- Don’t forget 68 !
- Le Dossier
- 1. Dernière phase des « (…)
- 2. Des mutations sociologiques
- 3. Ouvriers déracinés et (…)
- 4. « Nouvelle classe ouvrière
- 5. Baby boom et nouvelle (…)
- 6. Révolution sexuelle
- 7. Explosion numérique de (…)
- Mai 68 à Neuchâtel, les (…)
- 9. Une décolonisation inachevé
- 10. « Le ventre est encore (…)
- 11. Restrictions de l’exercice
- 12. Ségrégation raciale (…)
- 13. Discrimination des travail
- 14. Femmes, oppression et (…)
- 15. Un nouveau cycle de (…)
- 16. Critique de l’aliénation
- 17. Critique de l’ordre établi
- 18. Un autre socialisme (…)
- Du Fantoche à la Révolution
- A Lire pour... Mieux comprendr
Edito
Don’t forget 68 !
Dans un entretien recueilli en février 2007 par un étudiant de l’Université de Lausanne, le sociologue valaisan Bernard Crettaz notait au détour d’une phrase : « Nous vivons un moment extraordinaire de haine de Mai 68 »… Quelques semaines plus tard, le 30 mars, Nicolas Sarkozy prononçait son fameux discours électoral de Bercy, où il lançait, bravache, pour conclure une longue série d’imprécations contre les héritiers de Mai : « Je veux tourner la page de mai 68 ». A son corps défendant, en tentant de réconcilier la droite française avec son passé vichyste, de fusionner néolibéralisme et néo-conservatisme, le chef de l’UMP allait cependant contribuer à donner au quarantième anniversaire de Mai un sens politique tout particulier.
En Suisse aussi, Christoph Blocher et ses émules, comme bien d’autres partisans de l’ordre, de droite comme de gauche, conjurent l’opinion de tourner le dos aux sirènes de 68. Pour lutter modestement contre une telle injonction d’amnésie, nous avons décidé de consacrer un numéro spécial de solidaritéS aux années 68, ici et ailleurs.
Ce dossier est composé de dix-huit tableaux pour comprendre les années 68, complétés par des éclairages plus exigeants sur des développements locaux. Nous partons de la fin des Trente Glorieuses et des mutations sociologiques et culturelles qui l’accompagnent, autant dans le monde du travail et de la formation, que dans la jeunesse plus en général. Nous revenons ensuite sur les promesses trahies des indépendances et de la décolonisation, avec la guerre du Vietnam et le néocolonialisme triomphant. Sur celles aussi de la Libération, avec le maintien de régimes fascistes en Europe, mais aussi de juridictions d’exception et d’abus policiers dans les démocraties, de même que de lourdes discriminations à l’égard des immigrés et des femmes, comme des Noirs aux Etats-Unis. Enfin, nous concluons ce tour d’horizon par l’évocation des acteurs du mouvement et de leurs aspirations : l’insubordination ouvrière, bien sûr, comme la critique de l’aliénation du travail (et de la consommation), de la destruction du cadre de vie, mais aussi de l’ordre établi et de tous les pouvoirs qu’il dresse contre l’auto-émancipation humaine, y compris ceux qui se revendiquaient du « socialisme réel »… Chacun de ces tableaux est accompagné de citations de nombreux militant-e-s de l’époque, dont nous avons gardé l’anonymat, tant ils-elles témoigent d’un état d’esprit partagé. [1]
Le 3 avril dernier, Nicolas Sarkozy a reçu Daniel Cohn-Bendit à l’Elysée. Ce dernier lui a offert un exemplaire dédicacé de son dernier livre d’entretiens, Forget 68 (L’Aube, avril 2008), qu’ils se sont engagés à discuter ensemble de façon approfondie… « Comment voulez-vous réintégrer une révolte existentielle dans un discours politique ? Voilà bien un héritage impossible ! », défend l’ancien militant étudiant. « Pauvre type ! », lui aurait répondu Monsieur Dé, interprété par François Simon dans Charles mort ou vif (1969), le film emblématique d’Alain Tanner, avant d’ajouter : « Rien ne s’arrangera jamais tant que tu ne seras pas capable de voir le présent avec les yeux de l’avenir. Sans cela tu patauges dans la merde. Tout ce que tu pourras faire ne vaudra pas un pet de lapin tant que tu n’auras pas compris cela : il faut partir d’une exigence absolue, même si elle peut paraître lointaine à première vue, et te dire : je ramène tout à cette exigence… et à partir d’elle, je regarde ce qui est possible, non pas rafistoler les bouts de ficelle à la petite semaine pour accommoder le sordide présent comme n’importe quel politicien centre-gauche ».
Jean Batou
1. Pendant trois ans, en 1998-1999, 1999-2000 et 2006-2007, une centaine d’étudiant-e-s de l’Université de Lausanne ont consacré un séminaire d’histoire orale à recueillir et à discuter les témoignages d’acteurs et de témoins des événements de 68 en Suisse. Ces enregistrements ont été déposés aux Archives de la Ville de Lausanne. Les citations reprises dans ce dossier sont extraites de cette documentation.
Le Dossier
Les années 68 marquent un cycle de protestation sociale, porté principalement par la jeunesse, qui a touché les cinq continents et de nombreux pays, avec une intensité inégale, pendant une décennie environ, de 1964-65 (Naissance du Free Speech Movement, à l’Université de Berkeley) à 1974-75 (effondrement des dictatures de l’Europe du Sud). Il représente indiscutablement une période de ruptures. Mais quel est son véritable sens et comment peut-on rendre compte de sa saisissante convergence planétaire ? En première approximation, il est sans doute possible d’identifier un certain nombre de facteurs unificateurs, au moins pour les pays industriels avancés. Ceux-ci s’expriment bien évidemment de façon inégale selon le pays envisagé. Nous allons tenter d’en donner une vision synthétique en dix-huit tableaux.
Sommaire
1. Dernière phase des « Trente Glorieuses »
2. Des mutations sociologiques profondes
3. Ouvriers déracinés et révoltés
4. « Nouvelle classe ouvrière » et cols blancs
5. Baby boom et nouvelle génération
Ecrivains non-conformistes, précurseurs de 68
Voir : Ecrivains non-conformistes, précurseurs de 68
6. Révolution sexuelle
7. Explosion numérique de l’enseignement supérieur
Mai 68 à Neuchâtel, les étudiant-e-s se rebiffent
8. Contre la guerre du Vietnam
Voir : Contre la guerre du Vietnam
Mobilisations contre la guerre du Vietnam en Suisse au cœur des mouvements...
Diplomatie et économie suisse durant la guerre du Vietnam...
9. Une décolonisation inachevée
10. « Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde »
11. Restrictions de l’exercice des droits fondamentaux
12. Ségrégation raciale aux Etats-Unis
13. Discrimination des travailleurs immigrés
14. Femmes, oppression et inégalités
15. Un nouveau cycle de luttes ouvrières
16. Critique de l’aliénation et de la destruction du cadre de vie
17. Critique de l’ordre établi
18. Un autre socialisme est possible
Du Fantoche à la Révolution des Œillets
A lire pour... comprendre 68
1. Dernière phase des « Trente Glorieuses »
Pour les pays industrialisés au moins, la période 1965-1975 représente la dernière phase des « Trente Glorieuses ». Entre 1950 et 1973, le taux de croissance du PIB est de 3,9% par an aux Etats-Unis, contre 4,8% en Europe Occidentale et 9,3% au Japon. Partie d’un niveau très supérieur à celui de ses voisins, au lendemain de la Seconde guerre mondiale, la Suisse connaît aussi une croissance très soutenue (4,5% par an en moyenne), qui lui permet de dépasser les Etats-Unis dans le courant des années 60 (à parité de pouvoir d’achat).
Dès le milieu des années 60, la conjoncture économique occidentale est cependant marquée par certains accidents de parcours, il est vrai encore isolés (récession de 1964 en Italie, de 1966-67 en Allemagne). En Suisse, même si les années 60 sont marquées par des taux de croissance exceptionnellement élevés (4,8% par an en moyenne), la période 1964-1968 accuse aussi un tassement sensible de la conjoncture.
Dans l’ensemble des pays industrialisés, les salaires progressent plus lentement que la productivité et les travailleurs sont amenés à durcir leurs mouvements revendicatifs pour arracher de nouvelles concessions (la question des cadences est au centre de nombreux conflits).
Ces tensions sociales croissantes justifient les efforts des pouvoirs publics pour encourager la « concertation », la « programmation sociale » et la « politique des revenus ». En France et en Angleterre, les premières mesures déflationnistes provoquent une toute première élévation du nombre de chômeurs (un demi-million en France et en Angleterre).
En Suisse, dès 1964, ces mêmes tensions vont se traduire par une pression croissante en faveur de la préférence nationale sur le marché du travail, qui implique un contingentement de la main-d’œuvre étrangère.
2. Des mutations sociologiques profondes
Dans les pays industrialisés, cette période se signale par une régression massive de la paysannerie et une explosion du secteur des services. Elle reste pourtant dominée par le poids de la classe ouvrière industrielle, dont les effectifs progressent encore sensiblement dans des pays comme la France, l’Allemagne, l’Italie ou le Japon (22 000 ouvriers embauchés par FIAT dans la seule année 1968 !). Il en va de même en Suisse, au moins jusqu’au début des années 60.
Les « Trente Glorieuses » se signalent par une hausse continue des salaires réels ; en réalité, les statistiques disponibles montrent qu’ils partent d’un niveau relativement bas et que leur rythme de croissance est freiné par des réserves de travail quasiment illimitées, au moins jusqu’au début, voire au milieu des années 60, en particulier en Europe et au Japon.
En Suisse, ils doublent pratiquement entre 1945 et 1970, en dépit d’une vague d’immigration sans précédent, responsable à elle seule d’un accroissement de la population de l’ordre de 1% par an. En même temps, malgré des gains de productivité spectaculaires, la plupart des pays industrialisés connaissent une période durable de plein emploi - au début des années 60, l’Europe compte 1,5% de chômeurs, contre 1,3% au Japon. En Suisse, le chômage est alors pratiquement inexistant.
3. Ouvriers déracinés et révoltés
La croissance rapide du salariat dans les secteurs de la production et de la distribution se traduit d’abord par l’essor du travail non qualifié (l’ouvrier spécialisé ou O.S.), qui fait appel à l’exode rural, à l’immigration, ainsi qu’au salariat croissant des femmes (dans l’industrie, mais surtout dans le secteur tertiaire).
La figure de l’O.S., jeune, spontané, combatif, inventif et mal contrôlé par les syndicats, va faire florès dans un contexte marqué par les luttes de libération du tiers-monde. En France, l’année 1968 débute avec la grève sauvage des jeunes ouvriers de la SAVIEM à Caen, qui s’affrontent durement à la police. En Italie, les cortèges internes aux entreprises, les grèves sauvages et les « auto-limitations » de la production seront leurs modes d’action favoris.
En Suisse, la précarité des permis délivrés (saisonniers et annuels) et la surveillance tatillonne exercée par la police des étrangers vont faire office de coupe-feu afin de prévenir le développement de tendances analogues. En cela, ils bénéficieront de la collaboration plus ou moins directe d’un mouvement ouvrier profondément intégré à la politique de « concordance » et de paix du travail, qui maintient longtemps les immigrés aux marges de ses structures organisationnelles.
C’est ainsi qu’en 1955, une vingtaine d’ouvriers de la métallurgie, membres de la Fédération de langue italienne du Parti du travail, sont arrêtés et expulsés, avec l’aval de l’Union Syndicale Suisse. Dans le même sens, les autorités entretiennent la peur : en 1964, des manœuvres militaires sont organisées sur le thème : « Des travailleurs italiens ont fomenté des troubles : le régiment marche sur Berne pour rétablir l’ordre ».
La grève des saisonniers de la Murer à Genève (1970)
« Je vais vous parler d’une grève qui a eu un écho bien au-delà des frontières de Genève. C’est la grève des ouvriers du bâtiment de la Murer. Ce sont des saisonniers d’Espagne qui l’ont menée. Leur contrat de travail avait été signé en Espagne. Si mes souvenirs sont bons, il prévoyait une augmentation de salaire après un mois, puis une autre après deux mois de travail. Il y avait aussi d’autres choses dans ce contrat, mais les travailleurs se rendaient compte que les mois passaient et que tout ça n’était pas appliqué… Ils ont donc fait un premier débrayage d’une demi-journée. Alors, quel scandale !
Evidemment, c’était des gens qui ne connaissaient pas la langue, les conventions et la clause de paix du travail. C’était une immigration jeune. Ils ont utilisé le moyen qu’ils avaient, à ce moment-là, eux, à disposition : arrêter le travail, pour avoir ce qu’ils avaient signé et auquel ils avaient droit. Evidemment, ils ont eu toute la presse contre eux : « ils ne connaissent pas les lois suisses, la paix du travail, etc ». A l’époque, le syndicat du bois et du bâtiment c’était la FOBB. Elle leur a demandé de reprendre le travail, expliquant que le syndicat allait négocier avec la direction pour obtenir ce qu’ils voulaient. Mais, la FOBB n’a rien obtenu. C’est alors, que ces ouvriers se sont remis en grève pendant une semaine.
Il y a eu une solidarité extraordinaire au niveau des autres entreprises, comme la métallurgie, etc. Et... je me souviens, qu’à la fin, quand ils ont obtenu ce qu’ils voulaient, les syndicats avaient été totalement dépassés… balayés. […] Cette lutte s’est conclue par une manifestation à Genève... de cinq à six mille personnes, euh..., pour des ouvriers, donc, des saisonniers, encore une fois, qui n’étaient pas toujours bien vus de la population, des médias, etc. Une magnifique manifestation de solidarité avec d’autres secteurs. Et, je me souviens très bien que... là, j’étais sur la place des Alpes et j’aidais mon camarade Armand Magnin à parler. Je le tenais par les jambes, parce qu’il était sur un banc, pour qu’il ne tombe pas. Et je me souviens que les camarades trotskystes ont dit : “Ah ! Voilà le Parti communiste italien qui soutient le PdT par les jambes !” (rires…). Je m’en souviens très bien. Et ça, ça m’est toujours resté… cet élément. D’un côté, ça me faisait sourire, mais d’un autre côté, j’aimais pas beaucoup ça, parce que je pensais que le Parti du travail n’aurait pas dû avoir besoin du PCI pour le soutenir. »
Severino Maurutto *
* Extraits d’un entretien réalisé le 4 décembre 1998 dans le cadre d’un séminaire d’histoire orale de l’UNIL et déposé aux Archives de la Ville de Lausanne.
4. « Nouvelle classe ouvrière » et cols blancs
Les « Trente Glorieuses » suscitent aussi une demande croissante de main-d’œuvre très qualifiée, traditionnellement perçue comme rétive au militantisme ouvrier. En France, notamment, les mobilisations de 68 donnent une tout autre image de cette couche sociale : techniciens et ingénieurs participent en effet nombreux au mouvement. Par ailleurs, c’est ce besoin insatiable de main-d’œuvre qualifiée, qui suscite le développement rapide de l’enseignement secondaire, technique et supérieur, véritable fer de lance du mouvement de 68.
Enfin, ce sont ces mêmes étudiant-e-s qui développent alors une réflexion sur la prolétarisation de leurs débouchés...
En Suisse, le clivage entre travailleurs qualifiés et O.S. recoupe alors largement celui entre Suisses et immigrés. L’afflux de travailleurs-euses étrangers non qualifiés facilite aussi la promotion sociale des salarié-e-s suisses, qui peuvent ainsi accéder plus facilement à des positions d’encadrement. En même temps, l’enseignement supérieur ne connaît pas une massification aussi importante que dans les autres pays européens.
5. Baby boom et nouvelle génération
Ce contexte de croissance économique rapide et durable suscite un sentiment d’identité collective et de force parmi la « nouvelle génération » issue du baby boom.
Celle-ci affirme ainsi nettement ses différences par rapport à la génération de ses parents, en raison notamment de la vitesse, de la profondeur, mais aussi de l’universalité des changements sociaux suscités par la croissance rapide et continue des « Trente Glorieuses ».
Plus qu’aucune autre auparavant, cette période est donc favorable à l’essor de subcultures jeunes : « beat generation », rockers et hippies, provos en Hollande, mods en Angleterre, hooligans en Pologne, « blousons noirs » en France .
Le style de coiffure, les vêtements et, dans une certaine mesure, la consommation de certaines drogues hallucinogènes (canabis, LSD, mescaline), jouent aussi un rôle dans l’expression d’une volonté de rupture : « Turn on, tune in and drop out », lance l’auteur états-unien Timothy Leary, en 1966.
Ce « conflit de générations » se voit encore accentué par la régression conservatrice des années 50, favorisée par le maccarthysme et le climat de guerre froide qui a stoppé net l’élan social progressiste de la Libération. C’est pourquoi le Rapport Kinsey (1948) et Le Deuxième sexe (Simone de Beauvoir, 1949) paraissent tellement en avance sur les deux décennies qui leur font suite, qui semblent donner une seconde vie, profondément anachronique, aux valeurs traditionnelles de l’entre-deux-guerres, notamment dans le domaine de l’ordre moral. Betty Friedan dénonce ainsi la nouvelle valorisation de la femme au foyer aux Etats-Unis (The Feminine Mystique, New York, 1963).
Une telle involution semble particulièrement avérée en Suisse, où les élites d’avant-guerre n’ont pratiquement subi aucun renouvellement et adhèrent sans peine à ce « retour aux sources ». Dès 1958, par exemple, avant Betty Friedan, la valaisanne Iris von Roten met en évidence les faux-semblants de l’émancipation féminine (Frauen im Laufgitter, Bern,1958).
En 1964, l’Exposition nationale de Lausanne constitue une bonne illustration de l’image que la Suisse officielle veut donner d’elle-même : une ode au progrès technologique et à la défense des valeurs traditionnelles.
Se soumettre à l’autorité ?
« J’ai commencé mon engagement plutôt par une phase un peu marginale hein, plus proche du mouvement beatnik et hippie, qui était une façon de résister à ce qu’on appelait l’ordre bourgeois mais.. il faut aussi s’imaginer [...], dans les années soixante, que d’avoir les cheveux qui touchaient les oreilles c’était déjà une révolution, on était mal vus. »
« Il y avait vraiment des rivets, tout était vissé, donc une fille doit être en jupe, elle ne peut pas être en pantalon, et si elle a les cheveux longs, c’est la queue de cheval ou le chignon ! Faut pas oublier que nous, on avait l’obligation de porter la casquette du collège. »
« La musique, la contre-culture américaine ou anglaise, était beaucoup fondée sur la dénonciation de la guerre, de la société de consommation. On était persuadés qu’un autre monde était possible et qu’on allait y arriver… Donc ça c’était effectivement très fort, mais en filigrane pas comme un mot d’ordre, c’était la base… On a appelé ça la “révolte des jeunes” mais c’est un mot qui ne veut rien dire, c’était pas juste une révolte... On était probablement la première génération dans l’histoire de l’humanité qui avait assez à bouffer, qui avait pas de souci à se faire pour son avenir, ça allait bien… Mais voilà, c’est quoi vivre, c’est quoi la vie ? Parce que tout était donné, tout le reste était donné, était acquis. »
« En mai 68, j’ai participé à une manif de solidarité à la rue de la Gare à Lausanne - on ne savait pas très bien avec quoi, mais on était de cœur avec les étudiants qui se battaient avec les CRS à Paris. J’étais dans une période où je faisais le bac. En plus, j’écrivais un film de fiction que j’avais l’intention de tourner au mois de juillet-août, pendant les vacances. Et dans ce film, j’avais mis en scène un personnage de mon âge, un apprenti, qui avait l’idée, avec ses amis, de faire un centre culturel. Ils cherchaient un local et de l’argent, mais essuyaient un refus des autorités et faisaient une manif. En juillet 68, on a donc tourné une manif devant un chantier. Je m’en souviens mieux que de la vraie manif... Pour moi, l’été 68 c’était ça : un tournage qui a duré presque deux mois. On n’avait pas d’argent, tout a été fait avec des bouts de ficelle et la thématique tournait autour du malaise d’être adolescent en 68 en Suisse. »
5. Voir un élément de ce dossier mis en ligne dans la rubrique « culture et politique », une interview de Hans-Ulrich Jost : Ecrivains non-conformistes, précurseurs de 68
6. Révolution sexuelle
Le rapport Kinsey sur le comportement sexuel est publié en 1948 (pour les hommes) et en 1953 (pour les femmes). Il sera traduit dans de nombreuses langues. Pour la première fois, les pratiques sexuelles effectives du monde contemporain sont décrites de façon exhaustive, sans souci d’édification. La publication de ces travaux va susciter de violentes polémiques, dans une Amérique devenue brutalement conservatrice, dès le début des années 50.
Une dizaine d’années plus tard, en 1960 aux Etats-Unis, puis au cours de la décennie suivante en Europe (Angleterre, Allemagne et Suisse, 1961 ; Danemark, 1966 ; France, 1967 ; Italie, 1971), la commercialisation de la pilule contraceptive, permet aux femmes de contrôler directement leurs fonctions reproductives. Sans que l’on puisse en déterminer précisément l’impact direct, le rapport Kinsey et la pilule influencent la « révolution sexuelle » des années 1960-1970. Pendant la même décennie, l’éducation sexuelle fait son apparition dans les écoles de quelques cantons suisses.
Le mouvement de 68 se place d’emblée sous le signe de la « libération sexuelle ». Pier Paolo Pasolini en propose une vision spiritualisée dans Théorème (1968). En janvier de la même année, Daniel Cohn-Bendit interpelle le ministre de la Jeunesse et des Sports du gouvernement Pompidou, François Missoffe, lui reprochant d’avoir oublié la sexualité dans son livre blanc sur la jeunesse : il le compare à un animateur des Jeunesses hitlériennes. Un peu plus tard, les événements de Mai s’ouvrent sur la revendication des étudiants de Nanterre de pouvoir circuler librement entre les résidences des filles et des garçons.
En Suisse, comme partout ailleurs en Occident, l’amour libre est présenté comme un facteur d’émancipation individuelle et collective ; sa répression doit conduire nécessairement à l’acceptation de la guerre, de l’oppression et de la soumission. « Make love, not war », scandent les manifestant-e-s anti-guerre aux Etats-Unis ; « Plus je fais l’amour, plus j’ai envie de faire la révolution », leur répondent les graffitis parisiens… La liberté de vivre son orientation sexuelle sans entrave est revendiquée par les homosexuels des deux sexes, en particulier après l’émeute du Stonewall Inn à New York, en juin 1969, qui débouche sur la formation du Gay Liberation Front, mais elle s’inscrit aussi dans les combats du MLF.
La révolution sexuelle au quotidien…
« Je me souviens qu’en 68, dans de nombreux cantons, le concubinage était interdit, c’est-à-dire qu’il était interdit d’habiter ensemble lorsqu’on n’était pas mariés. »
« A cette époque est sorti un livre, le “Petit livre rouge des écoliers”, qui parlait surtout de la révolution sexuelle, ce qui était quelque chose de très, très important à l’époque. »
« Quelque chose qui m’a beaucoup marqué et qui m’a amené évidemment à la question des relations hommes-femmes, c’est le mouvement de libération sexuelle, notamment à travers Wilhem Reich. Donc, il y avait la politique et la psychanalyse, que j’ai découverte pas tellement par Freud mais par Reich. Wilhem Reich était un original qui avait beaucoup écrit sur le lien entre psychanalyse et politique. Il faisait une analyse des caractères et de comment, pour faire court, l’éducation rigide amène à la névrose et comment la névrose amène à la soumission au capitalisme… »
« Je savais pas comment vivre ma sexualité, et tout d’un coup, il y a eu une explosion, de la possibilité de vivre ses désirs. Il fallait définir ce que ça voulait dire, mais on pouvait exprimer l’idée que on était pas seulement des natures pensantes, mais des êtres qui avaient des désirs et des rêves, qu’on pouvait entrer en contact sans penser, comme mes parents m’avaient dit, “fiançailles”, “mariage”, etc. Expérimenter, se parler, se toucher, s’aimer, et il y avait cet aspect-là dans Mai 68 qui m’a évidemment bouleversé et qui m’a stimulé, quand bien même j’avais peur, quand bien même je savais pas où et comment retrouver des normes ».
« Pour cette action, on devait être une dizaine de personnes… Elle consistait à dessiner des slogans de type anarchiste sur la Cathédrale et sur l’église Saint-François, mais aussi des dessins à caractère obscène sur l’église de la paroisse du Valentin : des phallus immenses sur les murs et, sur la porte, un type qui avait le pantalon baissé, qui montrait ses fesses et qui disait que Dieu avait fait l’homme à son image […] Lors du procès, il y avait des photos de tous ces graffitis et le Président a dit je crois : “Ces jeunes gens ont dessiné des phallus sur la façade de trois à quatre mètres de long”, à quoi le représentant de la Paroisse Catholique du Valentin a rétorqué : “Non Monsieur le président, au moins de neuf mètres…” C’était extrêmement rigolo ».
7. Explosion numérique de l’enseignement supérieur
Sur le plan institutionnel, la croissance explosive des effectifs de la jeunesse scolarisée (nombre et concentration), ainsi que l’allongement généralisé de la durée des études (statut durable), constituent un phénomène sans précédent. En 1968, les Etats-Unis comptent six millions d’étudiant-e-s (deux fois plus qu’en Europe), contre 1,4 million au Japon et deux cents à trois cent cinquante mille dans quelques grands pays du tiers-monde, comme le Brésil, l’Argentine, le Mexique ou le Pakistan. Sur le Vieux Continent, les cas de la France, de l’Italie, de la Pologne et de la Yougoslavie se détachent nettement. En termes absolus, les effectifs étudiants de l’Allemagne et du Royaume-Uni sont également importants. Au contraire, la Norvège, le Portugal et la Suisse arrivent en queue de peloton. En 1968, la Suisse compte 4,9 étudiants pour 1000 habitants, à peine plus que le Mexique, contre 29 aux Etats-Unis, 13,5 au Japon, 12,6 en Suède, 10,8 en France et 8 en Italie.
Autant que les chiffres absolus, ce sont cependant les rythmes de croissance qui sous-tendent ce sentiment d’explosion : de 1953 à 1968, en quinze ans, le nombre d’étudiant-e-s s’est vu ainsi multiplié par 3,6 en France, 3,1 en Italie, 3,0 aux Pays-Bas, 2,6 en Allemagne Fédérale et 2,5 en Suisse. En France, Nanterre (futur Paris-X) est le témoin de cette expansion galopante : bâtiments nouveaux érigés en 1964 sur un terrain vague, précédemment occupé par des baraquements d’immigrés ; il doit accueillir les étudiant-e-s en surnombre des sciences humaines de la Sorbonne (12000 inscrits en 1968, en partie en résidence). Ceci explique le rôle clé des étudiant-e-s et des lycéen-nes comme déclencheurs et vecteurs de propagation du mouvement de 1968.
En Suisse, le cycle de contestation des années 68 est nourri par l’essor d’un syndicalisme étudiant combatif revendiquant la démocratisation des études, influencé notamment par les expériences allemandes et italiennes. Le 13 mai 1968, deux jours après la Nuit des barricades à Paris, des manifestations de solidarité avec les étudiants français ont lieu en Suisse Romande. À Genève, les Journées de la défense nationale, organisées par la Société militaire cantonale (du 9 au 19 mai), mettent le feu aux poudres en provoquant des contre-manifestations : aux revendications antimilitaristes se joignent notamment des appels à la démocratisation des études. C’est dans ces circonstances que naît le « mouvement du 17mai » qui réunit des étudiant-e-s, des apprenti-e-s et des lycéen-ne-s. Des mouvements du même type se développent dans les principales hautes écoles du pays. En février 1969, le Rectorat de l’Université de Genève est occupé.
Etudiants et lycéens en première ligne…
« Fin 68 et début 69, moi j’étais au gymnase. On s’était mis à contester la manière de travailler, mais également le fait qu’on était sous-équipé en termes de locaux ; donc, on n’avait pas de salle de classe à nous, on devait changer chaque fois... dans des baraquements. On trouvait ces conditions de travail déplorables, et pour manifester, pour essayer d’obtenir un changement, nous avions symboliquement planté une tente, une énorme tente de camping, dans la cour du gymnase, et puis on avait imposé à nos profs de venir donner des cours là. C’était une façon de signifier qu’on voulait notre propre salle de classe, même si elle était très précaire, puisque c’était une tente. Sur le plan des enseignements, là aussi on agissait en demandant aux professeurs de changer leur mode de faire, c’est-à-dire de passer du... cours ex-cathedra à des cours fondés beaucoup plus... sur le dialogue, en tenant compte du point de vue de l’étudiant. »
« A l’Université de Genève, y avait tout un mouvement par rapport à la gratuité des études. Il y avait une association d’étudiants (ASU) qui, depuis pas mal d’années, avait une approche un peu syndicaliste du statut d’étudiant, qui revendiquait que les enfants d’ouvriers puissent aller à l’université. C’était une lutte contre la fameuse sélection qui était très sauvage à l’époque. L’enseignement secondaire était très sélectif. Il y avait beaucoup moins d’enfants qui faisaient l’école secondaire, la matu. Il y avait beaucoup moins de gens qui allaient à, à l’université, parce que c’était cher, parce qu’il fallait payer, que c’était très élitaire. Mais il y avait tout de même assez de gens dans l’université, qui venaient d’autres milieux, pour amener cette thématique de la démocratisation des études. […] Une partie de ces choses se sont réalisées ; il y a eu une loi sur les allocations d’études qui est en train d’être remise en question maintenant... »
« Il y a eu cette crise de l’enseignement qui s’est cristallisée dans le secteur de l’architecture et dans d’autres, tels que les lettres, les sciences humaines ou les sciences de l’ingénieur. Mais l’architecture était un secteur clé, parce que nous étions dans une période d’appropriation du sol, du territoire, de la ville, du logement… par le capital. Et l’institution universitaire était incapable de comprendre ce qui arrivait et de se préparer à ce qui allait arriver, soit une perte de contrôle de l’Etat sur la fabrication de la ville, de l’environnement, du logement, etc. »
Mai 68 à Neuchâtel, les étudiant-e-s se rebiffent
En 1968, « Neuchâtel, petite ville rangée » [1], serait restée bien tranquille : des étudiants heu-reux (!) dans la plus petite université d’Europe ; des autorités universitaires prêtes au dialogue ; une minorité de contestataires, sans réels motifs de plaintes, manifestant pour imiter les Français-es - voilà le constat lénifiant d’un mémoire fribourgeois de 1990 [2], démenti par la presse de 1968. [3]
Quelle était la situation réelle à Neuchâtel ? La droite y est solidement installée au pouvoir (4 élus sur 5, à l’exécutif de la ville).
Ancrée à l’extrême-droite [4], « La Feuille d’Avis de Neuchâtel » (FAN) ferraille contre le communisme, les étudiant-e-s contestataires et les « existentialistes miniaturisés » de la Radio Romande.
A l’Université, la Fédération des étudiants neuchâtelois (FEN) et les associations de facultés sont seules reconnues par les autorités universitaires. L’Association syndicale universitaire (ASU) n’obtient pas l’aval du Sénat, car ses statuts seraient « ceux d’une organisation révolutionnaire ». Le Mouvement universitaire jurassien (étudiants séparatistes) est aussi recalé, pour ne pas froisser l’Université de Berne. [5]
Lors de la session du nouveau législatif communal (juin 1968), Jean Duvanel, (Parti ouvrier et populaire, POP) signale l’affluence nouvelle au cortège du 1er mai [6] : « Oui, Messieurs de la petite majorité bourgeoise, dans toutes les classes de votre société capitaliste, il y a un malaise profond, ça bouge même au sein de votre classe de nantis, et en particulier chez vos jeunes. Vos garçons et vos filles ne vous suivent plus […] Ils manifestent avec vigueur contre la guerre du Vietnam […] Ils en ont assez de votre conformisme et ils l’ont manifesté au soir du 1er mai en levant le poing et en chantant l’Internationale » (Voix Ouvrière, N° 148, 29.6.1968). La presse locale relève en effet la présence au 1er mai d’« une forte délégation d’étudiants. […] On n’y a jamais vu autant de monde » (FAN, 2.5.1968).
Après la nuit des barricades à Paris, des manifestations sont organisées, le 13 mai, à la Chaux-de-Fonds par la Jeunesse Progressiste (liée au POP) ; à Neuchâtel, le 14 mai. Les étudiant-e-s contestataires, actifs dans l’organisation de cette manifestation, créent dans la foulée le « Comité d’action pour la réforme universitaire » (CARU). Celui-ci fait sa première apparition le 28 mai, en distribuant un tract - saisi - qui critique la structure de l’Université et de son enseignement. Le bureau du Sénat y réagit, le lendemain, en confirmant l’interdiction de toute expression non-officielle.
Voici un résumé des événements survenus en juin :
– Conférence d’un étudiant français de l’UNEF, malgré le refus d’octroyer une salle par le rectorat.
– Le l7 juin, la presse annonce que des affiches ont été collées durant la nuit dans le bâtiment de l’Université. Le Sénat dépose plainte contre inconnu et annule la fête d’été des étudiant-e-s. A son retour de voyage, le recteur Maurice Erard improuve cette décision - afin de faire baisser la tension - et organise un nettoyage collectif des murs…
– Le 22 juin (journée d’action contre la guerre du Vietnam), un drapeau Vietcong flotte plusieurs heures au sommet de l’église de la Collégiale.
– 23 juin : victoire du référendum - soutenu par la FEN - contre l’aménagement des Jeunes Rives (prévoyant un grand centre commercial).
– Deux conférences de presse, du rectorat (le 24 juin) et des trois groupes étudiants existants (le 28 juin) : le CARU, la FEN, le « Groupement des étudiants démocratiques » (anti-contestataires). « Deux des trois groupements représentés se sont fait danser sur le ventre par le troisième (…), le CARU », qui critique les structures universitaires et la politique de la FEN . [7]
Au grand dam de la bonne société neuchâteloise (BSN), le CARU continue ses activités durant le 2e semestre 1968. Nous en traiterons dans un prochain numéro de solidaritéS...
Hans-Peter Renk
Notes
1 Titre d’un recueil de dessins, de Marcel North (Ides et Calendes, 1960)
2 Jimena Fernandez, « Mai 68 » dans les universités de Suisse
romande. Fribourg, 1990
3 « L’Impartial », « Feuille d’Avis de Neuchâtel »,
« Le Peuple/La Sentinelle », « Voix Ouvrière »
4 Disciples du royaliste français Maurras, Marc Wolfrath, propriétaire de la FAN, le professeur Eddy Bauer et le chroniqueur René
Braichet avaient publié une revue au nom évocateur
« L’Ordre National Neuchâtelois » (1933-1945)
5 Jean Steiger, « L’Université et les étudiants », Voix Ouvrière, N°150, 2.7.1968
6 Aux élections communales des 19 et 20 mai 1968, le POP obtient 5 élus (12.5 % des suffrages)
7 Jean-Pierre Ghelfi, « Neuchâtel : université et étudiants »,
Le Peuple/La Sentinelle, N° 147, 29.6.1968
Neuchâtel « petite ville coincée » et... « petite ville fliquée »
« En 1959 les agents sont chargés d’interdire l’usage des radios portatives dans les rues et sur les quais. En 1960, ils sont chargés de faire appliquer le règlement de police en ce qui concerne les tenues indécentes, notamment d’intervenir contre le port de bikinis ou de décolletés trop profonds dans les rues. »
Jonas de Pury, Le corps de police de la ville de Neuchâtel de 1857 à nos jours. Neuchâtel, 1998
« La distribution sur la voie publique de prospectus et feuilles volantes de toutes sortes est interdite en temps ordinaire. Elle est tolérée en période de votations ou d’élections publiques, mais uniquement pour des imprimés ayant pour objet la préparation du scrutin. La distribution de prospectus et feuilles volantes dans les boîtes aux lettres ne peut se faire qu’avec l’autorisation de la direction de Police à laquelle un exemplaire doit être soumis préalablement. Il est fait application de la taxe prévue par le décret cantonal sur cet objet. »
Règlement de police de la Ville de Neuchâtel, 1924
8. Voir le chapitre sur la solidarité Indochine dans la rubrique vietnam : Contre la guerre du Vietnam
9. Une décolonisation inachevée
Les complicités occidentales avec les régimes coloniaux (Mozambique, Angola, Guinée Bissau et Cap-Vert), racistes (Afrique du Sud, Rhodésie) ou d’occupation (Palestine, Kurdistan, etc.) sont systématiquement dénoncées.
L’impérialisme et le néocolonialisme – terme popularisé par le président ghanéen Kwame Nkrumah dès 1965 – sont de plus en plus souvent stigmatisés. En ligne de mire, la contribution occidentale plus ou moins directe au renversement de régimes nationalistes progressistes (Iran, 1953 ; Guatemala, 1954 ; Congo, 1960 ; Indonésie et République Dominicaine, 1965, etc.), à la lutte contre-insurrectionnelle dans le monde (exécution sommaire de Che Guevara, en 1967), voire même au génocide des Indiens d’Amazonie.
C’est au cours de cette période que le terme « tiers-monde », forgé par Alfred Sauvy, en 1952, est traduit dans de nombreuses langues et diffusé à l’échelle internationale : notons qu’il fait référence au tiers-état révolutionnaire de la fin du 18e siècle en France. Le caractère systémique du sous-développement est aussi mis en évidence (théories de la dépendance), et de plus en plus souvent imputé au capitalisme. C’est la période clé d’essor du tiers-mondisme. Le « christianisme de la libération » et ses communautés de base, partiellement dans le sillage du concile Vatican II (1962-65), sont particulièrement actifs sur ce terrain, notamment en Amérique latine. Les solidarités se renforcent à l’égard des luttes d’émancipation nationale (Basques, Irlandais, voire Afro-américains). En Suisse, la jeunesse jurassienne des districts francophones du canton de Berne est particulièrement sensible à ce type de perspectives.
Il est de plus en plus question d’un socialisme des pauvres, inspiré un moment par la Chine : « Les luttes révolutionnaires des nations et des peuples opprimés d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine contre l’impérialisme […] encerclent les villes » de la planète, soit l’Occident industrialisé, relève Lin Piao en 1964-65. En même temps, la victoire de la révolution cubaine permet l’émergence d’un second pôle, qui tente brièvement de s’organiser à l’échelle internationale (de la Conférence tricontinentale, en janvier 1966, à celle de l’Organisation latino-américaine de solidarité, en juillet-août 1967). Après l’exécution sommaire du Che en Bolivie, en octobre 1967, son effigie continuera à incarner cet espoir, en dépit de l’alignement croissant de La Havane sur Moscou. Signe des temps, même au Pakistan (encore unifié), la dictature pro-américaine d’Ayub Khan, contestée par le mouvement étudiant et une large fraction de la société civile, est renversée en mars 1969.
Vus de Suisse, ces développements prennent un relief particulier, tout d’abord parce que les milieux économiques helvétiques et le gouvernement fédéral entretiennent des rapports étroits avec l’Afrique du Sud de l’apartheid, l’Iran du shah, le Brésil des militaires, etc. Ils sympathisent ouvertement avec la dictature colonialiste portugaise, invitée d’honneur au Comptoir Suisse (1973), et représentent diplomatiquement les intérêts des Etats-Unis à Cuba. C’est largement sur ce terrain, qu’est lancée l’initiative contre l’exportation d’armes, dans la foulée du « scandale Bührle » (livraison de canons à la dictature nigériane en guerre contre la sécession biafraise). Elle échouera de justesse en votation, en 1972.
Plus généralement, les relations commerciales et financières très importantes de la Suisse avec le tiers-monde font l’objet de nombreuses critiques. En 1968, paraît L’Empire occulte, de Lorenz Stucki, en 1972, le CETIM publie Suisse-Afrique du Sud - Relations économiques et politiques, en 1977, François Höpflinger signe Das unheimliche Imperium, traduit en français l’année suivante sous le titre de L’empire suisse ; la même année, Urs Haymoz publie Finanzplatz Schweiz und Dritte Welt, traduit en français pas le CETIM en 1979 sous le titre de Silence d’argent. La Suisse carrefour financier.
Contre le néocolonialisme…
« Cela faisait déjà quelques années que, parmi un petit groupe de membres ou de sympathisants du Parti du Travail, on cherchait à comprendre ce qu’était le capitalisme et comment il évoluait […] On était toute une équipe de gens issus de l’université, ici à Lausanne dans les années 60, qui voyageaient dans les pays nouvellement libérés d’Afrique de l’Ouest - la Guinée en particulier - sensibilisés par des contacts qu’on avait eus avec les premiers étudiants noirs qui arrivaient dans les universités et avec de jeunes dirigeants du Tiers-monde qu’on rencontrait... soit ici à Lausanne, soit lors de réunions internationales d’étudiants. Donc, je pense que le capitalisme, on le critiquait d’abord comme organisateur des relations inégales entre le Nord et le Sud ».
« Un certain nombre de leaders du tiers-monde sont apparus dans le sillage de la victoire de Castro et de Guevara à Cuba, de l’autodétermination et du retrait français d’Algérie, de la victoire de l’insurrection algérienne… C’est un filon qui a tout de suite rassemblé du monde : les gens avec qui on était en contact ont eu une influence décisive sur les intellectuels de Suisse Romande. Des résistants, des réfractaires à l’enrégimentement en Algérie, sont venus se réfugier en Suisse. C’est en Suisse qu’était imprimée alors la presse clandestine du FNL en France. Tout cela a eu une influence sur le mouvement étudiant des années 60 ».
« J’ai fait deux voyages au Maroc dans des camps d’entraides qui m’ont fait faire une prise de conscience par rapport à la Suisse, pays aisé, face aux pays “en voie de développement”. […] J’ai eu pas mal de conversations avec des jeunes Marocains, qui vivaient à l’époque sous Hassan II et qui ont fini dans les geôles marocaines ; ils faisaient partie de ces camps d’échanges et de discussion ».
« J’ai fait partie du Comité de solidarité avec les prisonniers politiques iraniens, et quand le shah est venu à Genève, quelques années plus tard, on a occupé la ville avec des manifestations sur un seul thème "shah assassin !’. On luttait contre la SAVAK, qui était la police politique du shah, qui a torturé des milliers d’opposants. Donc, nous avions une solidarité très concrète avec le peuple iranien ».
10. « Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde »
Cet avertissement, lancé par Brecht de son exil finnois, en 1941, trouvera un écho certain dans les mouvements de 68. [1] En effet, il semble bien que les luttes anti-fascistes de la résistance aient été abandonnées, sinon trahies, par les dirigeants occidentaux des années 50, qui visaient alors l’union sacrée contre le communisme. C’est ainsi que de sinistres dictatures, au pouvoir depuis les années 20-30, ont pu se maintenir en place avec l’aval des Etats démocratiques (Salazar-Caetano jusqu’en 1974 ; Franco jusqu’en 1975). Ailleurs en Europe et au Japon, de nombreux dignitaires fascistes, ou responsables de la collaboration, sont restés aux affaires ou ont pu y revenir à la faveur des politiques de guerre froide.
En même temps, les années 60 voient une nouvelle poussée de dictatures militaires aux accents fascisants, notamment en Grèce (1967-1974) et en Amérique Latine (dès 1964 au Brésil, dès 1973 au Chili), avec le soutien des Etats-Unis. Même l’Italie ne semble pas tout à fait à l’abri d’un coup d’Etat d’extrême droite soutenu par des secteurs significatifs de l’appareil d’Etat.
En Suisse, après une très brève phase d’ouverture (1945-46), où les menées anti-démocratiques de la période de guerre sont prudemment rendues publiques par les autorités, la politique des élites helvétiques des années sombres n’est plus traitée qu’en réponse à des révélations provenant à l’étranger. En 1953, la publication des documents diplomatiques allemands révèle la fameuse affaire du « tampon J », sur lequel le Rapport Ludwig reviendra (1957). En 1961, c’est de Londres que le scandale arrive : le livre de Jon Kimche dénonce les compromissions de la Suisse avec le pouvoir nazi. Les autorités tenteront d’y répondre par le Rapport Bonjour, rendu public en 1970 seulement.
En Suisse, les années 68 sont marquées par la publication de deux livres importants. Le premier s’intéresse à la politique d’asile : c’est le livre d‘Alfred A. Häsler, Das Boot ist voll, paru en 1967, qui aura un impact important sur l’opinion. Son auteur n’est pas un soixante-huitard, mais un journaliste engagé, né en 1921, ex-membre du Parti du Travail, de 1945 à 1956. Le second représente la première contribution scientifique significative sur la question de l’or nazi : c’est l’étude de Daniel Bourgeois, Le Troisième Reich et la Suisse, 1933-1941, publiée en 1974, dont la diffusion restera confidentielle. On peut cependant affirmer que la dénonciation des relations de la Suisse avec les puissances de l’Axe ne constitue pas un thème central de la prise de conscience politique de cette période. En revanche, en lien avec les activités antimilitaristes, le souvenir des événements de novembre 1932 à Genève, débouche sur une commémoration mouvementée, en 1972.
1 Berchtold Brecht, La Résistible ascension d’Arturo Ui, 1941.
Contre le fascisme…
« J’allais tous les dimanches voir les matchs de foot. A Zürich, il y avait Grasshopper et FC Zürich. Moi, pour commencer j’étais fan du club qui avait le plus de succès, c’était toujours Grasshopper. Puis une fois quelqu’un m’a dit que pendant les années 30, Grasshopper n’acceptait pas les juifs comme membres. Alors j’ai écrit une lettre à un magasin de sport qui a répondu d’une manière très lâche qu’il ne savait rien et que je devrais m’adresser directement au Grasshopper club, ce que je n’ai pas fait. Mais à partir de ce moment, pour moi, Grasshopper était vraiment… mort ».
« Il me semble qu’au cœur des batailles [contre l’initiative Schwarzenbach, ndlr], des organisations d’immigrés comme les Colonies libres italiennes ont maintenu en vie et réussi à transmettre une conscience antifasciste de fond, issue de la Résistance italienne durant la Deuxième guerre mondiale ».
« On luttait contre le fascisme… puisqu’à la fin des années 60 et au début des années 70, il y avait encore des régimes fascistes en Europe... Il y avait en particulier l’Espagne de Franco. A cette époque, les immigrés espagnols qui venaient en Suisse étaient souvent aussi des réfugiés. Beaucoup d’immigrés s’étaient exilés bien sûr pour échapper à la misère…, mais aussi parce qu’ils étaient membres du PC ou d’autres mouvements de gauche. »
« La Grèce était dominée par une junte de colonels depuis 67. Ce régime était extrêmement sanglant et nous avions développé des liens avec des réseaux de résistance, notamment à l’Ecole Polytechnique d’Athènes. On sait aussi qu’après, la lutte contre les colonels a pris de l’influence sur le terrain culturel à l’échelle internationale. On ne peut pas expliquer la lutte contre les colonels grecs sans tenir compte du rôle décisif des comédiens de théâtre, des cinéastes, des musiciens… »
« Le Portugal était dirigé par le régime fasciste de Salazar, puis de Caetano. Or, Peter Weiss, un dramaturge allemand, avait composé une pièce intitulée “Le Chant du fantoche lusitanien”, que François Rochaix, qui dirigeait alors le théâtre de l’Atelier à Genève, avait décidé de monter en 1968. La mission du Portugal avait fait toutes les pressions possibles pour que les autorités interdisent cette pièce qui se voulait une critique radicale du régime fasciste portugais. On s’est beaucoup battu pour qu’elle pièce puisse être jouée ».
11. Restrictions de l’exercice des droits fondamentaux
Dans le sillage de la guerre froide et du maccarthysme aux Etats-Unis, les Etats démocratiques ont non seulement introduit (ou remis en vigueur) des lois d’exception, mais aussi banalisé des abus préoccupants de l’autorité. Ainsi, en Allemagne, les Notstandgesetze, proposées par la droite, dès 1958, sont-elles ratifiées par le SPD en 1966 : le secret postal et téléphonique peut être levé, les prérogatives de la police étendues, la libre circulation limitée, l’armée requise pour maintenir l’ordre, les pouvoirs des Länder suspendus et un Parlement d’exception désigné.
Dans plusieurs pays, le fichage des activistes politiques, les interdits professionnels, l’introduction du délit d’intention et les abus policiers répétés et non sanctionnés font douter du respect effectif des libertés. Par ailleurs, la concentration du pouvoir, notamment médiatique, met en question le contenu de la démocratie. En France, les grands moyens d’information audiovisuels sont contrôlés par l’Etat gaulliste (ORTF) ; en Allemagne, le groupe Axel Springer détient une position de monopole : 78% de la presse berlinoise, 33% de la presse nationale.
En Suisse, la surveillance des opposant-e-s, ou présumés tels, est pratiquée de façon systématique, sur la base de deux arrêtés pris pendant la période de guerre froide (1949 et 1958). Le Ministère public a ainsi constitué des dossiers sur quelque 700 000 personnes et organisations, ce que révèlera le « scandale des fiches », une vingtaine d’années plus tard, en 1989. Comme le note sobrement un article sur le site des Archives fédérales : « Le mouvement de mai 68 - soit les partis néo-marxistes, les nouveaux mouvements sociaux, les groupes pacifistes, les groupes féministes, les groupes tiers-mondistes, le mouvement anti-atomique, les conseils d’étudiants - a été observé avec une attention toute particulière ». Sur le plan juridique, il existe aussi tout un arsenal de dispositions permettant de restreindre les libertés constitutionnelles fondamentales, en particulier pour les ressortissant-e-s étrangers.
Contre la répression…
« Là où j’ai eu peur, c’était lors de la manif contre le shah d’Iran en 71, où c’est la première fois qu’on a reçu des gaz lacrymogènes. On était nombreux, et on s’est mis à courir dans tous les sens, avec des bousculades, des enchevêtrements (…) La situation en Iran méritait qu’on fasse une manifestation, mais la réaction de la police genevoise a été totalement démesurée ! Je pense que pendant un certain nombre d’années, juste après 68, ils ont craint que toute manif de solidarité ne débouche de nouveau sur une prise de la rue, sur la renaissance d’un mouvement de désobéissance et d’action directe qui avait tout chamboulé. »
« On voulait obtenir la baisse des prix du billet de cinéma. Et on descendait dans la rue. On faisait d’énormes manifestations, très grandes, très longues et très violentes, parce que la répression était d’une brutalité incroyable. […] Et dans le cadre de cette répression, les flics avaient... bloqué tout le centre ville de Lausanne pendant presque une journée entière. Ils sont intervenus avec des gaz lacrymogènes. Ces manifs étaient très fliquées… C’est ce qu’on voit dans le film de Stéphane Bron, “Connu de nos services”. En effet, des flics en civil qui étaient dans la manif repéraient des gens et ils nous dénonçaient »
« Quand j’étais à Bex, que je faisais un remplacement, le directeur, qui était un ancien communiste passé à l’extrême-droite, me disait “Je sais très bien qui vous êtes, mais j’aime bien les jeunes qui s’engagent...” Plus tard, je sais que je n’avais pas été nommé tout de suite à l’Etat à cause de ça. Il y avait une liste… des gens qui étaient à la Ligue ; mon ex-épouse, qui était pas militante, elle était aussi sur cette liste. Il a fallu que son directeur se batte pour la faire nommer. Donc y avait ce qu’on appelait en Allemagne, le Berufsverbot, ce qui veut dire l’interdiction professionnelle. On n’engageait pas des gens connus pour être à l’extrême-gauche. Le scandale des fiches l’a prouvé plus tard : il y avait une surveillance très très serrée de tout ce qu’on faisait. D’ailleurs, on le savait bien… On connaissait les flics qui venaient à toutes les manifs, mais je ne pensais pas qu’ils mettaient autant de moyens pour ça. On avait d’ailleurs des pseudonymes, on prenait des précautions, dans certains cas, etc. mais je ne pensais pas qu’ils y mettaient autant de moyens. »
12. Ségrégation raciale aux Etats-Unis
Depuis la seconde moitié des années 50, le mouvement pour les droits civiques agite le Vieux Sud des Etats-Unis. Ce sont ces mobilisations qui vont directement féconder le développement du Free Speech Movement à l’Université de Berkeley, dès 1964-65. Au même moment, commence l’explosion en chaîne des grands ghettos du Nord, de Harlem (1964) au soulèvement des quartiers noirs d’une centaine de villes, après l’assassinat de Martin Luther King, en avril 68.
Ces évolutions sociales débouchent sur le renforcement d’une série d’organisations préexistantes, mais donne aussi naissance à des courants plus radicaux, dans le sillage du Black Power et de Malcolm X (assassiné en février 1965), comme le Black Panther Party, qui font explicitement référence aux luttes révolutionnaires du tiers-monde. La répression brutale de ces mouvements par la police, qui n’hésite pas à recourir à une campagne d’assassinats sélectifs, illustre aussi les limites de la démocratie made in USA.
En Suisse notamment, des livres comme Black Like Me (1961) de John H. Griffin, publié en français et en allemand en 1962 (Dans la peau d’un noir ; Reise durch das Dunkel), ou des films comme In the Heat of the Night (1967), de Norman Jewison avec Sidney Poitier, contribuent à faire appréhender par un public large la brutalité de la ségrégation raciale dans le Vieux Sud des Etats-Unis. Avec la diffusion de la télévision dans un grand nombre de foyers, les soulèvements répétés des ghettos des grandes villes du Nord, de 1964 à 1968, vont être aussi suivis en images.
En 1968 enfin, aux Jeux Olympiques de Mexico, le geste symbolique de deux athlètes afro-américains, Smith et Carlos, qui lèvent un poing ganté de noir au moment de la remise des médailles, donne une audience internationale au combat du Black Panther Party. Enfin, en 1970, l’affaire Angela Davis défraie la chronique, faisant de cette jeune militante afro-américaine, injustement poursuivie par le FBI, une icône internationale de l’après-68, aux côtés de Ho Chi Minh et de Che Guevara. Encore une fois, compte tenu des rapports étroits qui lient la Confédération aux Etats-Unis, ces questions jouent un rôle significatif dans la prise de conscience politique des soixante-huitards helvétiques.
Contre la xénophobie…
« En 59 c’est pas les Yougoslaves ou les Balkaniques qui posent problème... Ce sont les Italiens. On les appelle même pas les Italiens, mais les “ritals’”. […] Il faut dire que la plupart des manœuvres étaient des gens du Sud qui venaient de Sicile, de Calabre, des Pouilles. Ils arrivaient tout en bas de l’échelle… Et à l’époque la Suisse vivait un régime d’apartheid, que la Suisse n’a jamais reconnu comme tel : c’était le statut du saisonnier. »
« Dans les années 1955-1960 […] on disait que les Italiens puaient, que c’était des fainéants… Et effectivement les saisonniers avaient parfois de la peine à se laver parce que […], après dix heures de chantier, ils dormaient à quatre dans des chambres qui mesuraient quatre mètres sur six, sans eau courante dans la pièce, avec un lavabo pour quinze personnes. On n’était pas très loin de l’esclavage. Ils n’avaient pas le droit de faire venir leur famille, ils étaient parqués souvent à l’extérieur des centres urbains, dans des baraquements qui appartenaient à l’entreprise... Lors du contrôle médical à l’entrée, ils étaient les uns derrière les autres à torse nu, et on leur regardait les dents, les poumons… dans des conditions qui frisaient l’humiliation. »
« On était sensibilisés au sort des saisonniers. Parce qu’il y avait eu Mattmark en 65, vous avez entendu parler de ça ? La construction de ce barrage où il y a eu un énorme accident de travail avec des morts. Et évidemment, les morts c’était des saisonniers etc… » [L’effondrement d’un glacier sur ce chantier valaisan avait fait 88 morts, dont 57 ouvriers saisonniers italiens].
« Pendant ces années-là, il y a eu un mouvement très fort contre les expulsions de nouveaux-nés à Genève. Les enfants de saisonniers étaient encore à la maternité lorsqu’ils recevaient leur lettre d’expulsion. On est donc intervenu contre ça avec les Colonies Libres Italiennes, les partis politiques, les différentes associations. Ensuite, ils ont changé : on ne les expulsait plus quand ils venaient au monde, à leur naissance à Genève, mais on ne les laissait plus rentrer l’année suivante, ce qui revenait pratiquement au même. »
« La grande affaire de ma politisation, ça a été l’initiative Schwarzenbach. […] Alors là ça m’a, ça m’a fait bouillir. Jusqu’alors j’étais à moitié politisé... plutôt artiste que politisé. […] J’avais appelé l’un de mes films “Somnifia”, un pays qui s’endort et qui sommeille, où il ne se passe rien. Et tout à coup, il se réveille sur des thèmes épouvantables : le rejet des étrangers. […] A l’école, dans le quartier où j’habitais avec mes parents, il y avait énormément d’enfants de travailleurs immigrés. Donc, pour moi c’était absolument naturel d’avoir des amis italiens. […] J’étais de cœur avec eux au moment où l’initiative Schwarzenbach a enflammé la population suisse ; ça a été pour moi un crime très concret, contre mes amis italiens. Je le ressentais comme une très grave injustice. »
13. Discrimination des travailleurs immigrés
Souvent originaires des pays ex-coloniaux, au moins pour ce qui est de la France et de l’Angleterre, les immigré-e-s des années 60 posent le problème de la xénophobie et du racisme d’Etat au cœur du Vieux Continent. Dans tous les cas, le statut officiel de ces travailleurs-euses implique des droits démocratiques restreints, des conditions sociales précaires (quartier, logement, santé, école), un certain degré de marginalisation sociale (regroupement familial limité), des salaires inférieurs, plus de maladies et d’accidents du travail, sans compter les effets d’un racisme et d’une xénophobie populaires toujours présents.
En Suisse, après la Seconde guerre mondiale, l’immigration de la main-d’œuvre n’est pas contingentée. Les autorités veulent seulement en limiter l’établissement : priorité est donnée au statut de saisonnier ; les permis annuels et le regroupement familial sont rendus plus difficiles. En pleine période de guerre froide, la police des étrangers, qui craint l’influence du parti communiste sur l’immigration transalpine, exerce une surveillance étroite sur ces milieux. Dès 1964, il est officiellement recommandé de fermer l’accès du marché du travail à la main-d’œuvre extra-européenne, réputée inassimilable. Priorité est donnée à la signature d’un accord avec l’Italie, puis avec l’Espagne de Franco. Sans aucun doute, le statut de saisonnier, mais aussi les conditions de logement et les tracasseries policières que l’on fait subir aux migrant-e-s, sont une source de prise de conscience et de radicalisation pour une partie de la jeunesse.
C’est aussi la période où l’Union Syndicale Suisse, relayée par le Parti socialiste au Parlement, réclame le plafonnement de l’immigration, et où le mouvement xénophobe lance sa première initiative (1965). En réponse à ces pressions, Berne subordonne désormais le passage de la frontière à l’obtention préalable d’une autorisation de séjour et prend une série d’arrêtés restrictifs. En mars 1968, la première initiative xénophobe est retirée. Un an plus tard cependant, un second texte est lancé, apparemment moins brutal. C’est « l’initiative Schwarzenbach », qui sera rejetée de justesse en votation en 1970. Elle fera office de véritable repoussoir pour les mouvements issus de 68 en Suisse.
14. Femmes, oppression et inégalités
Cette inégalité est aussi vécue comme un profond déni démocratique qui tourne le dos aux espoirs soulevés par la Libération (voir notamment Le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir, en 1949). Ce n’est pas par hasard si, aux Etats-Unis, le nouveau mouvement des femmes se développe dans le sillage du mouvement afro-américain pour les droits civiques (Création de la National Organization for Women - NOW, en 1965). Comme en Europe, il dénonce les discriminations des femmes dans la formation et au travail. Pourtant, au-delà, sa critique se développe dans une perspective systémique : la mise en cause de la domination patriarcale. C’est pourquoi, il revendique très vite son autonomie organisationnelle par rapport aux autres mouvements sociaux. Il met clairement en cause la séparation entre public et privé : il revendique aussi le partage des tâches domestiques, parfois même le salaire ménager.
Ce mouvement reprend aussi à son compte une série de revendications qui touchent le corps, la sexualité et la famille : reconnaissance du plaisir féminin et droits des lesbiennes ; droit au divorce, à l’avortement et à la contraception ; reconnaissance du viol comme un crime, mise en cause de l’éducation sexiste des petites filles, etc. Il dénonce l’aliénation des femmes au travers de la mise en scène de leur « féminité » (critique de la femme-objet, du maquillage, des concours de beauté, etc.). Enfin, le Mouvement de Libération des Femmes (MLF), fondé à Zurich pour la première fois en Suisse, en 1968, tire plus d’une référence, dont son nom, des mouvements de libération du tiers-monde…
En Suisse, comme dans le reste de l’Europe, le nouveau mouvement des femmes se développe avec un temps de retard sur celui des Etats-Unis, dans la foulée de 1968. Cependant, la situation est ici assez particulière, puisque le suffrage féminin est encore à venir. Après de timides ouvertures aux Chambres, dans l’immédiat après-guerre, la question est posée aux électeurs, en 1959, qui tranchent nettement par la négative. Cette même année, la seconde édition du Livre du soldat proclame : « La femme est d’abord la gardienne du foyer. L’homme est à l’usine, aux champs, à l’atelier, au bureau ; il voyage ; il est absorbé par la vie professionnelle, politique sociale, militaire ; il se voue aux sports ; il est enrôlé dans dix, vingt sociétés ; il se doit à ses amis, à ses connaissances. La femme, vigilante, est au foyer. »
Pourtant, dès 1959, un certain nombre de cantons introduisent progressivement le suffrage féminin : Vaud et Neuchâtel en 1959 ; Genève en 1960 ; Bâle-Ville en 1966 ; Bâle-Campagne en 1968 ; le Tessin en 1969 ; Zurich en 1970 et Berne en 1971 ; avant que le corps électoral n’y souscrive enfin, au niveau fédéral, en 1971. Ainsi, en Suisse, les mobilisations des années 40-60 pour le suffrage féminin se rattachent-elles encore aux combats du premier mouvement des femmes, tandis que 68 annonce l’émergence d’un nouveau mouvement, porté par la génération montante, qui se mobilise par rapport à de tout autres enjeux.
Renouveau du féminisme…
« A un moment donné, je me suis mariée à un étudiant et je pouvais pas signer un bail sans sa signature, je pouvais rien faire quoi. Les professeurs d’université étaient tous masculins, je sais que ça n’a pas énormément évolué, mais quand même un petit peu. C’était une société profondément masculine à tous égards. C’était le début de la pilule, mais elle était difficile à obtenir surtout pour les jeunes. »
« On a commencé par faire des groupes de conscience. C’est-à-dire qu’on se racontait ce qu’on vivait au quotidien en tant que femme. Après ça, il suffisait de lire trois à quatre bouquins et tu avais tout compris... En partant de notre propre vécu, on pouvait naturellement extrapoler par rapport à des femmes qui souffraient plus ou qui avaient plus de chance… »
« Bien avant le sida, on revendiquait que les hommes mettent des préservatifs. En effet, la lutte féministe elle se faisait même dans le lit. Il y avait un peu l’idée qu’avec la pilule, on leur facilitait la tâche, donc on était encore dans un rapport de soumission. A l’époque, on ne voyait pas pourquoi on devrait grossir pour leur plaisir. D’ailleurs, on ne savait pas exactement ce que ça nous faisait biologiquement… Donc, moi, la pilule, je l’ai pas prise très longtemps pour toutes ces raisons personnelles, physiologiques et idéologiques. »
« Il faut dire qu’à l’époque, un des chevaux de bataille du MLF, c’était le droit à l’avortement. Moi, je me suis tout de suite sentie très concernée par l’avortement, parce que je trouvais scandaleux que les femmes ne puissent pas choisir d’avoir ou non des enfants. C’est ça qui m’a poussée à militer au sein du MLF. C’était vraiment cette bataille-là pour laquelle je me suis engagée, j’ai récolté des signatures, j’ai fait tout ce qu’il faut pour ça. Cette bataille a d’ailleurs duré 25 ans par la suite, ce qu’on n’imaginait pas. »
« On a essayé de traiter la question des femmes dans une perspective de classe, et ça a fait “Femmes en lutte”. […] Quand on parlait de façon polémique, on disait qu’on n’avait rien de commun avec la reine d’Angleterre et que si elle était opprimée, et bien c’était le cadet de nos soucis ! En revanche, les vendeuses des grands magasins, les femmes d’ouvriers qui sont ouvrières elles-mêmes et qui font tout le travail domestique, et bien celles-là elles nous intéressent ! On voulait intégrer la lutte des femmes dans la lutte des classes, intégrer la lutte des classes dans la lutte des femmes, c’est-à-dire traiter la question féminine et féministe à la lumière des rapports de classe aussi. »
15. Un nouveau cycle de luttes ouvrières
Ces conflits sociaux très étendus contribuent à poser le prolétariat comme acteur incontournable du changement social. En France, la statistique relève 3,3 millions de jours de grève dès 1966, contre 4,2 millions en 1967. Cette évolution débouche sur la grève générale la plus massive de l’histoire : 8 à 9 millions de grévistes, au sommet, les 26 et 27 mai 1968, soit 53% de l’ensemble des actifs non agricoles. L’année suivante, l’automne chaud italien est porté par la combativité de la plus grande usine du monde – FIAT Mirafiori à Turin – et rassemble 7 millions de grévistes.
Même en Allemagne, des grèves spontanées émaillent le renouvellement des contrats collectifs en 1969. En Pologne, l’année 1970 est marquée de la même façon par une série de grèves dures. En Espagne, les travailleurs-euses en lutte ébranlent la dictature, en particulier en 1971 et 1972. Ces mobilisations massives semblent annoncer un renouveau du mouvement ouvrier, fondé sur la démocratie de base (qui déborde les appareils), l’unité en dépit des statuts (formation, nationalité, sexe, âge), la spontanéité dans l’action collective, mais aussi la radicalité des formes de lutte et des aspirations.
Sur ce plan, la Suisse reste pour l’essentiel à l’écart, ce qui n’exclut pas le développement d’un nouveau cycle de conflits minoritaires, porté le plus souvent par l’immigration italienne ou espagnole, qui emprunte certains traits significatifs aux expériences européennes. Après le débrayage d’une entreprise du bâtiment en 1970, ce sont les métallurgistes genevois, emmenés par des militants de l’immigration, qui organisent une semaine entière de grève au printemps 1971, un véritable événement pour cette branche pionnière de la paix du travail en Suisse. Outre la satisfaction de leurs revendications salariales, pour une période au moins ils obtiendront des droits syndicaux étendus : locaux d’entreprise à disposition des commissions ouvrières et réunions de salariés pendant les heures de travail.
Cette même année, dans tout le pays, la statistique ne dénombre cependant que 2300 ouvriers en grève et 7500 journées de travail perdues... Cependant, contrairement à ce qu’affirme sans nuance la Nouvelle histoire de la Suisse et des Suisses, il existe plus d’un point de rencontre entre ces luttes ouvrières et les mobilisations de 68 en Suisse, sans parler de l’émergence de mouvements parmi les apprentis. Il est indéniable enfin, que 68 va contribuer à influencer durablement le mouvement syndical, jusqu’à la formation de son état-major actuel (cette interaction a bien sûr été dans les deux sens).
1971 : grève des métallos genevois...
« Pour comprendre la situation de l’immigration à l’époque, il faut dire que les travailleurs de la métallurgie de différentes nationalités n’avaient pas le droit d’aller dans les organes directeurs des syndicats. Nous ne pouvions pas être élus au sein des commissions ouvrières. Il y avait un représentant par nationalité qui pouvait prendre la parole, mais qui n’avait pas le droit de vote. […] L’un de nos premiers objectifs a donc été d’acquérir les mêmes droits dans l’entreprise. La première grève que j’ai faite en 1968 aux ateliers des Charmilles concernait la prime de fin d’année. La direction avait décidé de ne pas allouer cette prime à la majorité du département de peinture. On a alors lancé un mouvement de solidarité. Sur 750 ouvriers de l’entreprise, 180 ont débrayé. C’était important, dans un climat où l’on pensait que la grève était interdite. La section syndicale de l’époque avait voulu nous faire reprendre le travail tout de suite, sans avoir obtenu quoi que ce soit... En discutant avec la direction, nous avons cependant gagné ce qu’elle voulait obtenir devant les tribunaux... C’était quelques semaines avant l’élection de la nouvelle commission ouvrière. J’y ai été élu par une large majorité. Avec l’appui du personnel, j’ai été désigné à sa présidence et on a changé ses statuts. Il faut dire que la commission de 69 était formée des militants qui étaient à l’origine du mouvement : les anciens avaient été complètement balayés.
En avril 1971, les trois plus grosses entreprises de la métallurgie genevoise – les ateliers des Charmilles, Hispano-Oerlikon et Verntissa – sont rentrées en grève pour le treizième salaire. La convention prévoyait aussi une augmentation de 10%, mais les patrons voulaient donner 7% pour tous et répartir 3% sur une base individuelle. On s’est aussi battus pour relever le salaire des femmes. Après une semaine de grève, nous avons obtenu 9,5% au lieu de 10%, si bien que nous avons repris le travail. Une ou deux années après, nous avons obtenu de nous réunir pendant les heures de travail parce que les frontaliers habitaient loin et ne pouvaient pas participer aux assemblées générales. La commission ouvrière décidait le jour et l’heure et les travailleurs étaient payés. Elle disposait d’un bureau dans les atelier. On était respecté et soutenu par l’ensemble des travailleurs. En 73, nous avons obtenu que les salaires des femmes soient mis au niveau de ceux des hommes. ».
Severino Maurutto
16. Critique de l’aliénation et de la destruction du cadre de vie
C’est d’abord l’aliénation des producteurs, femmes et hommes, qui est mise en cause, dont le travail, divisé horizontalement et verticalement (à l’absurde), obéit à des impératifs étrangers à leur volonté et à leurs besoins individuels et collectifs : d’où la nécessité d’en transformer radicalement le sens, tout en valorisant le temps non contraint (augmentation du temps libre). Ensuite, celle des consommateurs-trices : parce que l’égalité apparente des propriétaires de voitures et d’autres biens de consommation durables cache les hiérarchies de classe et les rapports de domination ; mais aussi, parce qu’elle tend à soumettre l’être à l’avoir (la création de faux besoins et la manipulation des désirs par la publicité sont tout particulièrement mis en question). Cette protestation inspire des mobilisations originales, notamment contre le consumérisme de Noël.
Ce mouvement pose déjà de façon radicale les prémices d’un écologisme radical : dénonciation des pollutions agricoles (les pesticides dénoncés par Rachel Carson dans Silent Spring, 1963) et industrielles (métaux lourds, fluor, etc.), mais aussi du gaspillage programmé et des montagnes de déchets qu’il suscite ; rejet du nucléaire (chantier de Kaiseraugst occupé pendant 11 semaines en 1975 ; manifestation contre Creys Malville en 1977, etc.), opposition à la bagnole, promotion des transports publics et revendication de leur gratuité (en juin 1969, Bâle est le théâtre de manifestations pour la gratuité des transports publics), défense des arbres et des espaces verts, opposition à l’extension des routes et des pistes d’aéroport…
Lorsque Max Frisch lance son fameux aphorisme : « Nous avons engagé des bras, ce sont des hommes qui sont venus », il critique explicitement l’aliénation du travail, importé comme une marchandise quelconque. Dans d’autres pays, c’est la généralisation du travail à la chaîne qui suscite un renouveau de la réflexion sur l’aliénation ouvrière. C’est le thème emblématique du film italien d’Elio Petri, La Classe operaia va in Paradiso (1971). En Suisse, c’est la société de consommation qui est au centre de la critique de l’aliénation par le mouvement de 68. Un film comme Charles mort ou vif (1968) d’Alain Tanner porte clairement témoignage.
Contre les nocturnes de Noël…
« En décembre 68, à Genève, on a fait une action vraiment inoffensive contre l’ouverture des grands magasins le soir, avant Noël. On s’est retrouvé au Grand-Passage, dans les escaliers roulants, avec deux malabars en bas et deux autres en haut. Alors, on a mis les tracts dans nos poches, mais on était quand même reconnaissable, et puis, les malabars du magasin ont appelé la police pour prendre nos identités. C’est par la suite qu’on a appris qu’il y aurait des contraventions ou des lettres de menaces sérieuses. »
Contre le nucléaire et au-delà…
« Les grandes manifestations antinucléaires, je pense qu’elles ont évidemment rassemblé tous les militants antinucléaires, mais elles ont aussi rassemblé toute une population qui..., petit à petit, prenait conscience des questions qui touchaient à l’écologie et qui était engagée dans des domaines complètement différents liés à la qualité de vie. »
« Les Suisses ont complètement oublié que leur première centrale nucléaire a été construite à 30 kilomètres de Lausanne et qu’elle a causé le premier accident grave, avec fusion du cœur, à Lucens en 1969... Parce que la Suisse c’est un truc génial : on arrive à faire disparaître toute chose désagréable de l’histoire. Au-delà du secret bancaire, il y a le secret mental, le secret technologique… c’est bourré de secrets. Bref, Lucens abritait aussi un projet militaire, derrière la centrale nucléaire. Ce n’était pas que “l’atome pour la paix”, comme on disait à l’époque pour oublier Hiroshima et Nagasaki… »
17. Critique de l’ordre établi
Aucune forme de pouvoir n’est épargnée : l’Etat, l’armée, l’église, la police, le système psychiatrique et pénitentiaire, l’entreprise, l’école... Au Tessin, en 1968, un établissement pour la formation des instituteurs (la Magistrale de Locarno) est occupé pendant une semaine, donnant naissance à un important mouvement pour la démocratisation de l’école. Il ne s’arrête pas non plus au seuil de la « vie privée », stigmatisant la famille patriarcale, la répression sexuelle et les formes d’autorité sociales auxquelles elle prédispose. On assiste ainsi au développement de nombreux mouvements anti-militaristes (comités de soldats et objection de conscience), anti-psychiatriques, contre les prisons, la pédagogie autoritaire et sélective, l’éducation rigide (jardins d’enfants anti-autoritaires), la famille nucléaire (formes de vie communautaires), l’église traditionnelle (communautés de base), etc. Une bonne image de cette contestation radicale est mise en scène par Lindsay Anderson, dans son film If (1968), qui imagine une véritable insurrection armée des élèves dans une Private school anglaise.
En Suisse, dès l’été 1968, la revendication d’espaces autonomes pour la jeunesse fait l’objet d’importantes mobilisations, d’abord à Zurich, où 3000 personnes descendent dans la rue pour protester contre l’évacuation des anciens locaux du magasin Globus, après deux semaines d’occupation. De violents affrontements ont lieu avec la police, provoquant une soixantaine de blessés. Un espace autonome, inauguré quelques mois plus tard, donne naissance à l’Autonome Republik Bunker. Le Gaskessel sera son homologue à Berne, dès fin 1969. À Genève, l’occupation de la Maison des Jeunes, puis du Centre scout, en mai 1971, sera suivie, en 1972, par l’occupation de la Maison du Prieuré. Un large accès démocratique à la culture et aux services publics motive d’autres protestations, à Bâle et à Lausanne. En mai 1971, le Comité Action Cinéma de Lausanne dénonce le prix trop élevé des entrées et organise des projections sauvages dans la rue. Ces mouvements s’étendent rapidement à d’autres revendications.
Une multitude de pratiques sociales sont dès lors interrogées, dans le sens d’une démocratisation radicale : médecine (droits des patients), gynécologie et obstétrique (dispensaires féministes et self-help) ; transports (mise en cause du primat de l’automobile et revendication de transports publics gratuits) ; architecture et urbanisme (critique de la spéculation et de groupes d’habitants) ; habitat et famille (squats et communautés) ; culture (rejet des conventions, mais aussi de l’élitisme), etc.
Ces foyers de contestation débouchent sur la formation de nombreux collectifs militants. Le mouvement se revendique en fait d’une « dialectique de la libération » (voir le Congrès du même nom, tenu à Londres en 1967), qui lie entre elles les luttes d’émancipation, non réductibles au rejet de l’exploitation du travail et de la « tyrannie » du pouvoir d’Etat (« tout est politique ! »).
En Suisse, l’institution militaire fait l’objet d’une critique particulièrement virulente. En 1959, la 2e édition du Livre du soldat place l’armée au centre de la « défense nationale spirituelle ». Pourtant, dès 1962-63, les milieux pacifistes et progressistes donnent de la voix pour obtenir l’interdiction des armes atomiques ou, du moins, un contrôle populaire sur leur éventuelle acquisition. A Genève, les Journées de la défense nationale organisées par la Société militaire cantonale du 9 au 19 mai 1968 mettent le feu aux poudres en provoquant des contre-manifestations : aux revendications antimilitaristes se joignent des appels à la démocratisation des études et à la solidarité avec le peuple vietnamien.En 1969, c’est le Département de Justice et Police qui diffuse à tous les foyers Défense civile (« Le Petit livre rouge de la défense civile »), qui reprend un discours de guerre froide tout à fait caricatural. Violemment contesté, il suscite des manifestations de protestation. Des comités de soldats voient le jour et certains défilés militaires sont perturbés. Cette centralité de la mise en cause de l’armée n’exclut pas bien sûr la multiplication de comités d’action sur de nombreux thèmes, partiellement évoqués ci-dessus.
Soyons réalistes, demandons l’impossible…
« Il y avait un contexte très vaste dans ces années 68, avec une aspiration mondiale de la jeunesse à sortir d’un certain carcan traditionnel d’autorité parentale, d’école étouffoir ou de caserne disciplinaire : ça a pu passer par le courant hippie, peace and love. [Politiquement, ce sont] les tendances libertaires ou spontanéistes qui ont sans doute le mieux incarné ces aspirations soixante-huitardes à vivre ici et maintenant différemment : ça pouvait passer par des expériences de communautés ou le goût de la contre-culture, s’exprimer autrement dans le domaine de l’art ou de la contre-information (…) »
« Ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que dans ces années-là, finalement, ce qui nous motivait, le rêve d’une société idéale, une volonté de transformer les rapports, particulièrement les rapports paternalistes, cette hiérarchie un peu militaire, cet autoritarisme, jusque dans l’entreprise. On peut le dire, d’une certaine manière c’était plus un élan contre ces structures-là, qu’une réflexion rationnelle, qui nous a fait adhérer à des programmes politiques. »
« Toutes les structures qu’on détestait fonctionnaient sur l’autorité : l’armée en premier, l’école en second évidemment. Et donc, l’avenir des jeunes était extraordinairement balisé. Après l’école, t’avais l’apprentissage, l’armée et puis tu faisais ta famille... Et c’est vrai que sous ce mot anti-autoritarisme, y avait une vraie révolte qui demandait à exploser. »
« On avait un professeur de philosophie qui était rentré de Chine et nous racontait les débuts de la révolution culturelle. Là-bas, les étudiants avaient le droit d’écrire sur les murs, […] ils avaient le droit de parler, d’interrompre les professeurs… de mettre en question l’autorité des adultes, des parents, des enseignants ! C’était beaucoup, d’avoir des espaces de parole. Par exemple, au gymnase de la Chaux-de-Fonds, le groupe de base qui s’était constitué revendiquait de pouvoir distribuer un journal et d’avoir un lieu de réunion dans le collège. »
« A Genève, il y avait les manifs du Centre Autonome, avec des occupations de locaux, à Saint-Gervais, au Centre scout… On avait occupé une petite église en haut de la Servette qui n’existe plus maintenant, avec un mouvement culturel, un groupe de théâtre qui s’appelait les Tréteaux Libres et qui faisait des spectacles très peu vêtus, voir complètement nus, ce qui était évidemment scandaleux. Je me souviens alors d’avoir participé à […] une espèce de fête permanente. »
18. Un autre socialisme est possible
La controverse sur l’horizon de la transformation sociale reste dominée par une perspective socialiste, désormais chargée de toutes les attentes de la nouvelle période. De ce point de vue, ni la social-démocratie ni le « communisme réellement existant » ne peuvent être envisagés comme des modèles acceptables, voire réformables. Rappelons que la social-démocratie participe au pouvoir à Bonn, Londres et Rome (sans parler de Berne), et qu’elle défend le primat de l’économie de marché, les dépenses militaires (y compris la bombe en Angleterre) et la politique des Etats-Unis au Vietnam.
De son côté, le mouvement communiste est secoué par des convulsions importantes (conflit sino-soviétique, révolution culturelle, castrisme, guévarisme, printemps de Prague, mais aussi mouvements des étudiant-e-s polonais ou yougoslaves, etc.), qui se traduisent par une série de ruptures minoritaires dans les partis communistes occidentaux, stimulées à nouveau par les événements de 68. En août 1968, aucun secteur significatif du mouvement ne tente d’ailleurs de justifier l’invasion de la Tchécoslovaquie par les forces du Pacte de Varsovie au nom de la « défense du socialisme ».
L’avant-garde politique du mouvement de 68 se reconnaît grosso modo dans la perspective suivante : « un autre socialisme est possible ». Ce faisant, elle puise dans les traditions libertaires, dans celles de l’opposition de gauche au stalinisme (Trotsky) et/ou dans les expériences diverses de la révolution coloniale (maoïsme, guévarisme, castrisme, foquisme, tiers-mondisme, etc.). Pourtant, en Europe, et surtout aux Etats-Unis, l’insertion des groupes dont elle se revendique au sein du mouvement ouvrier reste limitée, sauf peut-être en Italie.
En Suisse, une série d’organisations politiques de la gauche radicale voient ainsi le jour en 1969, fondées par des dissidents du Parti suisse du travail (parti communiste) et des militant-e-s étudiants. La Ligue marxiste révolutionnaire (LMR), sympathisante de la Quatrième Internationale, sera présente, quelques années après sa fondation à Lausanne, dans quatorze cantons des trois régions linguistiques. Les Organisations Progressistes de Suisse (POCH), se référant toujours à l’URSS mais influencées par le castrisme, s’implantent dans neuf cantons, tous germanophones ; elles entretiennent des liens étroits avec le Parti socialiste autonome, créé la même année au Tessin. Enfin, différents groupes se revendiquant plus ou moins directement du maoïsme, avec une dominante spontanéiste, voient le jour dans les grandes villes suisses sans pour autant constituer de véritables réseaux nationaux unifiés.
Au-delà des références maoïstes, trotskistes, tiers-mondistes ou libertaires qui distinguent les différents groupes de l’extrême gauche politique, ils expriment aussi, de façon inégale, un certain nombre de tendances de fonds communes. Tout d’abord, une forte aspiration à l’égalitarisme (rejet de la compétition et de la méritocratie) ; une défense de la démocratie directe, des assemblées, de la prise de parole (Free Speech Movement) et de l’autonomie du mouvement social (références à la Commune de Paris et au conseillisme) ; une critique des limites de la démocratie représentative ; une perspective autogestionnaire (valorisation du contrôle étudiant dans les hautes écoles et du contrôle ouvrier dans les entreprises, qui se traduisent souvent par l’occupation des locaux).
L’esprit de 68 se caractérise aussi par le rejet de la division du travail, qui produit le « Fachidiot » (spécialiste d’un domaine très restreint et ignorant de tout le reste), de l’expert et du point de vue scientifique prétendument neutre ; le recours à de nouveaux modes de communication accessibles à toutes et tous (ronéo, dazibaos, affiches, graffitis, théâtres de rue, happenings), qui motive souvent l’engagement des écoles d’art et des artistes ; l’appel constant à l’imagination, à la force de l’utopie, voire de la provocation (« l’imagination au pouvoir ! », « soyez réalistes, demandez l’impossible ! ») ; la volonté d’abolir les frontières entre public et privé (communes d’habitation, libération sexuelle, etc.) ; la revendication d’un projet révolutionnaire.
Quel socialisme ?
« Quelqu’un a prétendu que j’avais rompu [avec le POP] à la suite de l’invasion de la Hongrie par l’URSS. Il n’en est rien ! […] Mais après coup j’ai pensé qu’il fallait en tirer la leçon, renoncer aux génuflexions devant le Kremlin, bien que le parti aujourd’hui prétende qu’il n’a jamais été asservi. Allons donc ! J’entends encore quelqu’un qui fut un bon défenseur des petites gens, Jean Vincent, qui fut aussi conseiller national. Je l’entends encore dire à Lausanne avec la voix qu’il avait héritée de son père, qui était pasteur, au moment de la mort de Staline : “Nous te jurons camarade Staline de veiller sur l’unité du parti comme sur la prunelle de nos yeux...” En fait d’allégeance, c’était pas mal. »
« A partir du 21 août 68, je me considère consciemment comme un sympathisant du POP, mais un sympathisant méfiant, un sympathisant anti-stalinien décidé, très déçu par la condamnation très timide, très mesquine et hypocrite, de la situation en Tchécoslovaquie par le Parti du Travail. De Trotsky, je savais seulement qu’il avait été le fondateur de l’armée rouge, qu’il avait été éliminé par Staline, et qu’il avait été finalement assassiné en 1940 au Mexique. Par contre, je ne savais pas, je ne soupçonnaient pas que Trotsky avait eu une activité politique en Occident dans son exil, entre 1928 et 1940. C’est alors, dans les jeunes progressistes, que j’ai découvert qu’il y avait une fraction secrète de trotskystes. »
« En été 68, on a fait une manif contre l’invasion de la Tchécoslovaquie, ce qui a causé la première rupture du Mouvement du 17 mai [mouvement unitaire de la jeunesse constitué à Genève en 1968, ndlr], avec les maoïstes. Le tract s’appelait “pour le socialisme, contre le stalinisme”, donc le courant “mao”, qui était admirateur de Staline, n’était pas d’accord. »
« Ce qui m’intéressait dans la IVe Internationale, c’est qu’elle voulait la Révolution à l’échelle internationale. Elle offrait des liens avec des gens qui avaient des expériences complètement différentes dans d’autre pays d’Europe, où les choses étaient beaucoup plus sérieuses à nos yeux. Mais aussi ailleurs, dans le monde entier. Aux Etats-Unis et en Amérique du Sud, dans les pays du Tiers Monde. »
« Il fallait sauver l’idée du socialisme. Concrètement, j’avais une perception assez claire de ce qu’on allait vers la catastrophe dans les pays de l’Est et que ces régimes allaient tomber. J’avais aussi la conviction qu’il était essentiel d’organiser, dans les combats contre ces régimes, des gens qui puissent ensuite… maintenir la conviction qu’une société socialiste était supérieure à une société capitaliste. Enfin, bon on s’est planté… »
Du Fantoche à la Révolution des Œillets
N’en déplaise à ceux qui voudraient liquider l’héritage des mouvements de 1968, il ne se passe pas un jour sans qu’un événement ne vienne commémorer le 40e anniversaire du printemps protestataire. Bien qu’elle n’ait pas été le théâtre de révoltes d’une ampleur comparable à celle des pays voisins, la Suisse n’est pas restée à l’écart d’un mouvement qui a revêtu des aspects divers.
Ainsi, alors même que les étudiant-e-s français battaient les pavés du Quartier latin, quelques artistes contestataires romands arpentaient la scène suisse et regardaient vers le Portugal. Feuilletons ici le livret d’une « pièce » de solidarité internationale en trois actes, qui a marqué le cycle de contestation de 68, ainsi que la mémoire de nombreux-euses militant-e-s.
Premier acte : Le fantoche colonialiste
C’est en avril 1968 que le Chant du fantoche lusitanien, pièce de Peter Weiss, est présentée pour la première fois en langue française, à Genève. Créée par le Théâtre de l’Atelier et mise en scène par François Rochaix, cette satire critique, avec force et ironie, la dictature colonialiste portugaise et ridiculise celui qui la dirige depuis une quarantaine d’années, Salazar. Dressant un réquisitoire précis et implacable, Weiss y dénonce la répression dans la métropole, les massacres perpétrés contre les opposants dans les colonies, ainsi que l’exploitation des populations et des ressources africaines, en particulier de l’Angola. La complicité de l’Eglise, des Etats occidentaux et de l’OTAN est également montrée du doigt.
La conception du Fantoche a exigé de la troupe un sérieux travail de documentation. Le résultat est éloquent : encensée par la presse helvétique, la pièce est un grand succès et fait une tournée remarquée en Suisse romande, puis en Belgique et en Algérie. Le Portugal salazariste s’insurge, quant à lui, contre cet affront qui met à ses yeux en cause la neutralité helvétique. Cependant, ni la virulence des attaques de la presse de Lisbonne ni les pressions de la diplomatie portugaise n’obtiennent la censure de la pièce. S’inscrivant dans le nouveau théâtre engagé, le Fantoche a contribué à sensibiliser l’opinion publique à la plus vieille dictature d’Europe occidentale et à la situation de ses colonies africaines, en lutte pour leur libération.
Deuxième acte : La manifestation du Comptoir
Il faut dire que dans la Suisse des années 60, le Portugal apparaît marginal et largement méconnu. Contrairement aux communautés espagnole et italienne, la diaspora portugaise est encore peu nombreuse et le travail politique de quelques exilé-e-s et immigré-e-s ne suffit pas à créer un vaste mouvement de solidarité avec les opposants au salazarisme. Il est vrai que le terrain de la solidarité internationale est déjà passablement occupé par les mobilisations contre la guerre du Vietnam ou les campagnes contre divers régimes racistes ou dictatoriaux (Espagne, Grèce, Afrique du Sud, Iran, Brésil, etc.). Dans ce contexte, l’intérêt que l’opposition portugaise à la dictature et les luttes de libération dans ses colonies suscitent auprès du mouvement internationaliste suisse est relativement tardif. Il n’en sera pourtant pas moins notable, en particulier lorsque le Portugal est l’invité d’honneur du Comptoir suisse en 1973.
La présence du régime salazariste à Lausanne engendre en effet une grande mobilisation - largement unitaire - des forces de gauche. Se rattachant à des filiations politiques très diverses (gauche radicale, gauche parlementaire, groupes tiers-mondistes, pacifistes, associations d’immigrés), ces formations lancent une campagne qui condamne vigoureusement la dictature portugaise et le régime colonial et qui n’épargne pas non plus les autorités suisses. Le 8 septembre 1973, une manifestation massive de plusieurs milliers de personnes marche sur Beaulieu. Sous la pression de la foule, les imposantes grilles s’écroulent et le Comptoir est pris d’assaut par les manifestant-e-s. S’ensuit un violent affrontement avec la police, qui procède à de nombreuses arrestations. Les procès des militant-e-s arrêtés aboutiront finalement à un non-lieu, car entre-temps, la Révolution des Œillets aura renversé le régime autoritaire portugais.
Troisième acte : La Révolution portugaise
De fait, le 24 avril 1974, un coup d’Etat d’officiers progressistes renverse la dictature, en même temps qu’il ouvre la voie d’une révolution. Pendant une année et demie, le Portugal connaît un bouleversement socio-économique d’une portée et d’une radicalité inconnues en Europe occidentale au cours de la deuxième moitié du 20e siècle. Les mouvements sociaux occupent les maisons vides et les terres, créent des coopératives et expérimentent le contrôle ouvrier et l’autogestion. De son côté, l’Etat portugais lance des campagnes d’alphabétisation, impose la nationalisation des banques et des assurances et démantèle l’empire colonial. En Suisse, les organisations issues de 68 suivent cette évolution de près.
Des comités de soutien à la Révolution portugaise sont créés, tandis que de nombreux-euses Suisses-ses se rendent au Portugal en 1974 et 1975 pour « voir la Révolution » ou même y participer. Moins d’un an après l’écrasement brutal de la « voie chilienne vers le socialisme » par un coup d’Etat militaire sanglant, le Portugal développe un processus politique et social original. Cette fois, c’est au sein même du Mouvement des forces armées (MFA), qui détient en grande partie le pouvoir et d’où se dégage la figure d’Otelo de Carvalho, que s’affirme un courant socialiste. Lors de l’automne 1975, le serment du drapeau d’un régiment soutient par exemple : « Nous, soldats, […] jurons de nous tenir toujours aux côtés du peuple, au service de la classe ouvrière, des paysans et du peuple qui travaille. Nous jurons de lutter de toutes nos forces, […] contre le fascisme, contre l’impérialisme, pour la démocratie et le pouvoir du peuple, pour la victoire de la révolution socialiste. »
La Révolution ne fait toutefois pas long feu. Le 25 novembre 1975, un coup de force d’éléments dits modérés vient briser l’élan progressiste et entamer une lente contre-révolution. Dès lors, la rhétorique et les pratiques socialisantes laissent la place à une transition démocratique qui accepte pleinement les règles du capitalisme. Au-delà du contexte lusitanien, l’échec de la Révolution portugaise sonne le glas d’une rupture sociale radicale en Europe. C’est peut-être bien à Lisbonne, après un bref éclair, que le rideau est tombé finalement sur les espoirs révolutionnaires de la génération contestataire de 68.
Nuno Pereira
A Lire pour... Mieux comprendre 68
Le 68 français fait l’objet cette année de quelques ouvrages de recherche et de témoignage fort intéressants. Nous en avons repéré quatre qui partagent une même ambition : refuser le dilettantisme et le cynisme de croque-morts de ceux qui se ruent sur les commémorations décennales de Mai… et ceci depuis 1978. Le discours de Bercy de Nicolas Sarkozy, le 29 avril 2007, en aura sans doute convaincu plus d’un-e de descendre dans l’arène pour ne pas laisser calomnier cet héritage qui est aussi le nôtre...
Commençons par le témoignage d’Alain Geismar, ancien Président de l’UNEF, qui évoque modestement Mon Mai (Perrin, 2008) comme l’irruption « d’une autre vie, un moment, aperçue et traversée », que les militant-e-s de son cru nommaient « Révolution ». Il rappelle l’importance de l’insubordination ouvrière des années 1970-71, lorsqu’un patron français était séquestré chaque jour… Il admet certes que l’esprit de Mai a été depuis « digéré et métabolisé par le corps social », jusqu’à marquer ses plus irréductibles adversaires… « Imagine-t-on qu’en 1965, assène-t-il, aurait pu être porté à la magistrature suprême un enfant d’immigrés, fils de parents séparés, qui divorcerait juste après son élection pour derechef se remarier ? ». Il en rend largement responsable la social-démocratie, pour avoir abandonné le terrain de l’alternative à « une extrême-gauche sans responsabilité de gestion »… Le diagnostic paraît cependant sans issue, dans la mesure où il ne voit pas se développer sous nos yeux la logique d’un nouveau capitalisme, véritablement étranger à tout compromis.
Au chapitre des recherches, on distinguera tout particulièrement trois gros livres. Le plus volumineux est un effort de réflexion militant : sous la direction d’Antoine Artous, de Didier Epsztajn et de Patrick Silberstein, La France des années 68 (Syllepse, 2008, 901 p., 30 €), donne la parole à celles et ceux qui continuent à donner vie au quotidien, par la pensée et l’action, à l’élan de Mai. La table des matières se décline alphabétiquement : on y croise des thèmes généraux, des groupes sociaux, des pays, des événements, des personnalités, des organisations, des courants artistiques et culturels, etc. Une importante chronologie, de même que des index thématiques et des noms cités complètent encore l’effort d’organisation. Une référence incontournable.
Second par la taille, un ouvrage d’historiens, dirigé par Philippe Artières et Michelle Zancarini-Fournel, prend le parti de l’histoire longue et plurielle : 68, Une histoire collective (1962-1981) (La Découverte, 2008, 847 p. 28 €). Il comprend quatre parties : tout d’abord, « 1962-1968 : Le Champ des possibles », puis « Mai-Juin 1968 : L’épicentre », ensuite « 1968-1974 : Changer le monde et changer la vie », enfin « 1974-1981 : Le début de la fin ». Chaque partie égrène une succession identique de chapitres : d’abord une mise en récit de la période, puis un film phare, enfin des objets emblématiques (le transistor, la matraque, la pilule, la 4L, etc.), des nouvelles d’ailleurs, des lieux dans l’espace, des acteurs remarquables et des réflexions de traverse, écrits par de nombreuses mains. Un travers inévitable, cependant : l’émiettement du propos et l’image kaléidoscopique qui s’en dégage.
La troisième étude collective est d’ambition sociologique et politologique, c’est le Mai-Juin 68 dirigé par Dominique Damamme, Boris Gobille, Frédérique Matonti et Bernard Pudal (L’Atelier, 2008, 445 p., 27 €). De façon assez classique, elle s’intéresse d’abord au temps long, aux origines de 68, en interrogeant les modalités de la crise de la vie privée, des institutions, des systèmes politiques et des idées en France, depuis 1945. Ensuite, elle tente d’approcher le temps court de mai-juin 1968 dans sa double réalité étudiante et ouvrière, ainsi que ses expressions particulières dans les divers domaines de la culture, de l’apprentissage et des idées. Enfin, elle s’arrête sur quelques portraits, pour l’essentiel de groupe, des années 1968-1975, des mouvements gauchistes aux « soixante-huitards ordinaires », des ouvriers aux nouveaux paysans de gauche, des journalistes aux pédagogues en rupture, des associations féministes à un artisan sulfureux de l’écriture comme Tony Duvert. Comme on le voit, l’ambition et l’ouverture focale de ces multiples approches sont fort contrastées. Il s’en dégage pourtant un effort constant de relire 68 comme « une aspiration toujours vive [à] prendre la parole et transformer sa vie hors des limites assignées par les pouvoirs ».