Le printemps du « socialisme à visage humain »
par Anna Libera et Charle-André Udry
Début janvier 1968, le Présidium du Comité Central (CC) du Parti communiste tchécoslovaque (PCT), après de rudes affrontements, nomme Alexandre Dubcek à la place de premier secrétaire. Le 4 mars 1968 seulement, un « compte rendu détaillé du Présidium du CC » commence à circuler confidentiellement.
On peut y lire : « Au cours de la discussion, la réflexion sur la mise en œuvre de la politique du Parti a vu s’affronter le nouveau et l’ancien. Une première tendance s’est exprimée qui, dans une mesure plus ou moins grande, ne tient pas compte du stade déjà atteint dans le développement socialiste de notre société et qui s’évertue à défendre des formes périmées de travail du Parti ; à ses yeux, les causes de nos défaillances sont avant tout des difficultés rencontrées dans la marche de l’économie, les insuffisances du travail idéologique, le manque de rigueur et les attitudes libérales sur le front idéologique, les effets de manœuvres de diversion idéologique de l’Occident. Pour cette tendance, il y a assez de démocratie comme ça à l’intérieur du Parti et dans le pays. Il se trouva même une voix pour dire qu’il y aurait chez nous « un excès de démocratie ».
En face s’exprimèrent des tendances très marquées… qui réclamaient d’urgence un cours nouveau… en partant de la nécessité de hisser l’action politique à un niveau correspondant à l’évolution contemporaine de notre société, et en tenant compte des effets de la révolution scientifique et technique. Le développement de l’économie et ses nouvelles formes de direction requièrent un changement inéluctable des méthodes de direction du parti, afin de ménager un champ suffisamment large pour l’initiative et l’activité publique des groupes sociaux en tant que tels » (Rapporté par Jiri Hajek, Dix ans après, Seuil 1978). La première tendance était représentée par Antonin Novotny [1904-1975], premier secrétaire du PCT depuis 1953. Le deuxième camp, hétérogène, trouva comme porte-parole Dubcek. Le printemps commençait. Le 5 avril 1968, le Programme d’action du PCT était adopté. Le printemps s’échauffait, dans le sillage des initiatives du Congrès des écrivains de juin 1967.
Après presque vingt années de silence, Alexandre Dubcek déclarait récemment au quotidien « communiste » italien [donc du PCI de l’époque] qu’il existait d’importantes similitudes entre la perestroïka de Gorbatchev et le Printemps de Prague (Unità, 19 décembre 1987). Mettant en garde, à juste titre, contre tout parallèle simpliste entre les deux situations, il situait la ressemblance dans leurs « sources d’inspiration ».
De ce point de vue, en effet, les analogies sont nombreuses : un mouvement de réforme lancé par la direction du Parti communiste, dans le respect du système de parti unique, une réforme économique basée sur l’utilisation assez large des mécanismes de marché, une libéralisation de la presse et des activités culturelles… Au-delà de ces points communs – importants – il serait abusif de tracer un parallèle quant à l’évolution des deux mouvements.
D’importantes différences, politiques (liens entre le PCT et la classe ouvrière tchécoslovaque resserrés, avec une dimension nationale, face aux pressions soviétiques, soutien massif de la population à la direction Dubcek), géopolitique (place subordonnée de la Tchécoslovaquie dans le « bloc de l’Est »), historiques (contexte de crise économique mondiale depuis 1974-1975 et 1980-1982 et, partant, l’écrasement du printemps de Prague et de Solidarnosc début 1981 ont eu lieu !) doivent être prises en compte afin d’éviter de lire l’expérience de réforme gorbatchévienne actuelle [qui a commencé en 1985] avec des « lunettes tchécoslovaques ».
Pourtant, s’agissant d’expériences aux inspirations analogues, se déroulant dans des systèmes politiques identiques, une meilleure connaissance de la première peut nous permettre de mieux saisir des mécanismes de la seconde, ses contradictions, ses limites et les problèmes posés à ceux qui, en URSS, aujourd’hui [en 1988, luttent pour une transformation radicale de la société.
Une déstalinisation à retardement
Une des spécificités de la réforme tchécoslovaque, qui explique en partie son caractère massif et son accélération, réside dans le fait que le Parti communiste, et par suite la société dans son ensemble, avait été à peine effleuré par le mouvement de « déstalinisation » déclenché par Khrouchtchev lors du XXe congrès du Parti communiste d’Union soviétique (PCUS) en 1956.
Relativement à la Pologne et à la Hongrie, le PCT jouissait encore d’un soutien au sein de larges couches des travailleurs et ne s’était donc pas vu contraint par la pression populaire de modifier ses pratiques et sa direction staliniennes. Quelques prisonniers politiques avaient certes été libérés, mais les timides tentatives de débat lancées par les intellectuels en 1956 avaient vite été réprimées. Tirant les leçons de la Pologne et de la Hongrie de 1956, Novotny, le principal dirigeant du PCT, avait renforcé la discipline du parti et la « lutte anti-révisionniste ».
Ce durcissement préventif allait, à terme, accentuer le mécontentement, en premier lieu de l’intelligentsia qui voyait une profonde contradiction entre la politique du PCT et la politique de « coexistence pacifique et d’ouverture » prônée alors par l’URSS, de même qu’avec la nouvelle dénonciation du stalinisme lancée par Khrouchtchev au XXIIe congrès du PCUS, en octobre 1961.
Le mécontentement exprimé par l’intelligentsia allait entrer en écho, au début des années soixante avec une profonde crise économique. Depuis quelques années, le taux de croissance ne cessait de baisser jusqu’à atteindre zéro en 1962 et un taux négatif en 1963 (-3%). De jeunes économistes du parti (parmi lesquels Ota Sik, qui enseignera par la suite à l’Université de Saint-Gall, en Suisse) ne tardèrent pas à situer les responsabilités dans une copie par trop servile du modèle d’industrialisation soviétique, dans l’hypercentralisation de la planification et dans le manque de qualification de managers nommés pour leur soumission au parti plutôt que pour leur compétence en matière de gestion économique.
La réforme économique
Face à l’échec de sa politique économique, la direction du PCT ne pourra éviter, au XIIe congrès en 1962, l’ouverture du débat avec ceux qui proposaient une profonde réforme du mécanisme économique. Si la discussion eut lieu, aucune mesure ne fut adoptée à ce congrès.
Le débat allait alors de poursuivre dans la presse économique (principalement Hopodarské Noviny) au cours des mois suivants. Ota Sik, chef de file des réformistes, soutenait depuis longtemps l’idée fondamentale que la réforme économique ne pouvait être réalisée si des changements adéquats n’étaient pas apportés aux structures politiques et administratives du pays.
Il se prononçait contre tous les tabous et pour une discussion ouverte de tous les problèmes [certains de ses textes de l’époque ont été publiés dans la revue française Les Temps modernes]. Pour lui, le plan devait répondre aux besoins de la population (et non le contraire !) et la « propriété collective » était un moyen et non un but. Il se prononçait pour une décentralisation de la planification, une autonomie relative des unités de production, pour l’application de la loi de l’offre et de la demande dans la fixation des prix et pour une gestion « efficace » des entreprises qui implique, entre autres, le droit de licencier les travailleurs.
Ce ne sont pas ces deniers éléments qui faisaient bondir les conservateurs au sein du PCT (à la même époque, en URSS, Liebermann et Trapeznikov proposaient les mêmes recettes sans susciter de réactions négatives). Ils tiquaient face à l’insistance mise par les économistes sur la remise en cause du monolithisme du parti et de son monopole absolu sur la vie économique et politique. Sik ne cessait de répéter qu’on ne pouvait stimuler l’initiative économique sans que cela ne déborde dans le domaine politique. Les conservateurs craignaient également de voir leurs postes menacés si les responsables devaient être choisis en fonction de leurs compétences et non plus de leur adhérence à la ligne du parti.
Pourtant, ils étaient désarmés : la crise économique ne pouvait qu’encourager le débat et il était difficile d’y répondre en valorisant la politique passée. Le principe de la réforme économique fut donc arrêté en 1964 et adopté seulement au début 1967. Cependant son application fut totalement freinée par l’appareil du parti qui faisait démagogiquement campagne dans les entreprises sur ses conséquences possibles (et aussi réelles) pour les travailleurs. Il tentait aussi d’opposer les travailleurs aux intellectuels (à l’intelligentsia, selon le terme d’origine russe qui s’était imposé).
L’entrée en lice des intellectuels
Parallèlement, encouragés par le XXIIe congrès du PCUS, les intellectuels paraient à l’offensive sur la question du bilan du stalinisme. Au comité central d’avril 1963, A. Novotny était contraint de présente un rapport sur les « violations des principes du parti et de la légalité socialiste à l’ère du culte de la personnalité ».
C’était la réouverture, après huit ans, du procès Slansky [Slansky dirigeant du PCT est arrêté en novembre 1951, accusé de titisme ; il sera pendu en décembre 1952 ; lire à ce propos le livre d’Arhur London L’aveu, Gallimard 1968 ; Jean Vincent, dirigeant du PSdT, a joué un rôle peu reluisant dans ce procès stalinien]. Mais ce rapport fut jugé tellement explosif que seule une version fortement expurgée fut distribuée aux militants. Même cette version édulcorée suscita de violents remous.
Ce sont des questions touchant plus directement la culture nationale qui vont mobiliser les intellectuels. En particulier, la redécouverte de Kafka, un des plus grands écrivains tchécoslovaques, interdit dans son pays car jugé « pessimiste et décadent ». En février 1963, Edouard Goldsticker écrit un premier article en défense de Kafka dans les Literarni Noviny, revue de l’Union des écrivains. En mai 1963, une conférence internationale consacrée à Kafka se tient à Prague. Ses écrits sont mis à contribution pour critiquer le régime bureaucratique. Le congrès des écrivains slovaques, qui se déroule en avril 1963, révélera le rôle de pointe joué par les intellectuels dans la dénonciation de la dictature bureaucratique de Novotny.
Placé sur la défensive par les critiques combinées des économistes et des intellectuels, le pouvoir répond avec le seul moyen qu’il connaît : la répression. Le comité central multiplie les avertissements, une violente campagne est lancée contre l’intelligentsia, certaines publications sont interdites (Tsiar). Enfin, le 1er février 1967, une loi très stricte renforçant la censure est promulguée. Loin d’avoir l’effet escompté, cette attitude va radicaliser les exigences des intellectuels et unir ceux-ci et les « libéraux » au sein de la direction du PCT.
Le IVe congrès de l’Union des écrivains, finalement autorisé en juin 1967, après de longues hésitations, offrira une bonne image de la situation et, en fait, marquera l’ouverture des hostilités. Débats culturels et politiques s’y mêlent. On dénonce la censure, on lit la lettre de A. Soljenitsyne à l’Union des écrivains soviétiques (lettre qui ne fut pas distribuée aux écrivains d’URSS), mais, surtout on y multiplie les réquisitoires contre Novotny et le pouvoir personnel.
Une fois encore, la seule riposte de Novotny est la répression. La nouvelle direction de l’Union des écrivains n’est pas reconnue par le parti, la revue Literarni Noviny lui est retirée, des intellectuels de premier plan comme L. Vaculik, A. Liehm, P. Klima sont exclus du PCT. Mais la violente campagne menée dans la presse contre l’Union des écrivains ne fait que contribuer à faire connaître ce qui s’est passé au congrès.
Malgré les apparences, la direction Novotny est sur la défensive. Elle n’a pas de solution à opposer à celle des réformistes, si ce n’est les mesures répressives. Libéraux et conservateurs s’affrontent désormais ouvertement au sein du comité central. Le porte-parole des premiers, Alexandre Dubcek (dirigeant de Slovaquie), remet en cause le pouvoir personnel de Novotny et le cumul de ses fonctions (il est Secrétaire du Parti et Président de la République).
Le plénum du comité central – qui se réunit fin décembre 1967-début janvier 1968 – devait se prononcer sur le cumul des fonctions. Mais personne n’est dupe, l’enjeu principal est la « réforme » et la bataille pour la direction du parti, instrument essentiel aux yeux de tous pour la mener à bien.
Face aux attaques dont il est l’objet, A. Novotny se démet de son poste de secrétaire, espérant rallier une majorité de conservateurs par ce geste tactique. Mais la manœuvre échoue et, le 5 janvier 1968, le comité central accepte la démission de Novotny et nomme Alexandre Dubcek à la tête du PCT. Novotny demeure Président de la République et, surtout, ses partisans restent très nombreux au sein des instances dirigeantes du PCT et de l’appareil d’Etat.
Rien, dans l’issue de ce plénum, ne laissait entrevoir, sur le champ, ce qui allait se dérouler au cours des mois suivants. Il s’agissait d’une « révolution de palais » coutumière des régimes bureaucratiques. On n’en a pas de meilleure preuve que celle donnée par la réaction de Léonid Brejnev [premier secrétaire du PCUS depuis 1964] qui, appelé à la rescousse par Novotny à Prague, début décembre 1967, s’était contenté de dire « ce sont vos affaires », mais qui s’arrêta, sur le chemin de son retour, à Bratislava, pour jauger le possible nouveau secrétaire : Alexander Dubcek.
Phase 1 : janvier- avril 1968
La nouvelle direction du PCT n’envisageait pas d’introduire de changements profonds au lendemain de sa victoire. Elle entendait transformer le parti graduellement et de l’intérieur, utilisant les intellectuels pour secouer un peu l’appareil conservateur. Au terme de ce processus graduel, un congrès, fin 1969 ou début 1970,, institutionnaliserait les changements opérés. Cependant, en accord avec ses conceptions, elle devait laisser s’ouvrir le débat sur les problèmes du pays.
Les contestataires de l’Union des écrivains furent réintégrés au sein du parti et l’Union retrouva son hebdomadaire qui, sous le nouveau nom de Literarni Listy, allait se placer à la pointe du débat (fin février, début mars, Listy se vendait à plus d’un demi-million d’exemplaires). La presse, la radio et la télévision allaient se faire les porte-parole des questions, des craintes et des espoirs de la population.
Craintes et espoirs qui étaient alimentés par le maintien de Novotny et de ses partisans dans les organes dirigeants et par les déclarations d’Alexander Dubcek. La direction réformiste allait être amenée, malgré elle, à affronter les conservateurs.
A l’occasion du passage à l’ouest du général Sejma, on apprit que Novotny, voyant sa cause perdue, début janvier 1968, avait tenté d’organiser un putsch militaire. Il était désormais impossible de bloquer le débat sur les responsabilités des conservateurs, selon l’appellation courante, au sein du parti et du pays.
Au cours de meetings de masse, en mars 1968, les dirigeants du PCT purent prendre le pouls de la population. Elle était avec eux, mais elle exigeait que les changements engagés et promis soient consolidés par la démission de Novotny et de ses partisans au sein du parti.
Tous les secteurs de la société étaient touchés : les syndicats exigeaient le rétablissement du droit de grève, les étudiants créaient un Parlement étudiant indépendant, des embryons de partis politiques, des clubs divers se formaient… jusqu’aux censeurs qui se prononçaient pour l’abolition de la censure ! Face à cette pression populaire, le 21 mars 1968, A. Novotny démissionnait et était replacé par le général Ludvik Svoboda à la présidence de la République [il restera jusqu’en 1975, bien qu’il manifeste quelques oppositions face à celui mis en place par le PCUS, après l’intervention : Gustav Husak].
Pourtant Dubcek et ses amis étaient bien conscients que le problème allait au-delà de la personnalité de Novotny. La dynamique du mouvement de masse débordait les frontières qu’ils avaient eux-mêmes fixées. Elle risquait de mettre en cause leur plan de transformation graduelle, par le haut, du parti et de la société. Nombreux étaient ceux qui, au sein du PCT et dans les organisations de masse, ne pensaient pas que la politique d’après janvier 1968 puisse être menée avec les conservateurs et qui exigeaient une « institutionnalisation » de cette politique par un congrès extraordinaire du PCT.
Phase 2 : le développement du mouvement de masse
A plénum d’avril 1968 du comité central, Dubcek s’adresse à deux publics différents : un comité central réticent et une « opinion publique » très en avance sur lui. Il rassure le premier en repoussant l’idée d’un congrès extraordinaire du parti ; il tente de calmer la seconde en nommant des libéraux notoires à des postes politiques importants : F. Kriegel à la direction du Front National (regroupement des partis et organisations reconnus et contrôlés), Smrkovski à la présidence de l’Assemblée nationale et Cernik au poste de Premier ministre. De plus, il faut adopter le Programme d’action.
Comme souvent, ce genre de compromis ne satisfait personne. Les conservateurs bloquent la mise en pratique du programme d’action (pourtant modéré) ; quant aux intellectuels et à une grande partie de population – ils voient le maintien en place de l’appareil conservateur et sont rendus méfiants ; ils multiplient donc les pressions pour un congrès extraordinaire.
La création du gouvernement Cernik n’est cependant pas un geste formel. Il va appliquer un large programme de libéralisation : loi sur le droit de réunion et d’association, sur la liberté de la presse, la liberté de voyager, loi sur les réhabilitations et compensation, l’indépendance de la magistrature, la délimitation précise des compétences du Ministère de l’intérieur, une loi sur les Conseils ouvriers.
Nombre de ces mesures vont être mises à profit pour accélérer et amplifier le débat sur les transformations nécessaires. Au sein même de la direction d’après janvier, des divisions apparaissent. Face au blocage des conservateurs, un groupe dirigé par Smrkovski et Cisar prend des positions plus radicales, qui rencontrent un écho grandissant au sein de la classe ouvrière Les conférences régionales du parti, qui se déroulent fin avril, sont très nombreuses à exiger la convocation d’un congrès extraordinaire.
Ce sera finalement une alliance involontaire entre les conservateurs et les progressistes qui amènera à la convocation du congrès. Lors du plénum de fin mai 1968 du comité central (CC), Dubcek cherche encore à temporiser. Mais Novotny multiplie ses attaques, violemment contré par l’aile la plus « radicale » de la nouvelle direction. Le CC exclut alors Novotny. Ses partisans se prononcent alors pour une convocation rapide du congrès afin de profiter des positions qu’ils détiennent encore au sein de l’appareil pour gagner les délégués à leurs idées. A l’issue de ce plénum, il est donc décidé de réunir le congrès début septembre, et de procéder à des élections démocratiques des délégués par les congrès régionaux.
« Les deux mille mots »
Si toutes les énergies se concentrent désormais sur la préparation des congrès régionaux, la publication d’un long document, Les deux mille mots, écrit par Ludwik Vaculik, traduit une évolution importante d’une partie de l’intelligentsia et de l’opinion publique.
Tout en saluant toutes les initiatives positives prises par la direction du parti depuis janvier, le document met en garde contre une confiance aveugle en celle-ci et appelle les travailleurs et les jeunes à prendre eux-mêmes la direction de la lutte pour la transformation de la société. Le texte traduisait la frustration face aux tergiversations de l’équipe Dubcek et la crainte de voir les quelques acquis remis en cause si la « démocratisation » n‘était pas institutionnalisée.
Le document sera au centre du débat pour l’élection des délégués au congrès de septembre. Les conservateurs le brandissent comme une confirmation de toutes leurs craintes. Les libéraux, eux, tentent de limiter la portée du texte en soulignant les bonnes intentions des auteurs et en ne dénonçant que les « malheureux quarante mots », ceux qui appelaient à l’action indépendante des masses.
Ce document sera avant tout le prétexte avancé par les « pays frères » pour apporter leur aide « internationale » au parti tchécoslovaque menacé par l’« offensive des forces contre-révolutionnaires ».
La pression des « pays frères »
Dès fin juillet 1968, en effet, la situation en Tchécoslovaquie sera conditionnée par l’accentuation des pressions et menaces des pays du Pacte de Varsovie (alliance politico-militaire) sur la direction du PCT. Les dirigeants de l’URSS avaient observé le changement à la tête du Parti tchécoslovaque sans inquiétude. Alexander Dubcek était un allié fidèle du PCUS et son projet était somme toute de plus modéré.
Cette attitude va changer dès le mois de mars, face à l’essor du mouvement de masse, au débat libre qui se déroule dans le pays et à la trop grande sensibilité des dirigeants d’après janvier à la pression de la base. La décision de convoquer le congrès extraordinaire du parti va accélérer les choses. La perte de contrôle du parti était considérée, en effet, comme le point de non-retour.
Début juillet, l’URSS, la Pologne, la RDA, la Hongrie et la Bulgarie (dans le cadre du Pacte de Varsovie) envoient une lettre au Présidium du PCT exprimant leur inquiétude face à l’évolution de la situation. Le présidium se dit favorable à des réunions bilatérales avec les partis frères pour les informer de la situation, mais les cinq veulent faire « comparaître » la direction tchécoslovaque devant eux, espérant pouvoir ainsi utiliser les divisions qui existent e son sein. Le présidium refuse de les rencontrer.
Les Cinq se réunissent malgré tout à Varsovie les 14 et 15 juillet et envoient une lettre à Prague dans laquelle ils attirent l’attention des dirigeants du PCT sur « l’offensive menée par les réactions avec l’appui de l’impérialisme contre le parti et les bases du régime socialiste … ». Ils expriment leur défiance à l’égard des dirigeants de Prague qui ne voient pas ces dangers et dénoncent la présence de contre-révolutionnaires au sein même de la direction du PCT. La situation est tellement grave qu’elle n’est plus du seul ressort du PCT et exige l’intervention de toute la communauté socialiste.
Le présidium tchécoslovaque, dans sa réponse, rejette les accusations et défend la ligne suivie depuis janvier. Un vaste mouvement se développe dans le pays contre ce qui est vu comme une ingérence intolérable. La lettre du présidium est adoptée par toutes les instances du parti et les organisations de masse. La préparation du congrès se poursuit selon le calendrier prévu. Début juillet, les délégués avaient été élus par les congrès régionaux. Plus de 80% se plaçaient parmi les progressistes (dont 10% étaient considérés comme « radicaux »). Afin de rassurer les Soviétiques, une rencontre bilatérale a eu lieu le 29 juillet 1968 à la frontière entre l’URSS et la Tchécoslovaquie. On ne sait, alors, rien de la teneur de la discussion, mais à son retour, Dubcek informe ses amis de la « compréhension des Soviétiques ». Peut-être cherchait-il à s’en convaincre lui-même, alors qu’il refusait d’entendre certains généraux qui signalaient avec inquiétude des mouvements inhabituels des troupes du Pacte de Varsovie. Celles-là mêmes qui allaient entrer à Prague le 21 août 1968.
Jusqu’au bout, Dubcek espérera concilier ce qui était inconciliable dans le monde bureaucratique : la démocratisation et le « rôle dirigeant », le monopole du parti l’indépendance nationale et l’acceptation d’une subordination aux intérêts géopolitiques de la bureaucratie du Kremlin. Il aura ainsi, à la fois, suscité les espoirs des travailleurs tchécoslovaques et laissé la porte ouverte à ceux dont le seul but était de les écraser.
La résistance
par Anna Libera
L’invasion militaire soviétique de la Tchécoslovaquie, par son aspect massif (500’000 soldats, chars blindés, raids hélioportés, etc.) cherchait à étourdir la population, à la paralyser. Dans la mesure où aucun secteur de l’armée tchécoslovaque n’engagerait la résistance et où les masses n’avaient pas conquis, au cours de leur lutte précédente, les moyens d’autodéfense, il était peu probable qu’un affrontement « à la hongroise » (1956) se produise.
Donc, pour les Soviétiques, il s’agissait, dans une première phase, d’utiliser la présence des troupes pour rétablir le contrôle bureaucratique sur les institutions politiques afin que, dans une seconde phase, ces institutions puissent vaincre le mouvement populaire. La direction A. Dubcek du PCT allait, hélas, se montrer un instrument docile pour mener à bien ce projet.
Le mouvement spontané et massif de résistance non-armée à l’occupation révélait le profond attachement de la masse des travailleurs et des jeunes aux idéaux de liberté du « Printemps de Prague ». Mais son ampleur même allait vite montrer tout le retard pris dans l’apparition d’une direction politique et sociale indépendante avant l’intervention. Malgré l’activité de résistance remarquable de nombreux communistes de gauche, de militants socialistes et démocratiques, ils ne réussiront pas, dans les conditions de clandestinité d’après le 21 août 1968 (date de l’intervention qui se fait dans la nuit du 20 au 21 août), à mettre en place une telle direction. C’est ce qui permettra, tout autant que la capitulation de Dubcek, la victoire de la « normalisation » au long de l’année 1969.
L’enlèvement de la direction du PCT
La tâche des Soviétiques n’était pas aisée. Ils ne voulaient pas d’une solution purement militaire. Ils voulaient utiliser la pression militaire pour « résoudre » politiquement la crise. Il leur fallait rétablir une légalité pour un Parti communiste tchécoslovaque aux ordres. Mais avec qui ? A. Novotny était trop déconsidéré. D’autres conservateurs, tels Indra et Bilak, ne jouissaient d’aucun appui ou base parmi les travailleurs. Il ne restait que l’équipe Dubcek : c’est à elle qu’il reviendra de défaire le mouvement qu’elle avait suscité en partie.
Les dirigeants du Printemps de Prague furent donc emmenés à Moscou et mis à rude épreuve, comme l’a bien raconté l’un des participants, Zdenek Mlynar, dans ses mémoires [1].
Ce n’est pourtant pas ces pressions qui expliquent avant tout leur capitulation et leur signature dudit protocole de Moscou qui accepte le « stationnement temporaire » des troupes du Pacte de Varsovie sur le territoire de la République tchécoslovaque. Après tout, un des membres de la direction, Frantisek Kriegel, a refusé de le signer. La cause principale de cette reddition réside dans les conceptions politiques de la direction dubcekienne, dans son attachement prioritaire aux intérêts de l’appareil bureaucratique du PCT et du « mouvement communiste international », soumis au pouvoir du Kremlin, qui prennent le pas sur les intérêts des masses populaire de Tchécoslovaquie.
Certes, le PCT avait des divergences avec Moscou, mais elles étaient aux yeux de Dubcek et des siens d’ordre tactique et ces derniers n’avaient jamais envisagé qu’elles puissent déboucher sur une rupture. L’attitude de Dubcek à Moscou, mais surtout lors son retour à Prague, le montre bien : à aucun moment il n’envisagera de répudier le protocole de Moscou et de s’appuyer sur le mouvement de résistance qui regroupait l’écrasante majorité de la population tchécoslovaque.
Le congrès clandestin du PCT
Dès l’annonce de l’invasion, la direction du parti de Prague avait pris l’initiative, lançant un appel à la résistance pacifique et à la fraternisation avec les soldats russes, créant un réseau de communication par la radio et la télévision et convoquant la réunion immédiate du XIVe congrès du PCT dans l’usine CKD de Prague.
La légitimité de ce congrès ne faisait aucun doute, plus des deux tiers des délégués élus étaient présents. Ils adoptèrent une résolution condamnant l’invasion, demandant la libération des dirigeants emmenés à Moscou et procédèrent à l’élection d’un nouveau comité central. Il est remarquable de noter qu’aucun des conservateurs présents au congrès ne voulut assumer la responsabilité de l’invasion en votant contre la résolution.
Dès l’annonce de la signature du « protocole de Moscou », le 27 août 1968, le nouveau comité central le rejeta. Mais la direction dubcékienne, de retour à Prague, déclara le XIVe congrès nul et non avenu et restaura le comité central (CC) de 1966, en y adjoignant malgré tout certains des membres élus le 22 août.
Mais noyés dans la masse des conservateurs, ils n’avaient aucune chance d’influencer les événements, même s’ils n’hésitèrent pas, malgré les pressions, à s’élever contre l’occupation, lors de la réunion du CC du 31 août 1968 (ce fut le cas en particulier de Jaroslav Sabata).
Le résultat immédiat de ce comité central fut de mettre un frein à la mobilisation de masse, car il n’y avait d’autre autorité que celle de la direction Dubcek. Dans la population, une attitude attentiste prévalut en septembre et début octobre, dans l’espoir que Dubcek réussirait quand même à sauver l’essentiel des réformes du Printemps.
Etudiants et ouvriers résistent
Si l’heure n‘était plus aux manifestations de rue contre l’occupant, elle n’était pas non plus à la confiance aveugle dans la direction du PCT. C’est au cours de cette période que l’auto-organisation des masses a fait un saut qualitatif, avant tout par l’élection de conseils ouvriers dans toutes les entreprises. Cette élection avait été prévue par la loi sur les Conseils ouvriers, mais elle prenait, dorénavant, une dimension directement politique qu’elle n’aurait probablement pas eue dans d’autres circonstances. De même les étudiants renforçaient leurs organisations indépendantes.
Bien vite, les timides espoirs placés dans la direction dubcékienne de l’après-invasion commencèrent à se dissiper. Fin octobre 1968, les manifestations reprirent.
Le 28, jour du 50e anniversaire de la création de l’Etat tchécoslovaque, des milliers de manifestants défilent dans Prague en exigeant le départ des troupes soviétiques. Les manifestations sont encore plus fortes les 6 et 7 novembre lors des célébrations officielles. Réponse du pouvoir : les trois journaux les plus en pointe dans la résistance – Politika, Literarny Listy et Reporter – sont interdits.
Les étudiants furent les premiers à comprendre qu’il était nécessaire de relancer l’action contre l’occupation et de mettre en place une direction indépendante de l’équipe dubcékienne. Ils décidèrent de prendre l’initiative à la veille du comité central de novembre qui était considéré comme un test des intentions réelles des dirigeants du PCT.
Ils créèrent un comité d’action, représentant toutes les facultés, qui se transformera en décembre en Parlement étudiant. Sous l’impulsion de Karel Kovanda, Petr Uhl et Jiri Müller, le comité d’action appela une manifestation le 17 novembre 1968. Elle fut interdite et immédiatement transformée en occupation des facultés et les lycées durant deux jours, dans tout le pays. Les étudiants lancèrent alors une « Lettre aux camarades ouvriers et paysans », qui affirmait, entre autres : « Nous ne pouvons pas accepter d’être souverains en paroles, alors que, en réalité, une pression continue s’exerce sur nous de l’extérieur… Nous ne pouvons pas nous satisfaire de quelques vagues déclarations sur la nécessité d’une politique soumise à l’examen du peuple alors que, en réalité, nous disposons de moins en moins d’informations sur l’activité de nos dirigeants… La classe ouvrière est courageuse, sage et diligente. Elle ne panique pas, elle n’abandonne pas, elle désire la paix et l’amitié avec tous les pays, la justice, le socialisme démocratique, le socialisme à visage humain, elle hait la violence et l’injustice, l’humiliation, l’oppression… ».
Le texte n’avait rien de remarquable sinon le fait d’exister, d’exprimer tout haut la lassitude face aux manœuvres de la direction Dubcek qui commençait à se répandre parmi les travailleurs.
La lettre fut, en fait, le signal d’une relance des activités des organisations de masse. Elle fut télexée d’usine en usine. Les étudiants furent invités à prendre la parole dans les ateliers ; des délégations ouvrières se rendirent dans les universités occupées. De nombreuses usines s’engagèrent à faire grève si les étudiants étaient attaqués.
L’assemblée des ouvriers de l’usine Skoda de Pilsen se prononça pour l’élection d’une nouvelle direction qui « s’engage à appliquer le processus de démocratisation politique et organisationnelle » ; les 22’000 ouvriers des aciéries de Kladno exigèrent la démission des dirigeants opposés à la démocratisation. Des prises de position similaires furent adoptées par les mineurs d’Ostrava, les ouvriers de l’usine CKD de Prague. Ces derniers firent même une grève préventive le 22 novembre lorsque les étudiants de Prague défièrent l’ordre d’évaluation que leur avait donné la police. La « communauté intellectuelle » s’investit elle aussi totalement dans le mouvement.
Dubcek réprime
C’est face à ce mouvement que la direction Dubcek mit elle-même fin à tous les espoirs qu’elle aurait encore pu susciter : elle renforça la présence policière à Prague, décida la censure de toutes les informations sur la grève étudiante. Elle lança une campagne de dénonciations des irresponsables qui l’animaient.
Pourtant, au moment où la confiance illusoire des travailleurs dans la direction du printemps de Prague s’émoussait, le mouvement de masse n’avait pas vu naître de direction jouissant d’une large autorité.
Les étudiants l’admettaient eux-mêmes lorsqu’ils mirent fin volontairement à leur grève le 21 novembre : « Les événements ont pris une ampleur et une gravité que nous n’avions pas envisagée… C’est au cours de cette crise que nous nous sommes rendus compte combien nous étions mal préparés…, personne n’avait envisagé que les événements puissent prendre ce caractère… ».
Une large avant-garde s’était développée dans l’action autour d’un front unique entre les étudiants et les syndicalistes des grandes entreprises. Un pacte fut signé ente le puissant syndicat de la métallurgie et le syndicat des étudiants de Prague qui se voulait un véritable programme d’action et qui, selon le président du Front national normalisé, faisait ressembler les Deux mille mots à une « comptine ».
Des pactes similaires furent signés entre de nombreux autres syndicats et cette liaison continua à fonctionner jusqu’au printemps 1969, Pourtant, une mobilisation de l’ampleur de celle qui existait ne pouvait se maintenir indéfiniment sans un projet, une perspective politique. Or, les cadres susceptibles de transformer cette puissante action de résistance en une offensive politique qui auraient pu diviser la direction du parti et, ainsi, miner l’instrument politique des occupants, restaient dispersés.
Très actifs dans la résistance ils étaient noyés dans les organisations de masse, sans lien entre eux, sans avoir pu définir un projet, une orientation. L’expérience, la première, avait été brève.
Smrkovski démis
Deux événements allaient contribuer à démoraliser la résistance début janvier 1969. Depuis l’automne, des différences étaient apparues au sein de l’équipe dubcékienne. Husak et Stroufal avaient commencé à se ranger ouvertement du côté des Soviétiques et multipliaient les pressions pour hâter la « normalisation ».
En décembre, Husak commença à réclamer publiquement la démission de Smrkovski, de son poste de Président de l’Assemblée nationale. De nombreuses résolutions de soutien à Smrkovski arrivèrent de toutes les usines du pays. Mais, le 5 janvier 1969, ce dernier apparut à la télévision pour dénoncer ceux qui le défendaient. Deux jours plus tard, il était démis. C’était le signe qu’un des dirigeants les plus populaires du Printemps de Prague désertait le combat. Ce fut aussi le signal pour de nombreux cadres et permanents encore hésitants de choisir leur camp à temps et de se ranger aux côtés de Husak.
Le suicide de Jan Palach, qui s’immola par le feu en plein centre de Prague le 16 janvier 1969, allait, symboliquement, montrer que si la population restait prête à se mobiliser massivement, elle avait perdu tout espoir de trouver un relais dans le PCT et de pouvoir vaincre.
Le 21 janvier, 100’000 manifestants défilent place Wenceslas. Pour la première fois, le drapeau de la République tchécoslovaque de 1918-1939 a remplacé le drapeau rouge à la tête du cortège, marquant le changement d’attitude de la population face à ce qui était sanctionné comme une « trahison historique du PC » en relation avec ses objectifs proclamés.
Lors des funérailles de Palach, le 25 janvier 1969, un million de personnes défilent en silence dans les rues de la capital. Ils n’ont plus d’exigences, sinon le droit de se taire.
Fin février 1969, Dubcek déclarait devant une assemblée de miliciens : « Nous avons réussi à surmonter la phase la plus aiguë de la crise de janvier ». Il avait raison. Il n’était désormais de plus aucune utilité pour les occupants.
Le 28 mars 1969, un vendredi, l’équipe de hockey sur glace tchécoslovaque infligea une défaite – 4 à 3 – à l’équipe d’URSS. Un symbole et un acte politique.
Les manifestations se multiplient dans les villes… contre l’occupation. Le Kremlin va dès lors mettre en place la seconde partie de l’intervention : les généraux Grechko et Semyonov mettent Husak en place et démissionnent Dubcek. Ce dernier sera envoyé comme ambassadeur en Turquie… où il se taira. Rappelé en janvier 1970, il sera alors expulsé du parti. Le fidèle est remercié.
Il a fallu des centaines de milliers d’expulsions du PCT, de licenciements, le chantage aux études des enfants, l’exil forcé, l’emprisonnement, pour défaire le mouvement de masse.
La normalisation à l’ombre des chars soviétiques se fit aussi en opérant des concessions au plan économique, avant tout dans le domaine des biens de consommation.
A la différence de la Pologne des années huitante, la Tchécoslovaquie des années septante connut une croissance relative. Mais la force de l’opposition au régime, regroupée au sein de la Charte 77, témoignait encore, vingt ans après, de l’ampleur et de la profondeur du mouvement qui secoua la Tchécoslovaquie en ce printemps 1968.
L’été des conseils ouvriers
par Charles-André Udry
Le Printemps de Prague débouchera sur l’été et l’automne des conseils ouvriers et sur une avancée notoire dans la définition d’une unité entre les formes démocratiques de gestion, par l’ensemble des producteurs, des usines et de la société. L’effort développé par les troupes d’occupation, les « conservateurs » et la direction Dubcek d’après-août, puis par Husak, pour briser cet élan révèle, à lui seul, le sens de la « normalisation » et du « combat contre les forces anti-socialistes ».
Il a fallu attendre environ trois mois, après janvier 1968, pour que les travailleurs commencent à s’engager dans la brèche ouverte par la crise au sommet du parti.
La direction du Mouvement des syndicats révolutionnaires (ROH) était peu encline aux réformes. Son secrétaire, Miroslav Pastyrik, en janvier 1968, écrivait dans le journal du syndicat, Prace, que le ROH devait « servir inconditionnellement le socialisme » (entendez : le Parti communiste) et « renforcer l’unité idéologique des masses ». [2] Une illustration parfaite de la conception stalinienne du syndicat comme courroie de transmission du parti.
La tendance de A. Novotny, bien ancrée dans l’appareil syndical, fait campagne dans les entreprises contre les réformateurs en dénonçant les effets potentiels des réformes économiques pour les travailleurs.
Ainsi, le 17 février 1968, Novotny s’adresse à des milliers d’ouvriers dans la gigantesque usine CKD de Prague [3]
Au mois de mai, des grèves éclatent. Elles visent souvent les directeurs d’entreprises incapables et corrompus. Le dirigeant des syndicats de Slovaquie, Daubner, écrit dans la Pravda (de Bratislava) que les managers « n’ont pas compris qu’il y avait eu un changement et qu’ils devaient considérer les syndicats comme un partenaire sérieux ». [4]. Or, le 24 octobre, Dubcek fait adopter un décret pour bloquer l’extension des conseils ; ce qui révèle la fonction qu’il remplit dans la première phase de la dite normalisation.
L’opposition ouvrière contre cette mesure est si forte que la direction du ROH doit publiquement, le 11 novembre, le dénoncer. Malgré toutes les barrières dressées, l’extension du mouvement des conseils continue.
Les 9 et 10 janvier, dans l’usine Skoda, se tenait un Congrès réunissant des délégués de plus de 200 conseils qui décidèrent de créer une association nationale des conseils [5]. Mais cette mobilisation ne trouve pas d’articulation au plan politique ; Dubcek démobilise et empêche, à la fois, l’émergence d’une alternative.
Les normalisateurs, eux, s’attellent à la tâche. L’alliance entre les « directeurs généraux et directeurs d’entreprises », le clan Husak et Strougal, les « amis soviétiques » accouchent d’un nouveau projet de loi sur « l’entreprise socialiste » , en février 1969. Elle propose un modèle de Conseil d’entreprise dans lequel le poids des organismes d’Etat et de ses représentants est décisif.
Le VIIe Congrès du ROH, les 4 et 5 mars 1969, révèle la vaste contestation du projet de loi. La résolution du syndicat, tout en faisant des concessions au gouvernement, insiste « sur la création de conseils de travailleurs, en tant qu’organes démocratiques suprêmes de gestion des entreprises… une partie décisive des membres des Conseils de travailleurs devant être élue parmi les employés des entreprises… » [6]
L’offensive normalisatrice va donc se renforcer. En avril 1969, le « Conseil national tchèque » suspend la discussion sur le projet de loi. Les purges vont s’accélérer. En juillet 1970, les Conseils sont interdits formellement par le Ministère de l’industrie et le 5 mai 1972, le Conseil central du ROH condamnait officiellement les Conseil des travailleurs car impliquant « le passage à la liquidation de la propriété sociale globale ». La « normalisation » s’impose, au nom de l’ordre et du « socialisme », contre la démocratie socialiste dans la société et les usines.
Le PSdT, espoirs et désespoirs
par Charles-André Udry
Il était impossible (et il reste impossible) de faire l’impasse sur la politique qu’a adopté, avec quelques contorsions, le Parti Suisse du Travail (PSdT) face à ce crime politique de masse. Finalement, le PSdT a été soulagé par la « normalisation » qui s’est imposée en Tchécoslovaquie . Or, cette normalisation traduisait l’écrasement de tous les espoirs de l’instauration – peut-être provisoire – d’une expérience socialiste et démocratique, s’appuyant sur une prise en main directe de la société et de son avenir par la très large majorité de la population, contre le pouvoir d’une caste bureaucratique exploiteuse et répressive. (réd. de « A l’encontre »)
Pour de nombreux partis communistes (PC) d’Europe occidentale, entre autres le Parti Suisse du Travail (PSdT), le Printemps de Prague représentera, à la fois, un espoir et quelques sérieux embarras et, même, désespérances. Du côté de l’espoir, il y avait la perspective de mettre à profit – au plan électoral et organisationnel – l’écho de l’expérience d’un « socialisme à visage humain » ; cela face à la social-démocratie. Du côté du malaise, le PSdT subira les tensions, qui iront s’amplifiant, entre le Printemps tchécoslovaque et le refroidissement qui s’imposait à Moscou depuis le renversement de Khrouchtchev , en 1964.
L’essor même de la mobilisation pour une démocratisation radicale du régime mis en place en 1948 en Tchécoslovaquie suscita des frayeurs dans les sommets des PC. En effet, les contradictions entre le « modèle russe » et celui qui émergeait à Prague s’exacerbaient, au même rythme que les accusations « d’antisocialisme » et « antisoviétisme » lancées par le PCUS à l’encontre des diverses tendances réformatrices du Parti communiste tchécoslovaque (PCT).
La direction du PSdT avait beau se réfugier derrière le paravent de « l’indépendance et de l’autonomie de chaque parti communiste », les enjeux et les antagonismes deviendront trop importants pour qu’elle échappe aux remous. L’intervention soviétique, dans la nuit du 20 au 21 août 1968, résoudra, à sa façon, cette difficulté !
Elle provoquera une crise souterraine qui ébranlera en profondeur les PC. Pour nombre de ceux et celles qui ont vécu ces événements comme membres du PSdT, le traumatisme fut aussi une leçon de chose, aussi bien sur la réalité des régimes des « pays de l’Est » que sur la politique effective de la direction du PSdT. De plus, à la lumière d’août 1968, beaucoup reconsidéreront les « événements » de Hongrie et de Pologne de 1956.
Vingt ans plus tard, une relecture de la Voix Ouvrière (V.O.), le quotidien du PSdT, durant les années 1968-1969, donne l’occasion de mieux saisir le déroulement du drame comme le manque de consistance des positions de la direction du PSdT, ce qui explique son ralliement progressif et silencieux à la « normalisation » conduite sous la houlette de Husak.
La soudaine découverte
Le 10 janvier 1968, un article de G. Boffa, correspondant de L’Unità (quotidien du PC italien), annonce dans la V.O. la destitution de Novotny. Depuis plusieurs années, Boffa est un spécialiste de la « déstalinisation ». [7] Avec un art consommé, il dévoile (après Khrouchtchev !) les crimes staliniens tout en expliquant que le « retard de la Russie » avait en quelque sorte rendu inévitable le stalinisme.
Une forme de justification objectiviste. Les débats actuels [en 1988] en URSS sur l’histoire de la révolution vont, une fois de plus, faire s’écrouler cette « explication » reprise, jusqu’à maintenant, par le PSdT.
Mais revenons à la Tchécoslovaquie. Une fois Novotny écarté de sa place de secrétaire (mais toujours membre de la direction), Boffa découvre, comme par enchantement, que « le régime d’arbitraire et de « gel » des institutions démocratiques propres au stalinisme fut peut-être d’autant plus douloureusement ressenti en Tchécoslovaquie que ce pays avait, de par son acquis de civilisation et de culture, de luttes ouvrières et démocratiques, de sérieux atouts pour une expérience originale ».
Transparaît ici son argumentation comme quoi le stalinisme aurait été plus insupportable en Tchécoslovaquie, « pays cultivé », qu’en URSS, pays qui n’aurait pas disposé de ces « acquis de civilisation ».
Il est fâcheux que les millions de morts et d’assassinés – entre autres une génération de marxistes russes qui enrichirent la pensée européenne dans des domaines aussi différents que l’économie, l’histoire, la linguistique…, sans parler des écoles artistiques qui fleurirent dans l’avant et l’immédiat après-octobre – ne puissent exprimer leur opinion sur cet examen comparatif des douleurs provoquées par le stalinisme.
Cependant, avec Boffa, les membres du PSdT et les lecteurs de la V.O. pouvaient prendre conscience, soudainement, que : « La Tchécoslovaquie est aujourd’hui confrontée avec la nécessité de rétablir un climat de confiance dans tous les domaines de l’activité publique, de dépasser le régime de limitation des libertés sociales (sic), politiques, culturelles et individuelles, hérité du stalinisme ». Ce genre de découverte (pour qui ?) arrive toujours au bon moment.
Il faut attendre le 19 mars 1968 pour trouver un nouvel article sur la Tchécoslovaquie. C’est la transcription d’un entretien avec Smrkovsky et des étudiants concernant, entre autres, le remplacement des dirigeants du syndicat (le ROH). A cette occasion, Smrkovsky déclare : « J’espère que vos activités (celles des étudiants) seront responsables, afin de ne pas aboutir à quelque chose de semblable à ce qui se passe actuellement à Varsovie ». Ce qui nous rappelle qu’en ce début de 1968, le mouvement étudiant polonais s’affrontait au régime de Gomulka et que la V.O. dénonçait ces actions.
Dès la fin mars, la V.O. commence à publier régulièrement des articles d’un correspondant à Prague (Jaime Pinto) A Moscou, l’actualité est couverte par Jean-Marie Chauvier. Ce dernier écrit pour le Drapeau Rouge, quotidien du PC belge et pour la V.O.
Aujourd’hui [1988], il produit de nombreuses analyses sur l’URSS de Gorbatchev, entre autres dans Le Monde diplomatique. Pinto et Chauvier vont rythmer l’information donnée par la V.O. sur le printemps et l’été praguois, ainsi que sur ses répercussions à Moscou. Pinto manifeste une sympathie pour « l’expérience Dubcek ».
Il met l’accent – comme un secteur du PCT – sur : « Cette nouvelle expérience, (qui) si elle réussit, en prouvant que le socialisme peut s’édifier dans une démocratie encore plus large que la démocratie classique bourgeoise, intéresse en premier lieu… toutes les forces ouvrières et démocratiques du monde entier. C’est la seule voie permettant d’affirmer la supériorité du socialisme, soulignent avec force les nouveaux dirigeants tchécoslovaques » (3 avril 1968). Dans cette affirmation reposait tout l’espoir (mesuré aussi en résultats électoraux potentiels) que suscitait cette expérience parmi de nombreux militants du PSdT et aussi parmi une fraction de ses dirigeants, tels André Muret, Armand Magnin et, à sa façon, Jean Vincent qui insistait avec force sur la nécessité que le PCT garde de contrôle du processus. Edgar Woog (encore secrétaire du PSdT en 1968) ou R. Lechleiter, sous l’influence du SED (PC) d’Allemagne de l’Est, se dégèleront peu à la chaleur du Printemps de Prague !
Une confrontation s’affirmera dès le début. On peu graphiquement l’illustrer ainsi. Dans le même numéro de la V.O. où Pinto indiquait les potentialités du changement tchécoslovaque, Chauvier informait sur le « discours de normalisation » effectué par Brejnev à la Conférence du PC de Moscou. Brejnev y attaquait les manifestations des étudiants polonais et annonçait la vague répressive contre les intellectuels opposants (Syniavski, Daniel).
Ainsi, la V.O. sera déchirée entre les expériences de Prague rapportées par Pinto et sa fidélité au grand et impitoyable père soviétique dont on nous décrivait, à la fois, les sourcils sévères (de Brejnev) et les progrès dans la « conquête de l’espace » ! Le principe de la « voie nationale [suisse !] au socialisme » ne permettait pas d’échapper à la contradiction.
Une question commençait à s’imposer : quels sont les rapports entre démocratie et socialisme et qu’en est-il en URSS à ce sujet ? A l’aune de Prague, des militants remesuraient le Kremlin.
Equilibrer l’information
Le 5 avril 1968, la V.O. indique, comme un fait positif, que la Pravda a donné un compte rendu du discours que Dubcek avait fait à la radio le 1er avril ; mais elle omet d’indiquer – ce que fait la presse internationale – que de nombreux passages, importants, ont été censurés.
Or, dès avril, les attaques soviétiques contre la « démocratisation » en cours en Tchécoslovaquie vont croissantes. Chauvier, le 22 mai 1968, dans un article consacré à « L’évolution des rapports soviéto-tchécoslovaques » indique que « … les journaux (soviétiques) ont souligné et dénoncé les développements de tendances anti-socialiste et anti-soviétiques… les appels à la « démocratisation » et à la « libéralisation » sont le fait (selon les Izvestia) d’une offensive idéologique impérialiste de grande envergure visant à « miner la société socialiste de l’intérieur », thème majeur du plenum d’avril du CC du PCUS ».
Chauvier termine son article en espérant que « rien ne vienne… compromettre les chances de l’expérience socialiste tchécoslovaque ». Un doux euphémisme pour indiquer que la question de l’intervention commençait à être discutée dans les « milieux informés » en URSS, après la rencontre entre les délégations du PCUS et du PCT les 3 et 4 mai 1968 à Moscou. Ce que Chauvier confirmera plus tard. Dans le PSdT on ne pipe mot.
Et lorsque le journal Le Monde indiquera, en mai, que « l’armée soviétique était prête à remplir son devoir internationaliste », un sous-titre de la V.O. (27 mai) donne le ton : « Provocation du Monde ! ».
Pourtant, dès fin mai, début juin, J. Pinto – qui appuie le processus bien qu’il éclaire peu sa dynamique dans les milieux de l’intelligentsia et dans les entreprises – souligne les véritables provocations. Celle, par exemple, de la RDA Allemagne de l’Est) qui, à l’occasion du tournage par un cinéaste d’un film de guerre en Tchécoslovaquie, annonce que « des tanks américains et ouest allemands se trouvaient à Prague » !
Début juillet 1968, la tension monte de plusieurs crans. La mise en garde faite, dans une lettre publique adressée au CPT – par les bureaucraties d’URSS, de Pologne, de RDA, de Hongrie et de Bulgarie – révèle combien ces dernières craignent l’exemple de « démocratisation » et sa dynamique pour leur propre pouvoir. Et combien Brejnev redoute de perdre le contrôle sur un pays du glacis.
L’alarme est donnée dans les rangs du PSdT.
Les Jeunesses progressistes et les Etudiants progressistes prennent une position tranchée, le 9 juillet, en faveur des conseils ouvriers et pour la souveraineté de la Tchécoslovaquie. Le communiqué ne sera pas publié dans la V.O. Le 13 juillet, Jean Vincent, dans un éditorial intitulé « Des principes éprouvés. Rappel de nos positions » reprend les thèmes de « l’autonomie » des PC, de l’inexistence d’un « centralisme démocratique international » ou d’un « Etat guide ».
Mais rien n’est dit sur le fond, sur le développement combiné de la démocratie politique, sociale et économique et, à partir de là, sur la signification politique des violentes attaques des Soviétiques. Les membres du parti ne peuvent comprendre la cause réelle de ce conflit.
L’essence de la position se résume à : premièrement, chacun – entendez chaque PC – a le droit de faire ce qu’il veut chez lui ; deuxièmement, le PCT contrôle la situation (ce qui renvoie à l’idée que le socialisme équivaut au pouvoir – monopolistique – du parti).
Pinto prend clairement parti contre la campagne d’intoxication des Soviétiques qui utilisent le prétexte du manifeste des Deux mille mots. Il écrit : « Sincèrement, j’estime que les conservateurs constituent le danger le plus grand menaçant l’expérience actuelle ». (V.O., 15 juillet 1968).
Un jugement qu’on ne trouvera jamais dans les positions de la direction du PSdT. Le 19 juillet, la V.O. publie, côte à côte, la réponse du CPT à la lettre des Cinq (l’URSS et ses acolytes) et un article intitulé : « La Pravda craint pour l’expérience même du socialisme en Tchécoslovaquie . »
Ce genre de représentation « équilibrée », faite sur un vide d’explication politique, suscite quelques désarrois chez les membres et les lecteurs. Le 21 juillet, on retrouve ce même montage : après une information sur le rapport de Dubcek au Comité central, on peut lire les titres suivants : « La Pravda dénonce le plan américain d’agression contre la Tchécoslovaquie », ou encore « Découverte d’armes américaines en Bohême occidentale » . La campagne mensongère est à son comble. Vingt ans après [1988], avec tout ce que l’on sait, cela tient de l’ubuesque… Mais déjà à l’époque ce genre d’information n’avait aucune crédibilité.
J. Pinto, le 22 juillet 1968, soulignait : « … la lenteur du retrait des unités soviétiques qui ont participé aux récentes manœuvres militaires du Traité de Varsovie sur sol tchécoslovaque ». Le 20 juillet, devant les menaces plus pressantes d’intervention, le Comité directeur du PSdT proclame à nouveau la « pleine autonomie des PC » et « exprime sa solidarité avec la lutte conduite par le PCT pour le nécessaire renouvellement démocratique et socialiste dans lequel il s’est engagé avec le plus large appui populaire » (V.O., 22 juillet).
Les 27 et 30 juillet, la parole est donnée à la Pravda, qui dénonce « les idéologues du socialisme démocratique… qui se donnent pour ut de mener des actions offensives contre le communisme ». Le 5 août, après la réunion de Bratislava, entre Dubcek et Brejnev, la V.O. titre « Accord de Bratislava, succès de l’unité socialiste ». Le 6 août, la déclaration de Bratislava est publiée en première. Le ton est donné jusqu’au 21 août : « Une nouvelle ère dans les relations entre pays socialistes », « Victoire de la raison » (7 août 1968) ou « Meilleure compréhension réciproque » entre le PCT et le SED (de la RDA), le 13 août.
Pourtant, dans la déclaration de Bratislava elle-même se trouvait le passage justifiant l’intervention au nom du « devoir internationaliste commun de tous les pays socialistes de soutenir, défendre et consolider ces conquêtes » du socialisme, que l’URSS disait précisément être mises en danger par le processus du Printemps de Prague. D’ailleurs cette formule sera reprise presque textuellement dans le traité soviéto-tchécoslovaque de 1970.
Croire l’incroyable
Le 21 août, c’est le désarroi. En dernière, la V.O. annonce l’invasion, avec l’accent de celui dont la foi de charbonnier a été déçue. « L’incroyable s’est produit… Cette nouvelle est consternante. Nous nous refusions jusqu’au dernier moment à tenir cette éventualité pour possible. C’est maintenant la réalité, une triste réalité… Le PCT et le peuple travailleur étaient capables de maîtriser une situation difficile, mais point désespérée. Nous restons de cet avis… il deviendra difficile, sinon impossible, de parler du droit de chaque parti de déterminer sa voie ». Evidemment, on ne saura jamais quel est le sens de la « situation difficile, mais point désespérée ».
Est-ce le développement des conseils ouvriers ? Est-ce l’élection des délégués au XIVe Congrès qui, en juillet, avait sanctionné la défaite des conservateurs ? Est-ce la mise en question du contrôle policier exercé par les services secrets soviétiques jusque dans les sphères élevées de l’appareil d’Etat et du PCT ? Est-ce la radicalisation des prises de position pour l’autogestion de la société (les Deux mille mots) ?
Cet incroyable douloureux, Chauvier (V.O., 21 août) l’avait prévu : « Quand au fond, l’éventualité d’une intervention était depuis longtemps retenue par la plupart des observateurs attentifs de la capitale soviétique, au lendemain de Bratislava ». Ceci remet aussi à leur place et dans le contexte réel les titres et commentaires sur les résultats de la réunion de Bratislava !
Le 22 août, le Comité directeur du PSdT « exprime… ses profondes préoccupations et inquiétudes quant à l’intervention des armées de cinq pays socialistes en Tchécoslovaquie… le Parti Suisse du Travail veut croire que l’irréparable sera évité, que les troupes d’intervention seront retirées et qu’ainsi le processus de renouvellement et de réformes profondes voulu et soutenu par le PCT et par le peuple pourra reprendre malgré tout et qu’il n’y aura pas de retour à des méthodes de gouvernement condamnables… ».
Rétrospectivement – et sur le moment même aussi ! – on peut s’étonner d’une déclaration qui « veut croire » à un retrait des troupes, laissant entendre que cela aurait été une sorte d’erreur de parcours regrettable. Sans même insister sur l’ineptie de l’idée d’un retrait qui permettrait que tout continue comme avant !
Il y a dans la formulation même du communiqué un signe de détresse politique, mélangée d’incompréhension des véritables enjeux en cours et de crainte – justifiée pour les effets (entre autre électoraux) de cette intervention sur la crédibilité politique du PSdT.
Le 23 août, Jean Vincent, dans un éditorial intitulé suggestivement « L’amère vérité », écrit : « Rien ne peut justifier l’intervention qui s’est produite : ni l’appel lancé par un groupe de membres du Comité central du PCT, du gouvernement et de l’assemblée nationale qui ont appelé les gouvernements et les PC frères à l’aide… ni l’existence (indéniable) de menées impérialistes ».
Laissons de côté le problème de savoir à quels ordres obéissaient les Quisling qui ont appelé à l’aide. L’histoire a éclairci les choses : le téléphone venait du Kremlin via l’ambassadeur Chervonenko. Mais l’adjectif « indéniable » ajouté à « l’existence de menées impérialistes » est de trop. Ou plus exactement, il sert à ouvrir, au-delà de la position contre l’intervention, la brèche dans laquelle pourront s’engouffrer, demain, des explications nuançant non pas la condamnation de l’invasion, mais la politique à adopter face à la normalisation. Jean Vincent avait, sur ce point, du métier… appris au prix des mille et un virages imposés par la politique de la bureaucratie stalinienne, depuis la fin des années vingt…