Ne pas compromettre le présent, ne pas injurier l’avenir, ne pas réveiller la colère du Dragon... Les entreprises françaises implantées en Chine - visées depuis quelques jours par de nombreux appels au boycottage - jouent la prudence et refusent de s’immiscer dans l’affaire tibétaine. Les autorités comme la population chinoises n’ont pas apprécié le parcours chaotique de la flamme olympique à Paris. Elles n’ont pas aimé davantage la décision du président de la République, Nicolas Sarkozy, d’éventuellement lier sa présence à la cérémonie d’ouverture des Jeux de Pékin, prévus en août, à un dialogue entre les autorités et le dalaï-lama. Le bruit court même sur la Toile chinoise que des sociétés françaises, notamment le groupe de luxe LVMH, apporteraient un soutien au chef spirituel des Tibétains - une rumeur catégoriquement démentie par les entreprises visées.
Les dirigeants des grands groupes doivent tenir compte de cette nouvelle donne politique sans compromettre leurs intérêts. Christophe de Margerie, le directeur général de Total (près de 4 000 salariés en Chine), a été le plus ferme. « Ce que les Chinois font au Tibet me choque », a-t-il déclaré à Libération, ajoutant : « Mais ce qu’on dit sur la Chine me choque aussi. C’est important de pouvoir dire »oui, la démocratie est nécessaire« , mais cette transition nécessite du temps. » Il n’a aucune honte à affirmer que c’est lui qui est allé chercher le fonds public chinois qui vient de prendre environ 1,5 % du capital de Total.
Suez a de grandes ambitions dans les mégapoles chinoises : eau, assainissement, gestion des déchets, services à l’énergie... Son PDG, Gérard Mestrallet, invite à « faire attention à bien distinguer le message envoyé aux politiques et à ne pas froisser le milliard de Chinois ». La Chine « nous offre de très belles opportunités, confie-t-il. Nous sommes des amis de la Chine, et nous souhaitons le rester ». Les entreprises en contact avec les consommateurs sont-elles plus exposées au french bashing (« casser du Français ») ? « Les conséquences pour notre groupe sont très limitées. Elles seraient beaucoup plus importantes, j’imagine, si nous traitions des contrats publics », répond Bernard Arnault, PDG de LVMH (4 000 salariés en Chine), dans un entretien au Figaro du jeudi 17 avril. « Boycotter une partie des Jeux olympiques n’est pas une solution », juge-t-il. Bertrand Michaud, directeur général Asie-Pacifique d’Hermès, affirme ne pas être inquiet : « A l’aune de la masse asiatique, et en particulier chinoise, ce type d’initiative risque fort d’être dilué. »
A Hongkong, principale plate-forme de vente des produits de luxe français aux Chinois, les spécialistes ne croient guère à un vaste mouvement de boycottage des touristes ou hommes d’affaires chinois de passage. Les appels en ce sens ont, selon eux, recueilli peu d’échos chez les acheteurs de sacs Vuitton ou de carrés Hermès.
Carrefour reste le groupe le plus visé par les appels au boycottage, même si les internautes sont partagés. Des blogueurs s’élèvent contre les relents de fanatisme entourant ces appels, d’autres mettent en avant le fait que les produits vendus par Carrefour sont chinois, comme la majorité du personnel. He Yuangang, un photojournaliste renommé en Chine, est de ceux-là : « Je suis opposé au boycottage de Carrefour. Car derrière les dizaines de milliers de produits qu’on trouve sur ses rayons, il y a plusieurs millions de travailleurs chinois. Si ce boycottage fonctionne, la Chine sera la première à faire l’expérience du chaos. »
Les « anti-Carrefour » se sont trouvé une égérie, une internaute qui se fait appeler Kitty Shelley et qui est allée se planter le 13 avril devant un hypermarché Carrefour munie de pancartes où l’on pouvait lire, en français : « Le Tibet était, est, sera toujours une partie de la Chine. » Ou encore, en anglais cette fois, au-dessus de photos de « l’agression » de l’athlète handicapée Jin Jing porteuse de la flamme à Paris : « Voici les soi-disant droits de l’homme en France. »
PRODUITS SINISÉS
« Surprise » par la rapidité et la violence des attaques, l’enseigne française a répliqué dans la presse chinoise que les accusations de soutien aux organisations politiques illégales ont été « fabriquées ». Sur son site, elle souligne que « Carrefour n’a rien fait, et ne fera rien, pour heurter les sentiments du peuple chinois ». En fait, l’offensive anti-Carrefour cible LVMH, dont le boycottage avait été jugé trop aléatoire par les internautes chinois. Des messages donnent toutefois la liste des marques du groupe.
L’ambassadeur de France à Pékin a dû lancer une contre-offensive dans les médias chinois. Jeudi 17 avril, sur le site du Global Times (affilié au Quotidien du peuple), le plus agressif dans la campagne anti-française, Hervé Ladsous a invité les consommateurs à ne pas juger les Français « anti-chinois » et il a condamné les attaques dont l’athlète Jin Jing a été la cible.
Enseignes grand public, marques de luxe et groupes industriels recourent à la main-d’œuvre locale, ce qui refrène l’enthousiasme pour le boycottage. Les produits eux-mêmes, fussent-ils de marque étrangère, sont assimilés et... sinisés. « Les forces économiques sont plus puissantes que les débats politiques, note Jim Hemmerling, directeur général au Boston Consulting Group. Les Chinois sont plus rationnels que nationaux. Ils sont pragmatiques. Les marques étrangères sont considérées comme chinoises quand elles ont été bien introduites sur le marché. »
« En Chine, nos entreprises sont chinoises », confirment plusieurs grands industriels, qui ont créé des coentreprises avec des partenaires chinois (EDF, Areva, Alstom, Suez...). Elles semblent à l’abri des mesures de rétorsion chinoises. « Nous sommes sur des grands projets, stratégiques et de long terme. Nous ne sommes pas particulièrement inquiets », assure un porte-parole d’Areva, qui a signé un contrat de 8 milliards de dollars fin 2007. De retour d’un récent voyage en Chine, Patrick Kron, PDG d’Alstom, n’a pas ressenti de lourdes menaces. « Business as usual », résume un porte-parole du groupe.
Chez EDF, il est exclu de compromettre un partenariat de plus de vingt ans avec la CGNPC, l’un des plus grands électriciens chinois. D’autant que l’entreprise est l’un des sponsors officiels de Londres 2012 et compte parmi ses salariés des athlètes devant participer aux JO de Pékin !