux Han arrivent, que ce soit sur des projets de construction, pour ouvrir une affaire ou se marier avec une Tibétaine, dit-il. Les Han qui viennent travailler par ici ont déjà l’expérience du développement industriel dans leur région d’origine, c’est plus facile pour eux. Les Tibétains ont peu de compétences. » A ses yeux, la vague d’immigration han est aussi mal ressentie au Kham que dans la Région autonome du Tibet.
Trois jeunes Tibétains qui déambulent, l’air crâne, dans les rues de Kangding, nous confient, dans un salon de thé, leur amertume. Ils sont originaires du district de Dawu, au nord-ouest de Kangding. « Le développement dont parle le gouvernement chinois, ici, où est-il ? Kangding n’a même pas la taille d’un quartier de Shenzhen. On a des routes et des ponts, mais ce sont des Han qui les construisent et gagnent de l’argent avec », dit l’un deux, Zhaxi San, 23 ans.
Diplômé de l’université de Khamba, à Kangding, il a constaté que son diplôme d’études chinoises et tibétaines n’avait pas beaucoup de valeur aux yeux de ses employeurs han. Il a passé les deux dernières années à parcourir la Chine, de boulot en boulot : portier dans un hôtel à Shanghaï et contremaître dans une usine d’électronique à Shenzhen, où il a été pris en grippe par un groupe d’ouvriers de Chengdu (Sichuan). « En Chine, les gens considèrent toujours qu’on est un peu des sauvages : ils nous appellent les »Yaks« . Il y a sans arrêt de la discrimination », nous confie-t-il.
Jiangcuo Rongbu, 24 ans, vit de petits boulots liés au tourisme et de petit commerce. Sa famille possède une grande maison et cultive des terres. « De la terre au ciel, tout, ici, est fabriqué par les Han. Les Tibétains ne peuvent même pas fabriquer une théière, encore moins des armes », médite-t-il.
Le troisième, Zhaxi Dawa, déplore ne pas pouvoir faire confiance aux Chinois dans les affaires. On comprendra assez vite qu’ils vivent aussi de petites combines : après une soirée passée ensemble, ils se disent prêts à essayer de franchir discrètement le check-point qui bloque les étrangers à la sortie de Kangding. Ils demandent une avance... mais ne viendront jamais au rendez-vous le lendemain matin.