AU POÈTE QUI RÉCITE AVEC SES PIEDS
Amarade Serge,
Il en a fallu, des histoires et de l’histoire, pour que nos adolescences jadis se croisent à l’ombre du palmier des Jacobins. Un catalan naufragé de la guerre civile, échoué sur les rives de la Garonne et un sefarad mâtiné de vieux communard. Cette rencontre poétique était aussi improbable que celle, fameuse, entre le parapluie et la machine à coudre sur leur table d’opération.
À Toulouse, les vétérans de l’Èbre ou de la défense de Madrid se retrouvaient le dimanche à la Bourse du travail. Inlassablement ils tisonnaient les possibles perdus et transformaient les défaites en épopées. Et ils espéraient encore, obstinément, relancer les dés de l’histoire pour une revanche et une belle.
Une de mes premières manifs fut contre l’exécution de Julian Grimau par le régime franquiste. Elle s’est achevée en bataille rangée, hampes d’étendards brisées contre matraques et pèlerines plombées. Les drapeaux étaient ceux de la République.
L’ombre de Francisco Sabathé hantait encore les arcades du Capitole.
Nous sortions les poings serrés et les yeux rougis des projections de Mourir à Madrid.
Et Gatti jouait La Passion du général Franco.
Nous galopions au rythme de la guitare de Paco Ibáñez. Nous rêvions, nous aussi, de « les » ensevelir dans la mer et d’entrer un jour à Grenade.
Notre guerre n’était pas finie. Aussi longtemps que nous garderions au cœur cette colère rouge et noire, entretenue par le sentiment que le siècle s’était, pour une large part, joué derrière la frontière des Pyrénées verrouillée par la « non-intervention ».
C’est là, sans doute, que nous avons, par des sentiers buissonniers, couvé ce communisme libertaire qui nous a réunis. Nous sommes nés à la politique de cette victorieuse défaite, de la fidélité envers ceux qui refusèrent de céder à la force stupide des choses.
Amarade Serge,
Il y a quelques années, tu m’as proposé un échange écrit sur la poésie et la révolution, la révolution poétique et la poésie révolutionnaire. Nous l’avons amorcé. Puis, les priorités, les urgences, les sollicitations… Notre dialogue est resté suspendu.
Dans l’interpellation que tu m’adressais pour engager ce dialogue en jachère, tu exigeais que l’on soit « intraitable envers les parvenus de la révolution comme avec ceux de l’art ». Et tu citais Maïakovski : « Je dévorerai la bureaucratie comme un loup ». Bureaucratie et poésie ne font pas bon ménage, il est vrai, bien que cette canaille d’Aragon…
La poésie débusque les singularités, les dissonances, les dissidences. La bureaucratie n’est que le corporatisme de l’universel abstrait. On peut s’en méfier. Mais on n’y échappe pas. Il y a les fatigues, les routines, les dangers professionnels du pouvoir. La bureaucratie, c’est le triomphe de l’écriture fonctionnaire, de la prose judiciaire et administrative, de même que le journalisme réduit le texte, disait déjà Mallarmé, à la maculature.
Il s’agit bien de cela : d’arracher la langue au conformisme qui la menace, d’organiser la conspiration du verbe contre la pétrification de la parole, de faire valoir toujours les droits du possible contre l’autorité du fait accompli.
Amarade Serge,
Ta poésie est radicalement matérielle, passionnément charnelle.
Les mots jaillissent de tes tomates écrasées comme d’une blessure qui ne cicatrisera jamais. Ils s’écoulent de l’éponge pressée au-dessus d’un seau d’étain. Et tes bâtons sondent le sol d’où peut surgir soudain un son intempestif.
Tu invoquais le caractère pulsionnel du poème. Ta poésie est toute de rythmes et de tambourins. Le rythme est irréductible à la pulsion. Il la module et lui donne forme. Tu « bois aux sources du langage », d’une inextinguible soif, de tout ton corps. Tu es charnellement engagé, des pieds à la langue, dans l’étrange épaisseur du monde. Car la poésie, la tienne, est toute païenne, insurgée contre le sacrifice de la chair et du corps au salut improbable de l’âme.
Je connais les vertus mélancoliques de la forme. Elle renforce souvent plus qu’elle ne bride. En apparence, tu es aux antipodes de l’ascétisme des règles, dans le débordement de vie, dans l’exubérance des mots, dans le récitatif de l’incantation et de l’imprécation. Tes textes sont écrits pour être dits, gueulés, martelés. C’est, dis -tu, une poésie de « l’oralité extrême », car l’oralité, dis-tu encore, est « plaisir du texte qui se fait corps ». Le bâton est l’écriture qui lui convient. Ces bâtons, tes bâtons magnifiques, couverts de signes serrés et sacrés, comme les rouleaux de la mer morte, ces bâtons de prophètes en marche à travers les déserts, qui sondent les mystères du silence.
Ce bâton peut être celui de Moïse. Il peut aussi devenir celui de Guignol, de Molière, du père Ubu, le bâton prosaïque et moqueur qui se joue du gendarme. Celui qui frappe les trois coups et fait jaillir du sol une source, une flamme, une gerbe de mots, une pyrotechnie de fusées multicolores. De quoi faire des fagots de poèmes pour un grand feu de joie blasphématoire.
Amarade Serge,
Tu clames que la poésie, comme la danse, ne va nulle part. Elle n’a ni programme, ni destination arrêtée. Elle jaillit du présent. Ce qui est bien autre chose que le culte fétichiste de l’art pour l’art, ou que la quête, assez vaine, d’une poésie pure. Car il y a une sorte d’attraction mutuelle, d’affinité ou de connivence, entre le temps poétique et celui de l’action subversive. Ils ont en commun une ouverture à l’événement. Si poésie et révolution ne relèvent pas de la même durée, elles ont néanmoins en partage la capacité d’étonnement devant un monde toujours inattendu.
En politique, on peut exproprier les expropriateurs par un coup de force ou par une loi. On peut décider d’un assaut ou d’une insurrection, saisir par les cheveux le moment propice de l’action. Mais on n’abolira jamais par décret le complexe d’Œdipe : la politique agit dans l’immédiat ou le moyen terme. La poésie tâtonne dans la lente obscurité des temps.
« Toute liberté en art », donc. Non par concession à l’esprit libéral de l’époque, mais parce qu’il est toujours nécessaire d’en appeler au possible contre le réel, au devenir contre le devenu. Le virtuel n’est pas moins réel que la réalité appauvrie qu’on nous impose comme « seconde nature ».
Tu évoques les affinités électives entre le poète et le prophète. Dans un cas comme dans l’autre, l’œil voit loin, derrière l’horizon du visible. La poésie est une prophétie profane, à condition de ne pas confondre le prophète, celui qui donne l’alerte et sonne le réveil, celui qui appelle à conjurer la catastrophe quand il est encore temps, avec le devin qui annonce un fatum inéluctable.
Amarade Serge,
Souvent, tu reviens sur l’importance, pour toi, de la langue et de l’oralité. Tu t’acharnes à redonner chair au verbe, ou, comme chez Rabelais, à réchauffer les mots gelés pour délivrer leur chatoiement du grand silence glaciaire.
Tu définis la poésie comme un trou, comme la tentative de la langue de s’échapper de la langue, ou comme « une langue coupée qui ressuscite la langue ». Ce trou dans la langue, cet arrondi de la bouche, c’est ce qui importe. Mandelstam disait que l’important, dans le pain couronne, c’est précisément le trou.
C’est une (très) vieille histoire. Moïse, dit-on, était bègue. Il avait la « langue nouée ». C’est pour la dénouer, sans doute, qu’il est devenu prophète. Qui, découvrant en lui-même, ce pouvoir de la parole libérée, n’a éprouvé l’envie de lui lâcher la bride et de laisser le verbe aller et bondir aller et bondir à sa guise ?
Amarade Serge,
Dans notre échange interrompu (à peine ébauché), tu te réclamais du « camp de l’amour ».
Tu sais bien, pourtant, que, l’amour n’a pas de camp. Il est nomade.
Il traverse murailles et frontières.
Les montagnes et les océans.
« Nous ne sommes rien », dit le chant qui nous est cher.
Faut-il pour autant « devenir tout » ?
Tout, c’est beaucoup trop. Quelqu’un suffirait. Un rien qui ne serait pas rien. Il suffirait pour cela que les « sans », les sans nom, sans terre, sans papier, sans droit, sans toit, sans part, se rassemblent et se mettent en commune. Tous ces sans-rien, ce n’est pas rien, c’est même quelque chose. Qui palpite dans tes mots écorchés.
Car tes mots sont vivants. Ils saignent. Ils souffrent. Ils jouissent. Dans ce siècle obscur, tu n’es pas un poète d’inanité sonore et de bon goût, mais un poète de pleine terre, de plein soleil, et de plein vent. En bleu de chauffe. Un sorcier dont le poème contribue à désenvoûter un monde soumis aux fétiches de la marchandise.
Hasta siempre,
Amarade Serge
Daniel Bensaïd