Manifestations, meetings étudiants, pétitions, occupations des facultés, matraquages et arrestations, antisémitisme officiel — le début de l’année 1968 en Pologne semblait s’intégrer dans la vaste révolte contre les pouvoirs en place qui secouait la planète.
Une provocation inouïe
Tout commença par l’annonce le 16 janvier de l’arrêt, deux semaines plus tard, de la présentation sur la scène du Théâtre National de Varsovie des Aïeux, une pièce d’Adam Mickiewicz. Adam Michnik, un des animateurs du mouvement étudiant en 1968, écrivit vingt ans après : « Si en Russie on avait interdit Pouchkine, en France Victor Hugo, en Allemagne Goethe — peut-être les réactions auraient-elles été moins passionnelles. Mais pour la conscience nationale polonaise il s’agissait d’une insulte. Le chef-d’œuvre de la littérature polonaise et le témoignage de la lutte polonaise pour la liberté et l’indépendance avait été confisqué. Un objet national sacré fut agressé. » [1]
Le 30 janvier, à l’issue de la dernière représentation de la pièce, une manifestation parcourut les rues de la ville. A l’Université de Varsovie 3000 signatures contre la censure furent collectées. Le 29 février l’Union des écrivains de Varsovie vota une résolution contre la censure. Pour les étudiants radicalisés comme pour l’intelligentsia frondeuse, le temps était venu d’arrêter le cours de plus en plus répressif d’un régime qui n’en finissait pas de rétablir l’ordre mis à mal par la montée révolutionnaire de 1956.
Porté au pouvoir en Octobre 1956 par la gauche démocratique du parti, Wladyslaw Gomulka avait très rapidement mis un terme au bouillonnement démocratique dans les usines et dans la presse : les conseils ouvriers furent mis au pas dès 1958, après que la presse porteuse des revendications de l’Octobre polonais eut été liquidée dès 1957. Mais la porte vers la liberté resta entrouverte plus longtemps pour les milieux intellectuels et ce n’est qu’en 1962 que les clubs de discussion commencèrent à être fermés [2] et la censure a été plus interventionniste dans les publications à tirage limité.
En 1964 une lettre ouverte de 34 intellectuels revendiquant le “droit à la critique” et protestant contre la limitation des tirages marqua le divorce entre l’intelligentsia et la direction du parti. Ses auteurs furent mis à l’index. En même temps une opposition communiste de gauche, apparue au sein de la jeune intelligentsia et parmi les étudiants, commença a être réprimée. En mars 1965 Jacek Kuron et Karol Modzelewski furent condamnés pour avoir écrit et diffusé une Lettre ouverte au POUP [3], en janvier 1966 trois autres militants, Kazimierz Badowski, Ludwik Hass et Romuald Smiech, furent condamnés en tant que trotskistes pour avoir aidé à imprimer cette lettre.
Tirant le bilan de la gauche d’Octobre 1956, Kuron et Modzelewski écrivaient alors : « La seule possibilité de développement de la révolution [en Octobre 1956] était la formulation d’un programme de classe prolétarien et l’organisation autour de lui d’un mouvement combattant le pouvoir de la bureaucratie libérale. En ce moment décisif, non seulement la gauche n’a pas proposé un tel programme et organisé son propre parti, mais encore elle a prêté appui à la bureaucratie libérale. Toute l’autorité énorme dont jouissaient dans leur milieu les militants de la gauche a été transférée à la nouvelle direction. » Conséquents avec un tel bilan les militants de la gauche communiste avaient formulé un programme de lutte révolutionnaire pour une démocratie de conseils ouvriers, articulée avec la suppression des forces permanentes de répression, une réduction du temps de travail et l’indépendance des syndicats [4]. Malgré la répression de 1965-1966, ce courant continuait à se développer parmi les étudiants, renforcé par une fronde de plus en plus ouverte des intellectuels marxistes, qualifiés par la bureaucratie de “révisionnistes” [5]. En 1968 ce courant fournit à la révolte étudiante la majorité de ses animateurs.
Mobilisation étudiante
Le mouvement étudiant démarra lorsque deux étudiants communistes de gauche, Adam Michnik et Henryk Szlajfer furent exclus de l’Université de Varsovie pour avoir informé un journaliste du Monde [6] des protestations contre la censure. Le 8 mars une assemblée générale d’étudiants à l’Université de Varsovie était matraquée par la police et Kuron et Modzelewski étaient à nouveau emprisonnés. Le 9 mars l’École Polytechnique de Varsovie se joignit au mouvement. Le 11 mars une manifestation affrontait la police au centre de la capitale, alors que les étudiants de Cracovie rejoignaient le mouvement, suivis le lendemain par ceux de Gdansk, Lodz, Lublin, Poznan et Wroclaw et le surlendemain par ceux de Torun, puis par ceux de Katowice. « Il n’y a pas de pain sans liberté ! » fut le slogan. Des grèves avec occupation des universités et des écoles polytechniques eurent lieu entre le 15 et le 23 mars. Des comités étudiants apparaissent et formulent des revendications [7].
La réaction du pouvoir fut d’une grande brutalité : des milliers d’étudiants furent exclus, des centaines furent arrêtés, plusieurs dizaines condamnés. Les universités furent privées du peu d’autonomie dont elles disposaient, purgées de nombre d’intellectuels critiques. Mais la répression ne s’arrêta pas là : la révolte étudiante servit de prétexte pour un nettoyage en profondeur de l’appareil du parti-État de ceux qui avaient manifesté en 1956 des sympathies démocratiques et, au delà, d’une bonne part des vieux cadres issus du PC d’avant-guerre. Une campagne antisémite menée par le pouvoir — entamée dans l’appareil par la fraction des “partisans” dirigée par le ministre de l’intérieur Mieczyslaw Moczar depuis plusieurs années mais qui en 1968 connut son apogée — provoqua une vague d’émigration évaluée à 20 000 personnes entre mars 1968 et juillet 1969 [8]. 8 300 membres du POUP en furent exclus, dont 14 ministres et 80 fonctionnaires de haut rang et des milliers de cadres furent licenciés (rien qu’à Varsovie 800 “cadres” ont été licenciés entre mars et septembre 1968) [9].
Comme les étudiants, les bureaucrates se référaient à 1956, mais avec une tonalité fort différente. Edward Gierek, membre du bureau politique et futur premier secrétaire du parti après les grèves de décembre 1970, disait ainsi lors d’un meeting officiel le 14 mars : « l’immonde lie, qui apparut à la surface des événements d’octobre il y a 11 ans n’a pas été totalement éliminée du courant de notre vie » et il annonçait que le parti va « briser les os » aux « ennemis de la Pologne populaire », aux « laquais de l’impérialisme » et aux « sionistes ».
Antisémitisme officiel
L’accusation de “sionisme” fut la principale “justification” idéologique de la répression. Depuis des années le courant bureaucratique réactionnaire qui apparut en 1956 sous le nom de “groupe de Natolin” avait puisé dans l’arsenal traditionnel antisémite de la droite polonaise des arguments visant à la fois à écarter de l’appareil des concurrents et à se construire une base sociale dans les milieux sociaux les plus frustres. Des dizaines de cadres de l’armée et de la police dont on avait découvert l’origine juive furent révoqués, ce qui permettait également de normaliser un secteur militaire qui en 1956 apparaissait prêt à s’opposer à l’éventuelle intervention soviétique. En juin 1967, après la guerre des six jours, ce courant reçut un soutien inattendu de Gomulka lui-même. Lors du congrès des syndicats le premier secrétaire du parti déclara : « Étant donné que l’agression israélienne contre les pays arabes a trouvé un soutien dans les cercles sionistes des Juifs — citoyens polonais, je tiens a déclarer ce qui suit : nous n’avons pas empêché les citoyens polonais de nationalité juive à rejoindre Israël, lorsqu’ils le désiraient. Nous considérons que tout citoyen polonais ne peut avoir qu’une seule patrie — la Pologne populaire ». Il n’hésita pas à dire que les Juifs habitant en Pologne constituent une “cinquième colonne potentielle”, ce qui fut enlevé du texte rendu public après l’intervention de Edward Ochab, alors (jusqu’en avril 1968), président de la présidence collective de l’État.
Gomulka n’avait ainsi pas hésité à accuser de sionisme justement ceux qui, contrairement à la doctrine sioniste, avaient décidé de vivre en Pologne. Le signe d’égalité entre Juif et sioniste était de cette manière légitimé par le principal dirigeant du pays et la voie ouverte pour une campagne antisémite. Celle-ci fut immédiatement entreprise publiquement dans la presse contrôlée par la fraction Moczar. En mars 1968 les noms à consonance juive des opposants furent mis en avant dans les articles orduriers justifiant la répression, des milliers de tracts ouvertement antisémites (mais non signés, ceux-là) furent distribués et le Moczar éduquait ainsi les jeunes cadres étudiants du parti : « Souvent les instructions ramenées de l’étranger [i.e. d’URSS, au cours de la seconde guerre mondiale, lorsque la résistance communiste en Pologne était marginale, mais Moczar en était un des chefs] par les envoyés spéciaux, comme par exemple l’ex-camarade Kasman [10], étaient reçus à contre-cœur par les partisans polonais de la Garde populaire, car souvent elles ne tenaient pas compte de la spécificité polonaise de la guerre nationale de libération. Digression — il y a un sage proverbe “la Nation Juive est une nation habile, mais pas assez habile pour cacher son habileté”. Divers sortes de Berman [11] ont démontré par leur attitude la justesse de ce proverbe. (…) On ne voit pas les citoyens polonais d’origine juive devant les machines des fabriques. Très peu travaillent comme ouvriers, la majorité, ce sont les soi-disant cadres dirigeants. Dans l’armée on trouve des Polonais d’origine juive dans les états-majors. On ne les trouve ni parmi les ouvriers, ni parmi les soldats. Comment se fait-il qu’Adam Michnik ait été considéré par la commission militaire comme inapte au service militaire ? Car il bégaye, mais cela ne l’empêche pas d’exercer son art oratoire au service de la démagogie anti-polonaise. (…) Je ne connais pas de cas où un citoyen polonais d’origine juive voulant étudier ait été refusé, indépendamment de son niveau de préparation. » [12]
Analysant le tournant de la bureaucratie en 1968, Adam Michnik écrivit : « Si octobre 1956 peut être considéré comme une tentative des communistes de s’enraciner dans la tradition démocratique polonaise, alors mars 1968 fut une tentative de s’enraciner dans la tradition des cent-noirs. La recherche de racines nationales est naturelle pour un pouvoir porteur du complexe de dépendance envers un voisin puissant. Mais en choisissant une tradition historique donnée, on choisit aussi les alliés politiques. » [13]
La répression et la vague antisémite de 1968 ont atteint leur but : jusqu’en 1974 , la capacité d’opposition de l’intelligentsia polonaise fut anéantie. La répression du printemps de Prague en août 1968, à laquelle l’armée polonaise prit part, si elle souleva l’indignation générale, ne donna pas lieu à des mouvements de protestation significatifs. Le régime parvint à passer le cap de la grande grève de décembre-janvier 1970-1971 sans qu’une jonction entre l’opposition intellectuelle et la lutte des travailleurs n’apparaisse. La culture polonaise — riche en rebonds et en créativité après 1956 — fut muselée.
Transformation de la bureaucratie
Le parti au pouvoir lui-même fut profondément transformé. Si le régime stalinien polonais manquait de racines sociales — le PC polonais fut liquidé par Staline en 1938 et les staliniens ne jouèrent qu’un rôle limité dans la résistance antinazie, leur prise de pouvoir en 1944 fut donc le fruit de l’avancée de l’armée rouge et de la défaite de la résistance dans l’insurrection de Varsovie en août-octobre 1944 — la libéralisation du régime après 1956 avait modifié les rapports du POUP avec la population. Le parti recruta massivement et les quelques années de développement économique qui suivirent firent apparaître des aspirations au mieux-être. La normalisation rampante après 1956, la stagnation économique qui l’accompagna et le blocage des possibilités de promotion sociale ont détourné ces aspirations vers une lutte pour les postes.
Au début des années soixante une couche significative de cadres intermédiaires, indifférents envers l’idéologie officielle ou déçus par elle, se sentait bloqués par la pétrification de la structure du pouvoir. Porteuse d’aspirations de nouveaux riches, partageant tous les mythes et les préjugés de la petite-bourgeoise, cette couche s’identifia naturellement avec les fractions de Gierek (appareil économique) et de Moczar (appareil policier, nationaliste et antisémite). La haine anti-intellectuelle de ces fractions entrait en résonance avec le mécontentement de ces cadres intermédiaires qui étaient frustrés de ne pas profiter du développement du pays et de la stabilisation du pouvoir, qu’ils considéraient comme leur œuvre. En mars 1968 ces couches ont appuyé sans réserve la répression.
Ce sont elles qui remplacèrent massivement les victimes de la répression. Le phénomène dans le domaine universitaire est connu : 13% de docent [14] devaient leur promotion à leur attitude en mars 1968. « Ceux qui aspiraient au renforcement du pouvoir du POUP ont su gagner une nouvelle génération avide de postes et d’honneurs (…). Le reclassement a touché en pratique tout l’appareil dirigeant, dont, bien sûr, la couche des managers de l’économie » [15].
Commentant ce phénomène Andrzej Szczypiorski écrivait dix ans plus tard : « On peut penser sans risque d’erreur, que pour les communistes polonais les années 1967-1970 furent une période moralement difficile. Toute leur conception sociale et politique s’effondrait. Sous les étendards du parti, qu’ils ont créé et à la tête duquel ils avaient dirigé la transformation du pays durant un quart de siècle, sont arrivés à s’exprimer des éléments pour lesquels tout ce qui rappelait l’idéologie communiste était, de fait, haïssable. » [16] Jerzy Szacki écrit pour sa part : « Une nouvelle génération --- non seulement plus jeune, mais aussi représentant d’autres expériences et une toute autre formation idéologique que la génération du PCP qui partait à la retraite où en émigration — parvint alors au pouvoir. (…) Cette génération — peu importe qu’elle fut meilleure ou pire — s’est avérée totalement a-idéologique. Lorsque c’était confortable, elle défendait soi-disant le marxisme contre le révisionnisme (ce fut une des plus grandes mystifications de mars !), mais elle n’avait pas de scrupules pour tendre en même temps la main vers les arguments de l’extrême droite d’avant guerre. Quant c’était confortable, elle rejetait le stalinisme, mais cela n’empêchait pas de ressusciter les campagnes staliniennes contre le cosmopolitisme (!) où de puiser dans la technique de propagande les pires modèles soviétiques de l’année 1937. Quand c’était confortable, elle a suivi le slogan “enrichissons-nous !” des années soixante-dix, pour ensuite effectuer d’autres contorsions idéologiques. (…) En mars en Pologne l’idéologie communiste fut enterrée. Sa place fut occupée par les techniques de domination, de la manipulation et de la propagande, appliquées plus ou moins efficacement. » [17]
Mutation de l’opposition polonaise
Surtout, la répression du mouvement polonais de 1968 a conduit à une mutation profonde de l’opposition polonaise et à un divorce durable entre les forces vives de l’intelligentsia frondeuse et le marxisme. En mars 1968 le mouvement étudiant fut avant tout un mouvement démocratique. Ses revendications, qu’on retrouvera dans les révoltes suivantes, étaient cependant formulées dans un langage marqué par le marxisme. Lorsqu’il se défendait contre la répression bureaucratique, c’est naturellement qu’il assimilait celle-ci au fascisme et revendiquait pour lui la tradition communiste. La conjonction de la répression (qui désorganisa les réseaux de l’opposition marxiste), de l’antisémitisme revendiqué par le pouvoir au nom du communisme, et de la promotion dans l’appareil de couches arrivistes et incapables, mit fin à cette culture de l’opposition.
« Nous avons jeté un regard nouveau sur le communisme — écrivait vingt ans après A. Michnik. — Les slogans de nos contemporains de l’Ouest, leur séduction par la phrase révolutionnaire et leur dédain des institutions de la démocratie parlementaire nous ont semblé bêtes et dangereuses, car porteuses de conséquences totalitaires. Et pourtant nous étions sur la même voie peu de temps auparavant. Nous cherchions les moyens d’un “socialisme véritable”, nous étudions Marx, nous n’aimions pas le conservatisme et l’Église. Dans les meetings étudiants nous chantions l’Internationale… Je ne veux pas généraliser, la majorité de cette génération était différente. Mais nous, les “commandos” [18], nous étions comme ça — plutôt rouges. Pourtant en mars l’ignominie des communistes nous a fait apparaître les valeurs cachées du conservatisme et les qualités morales de l’Église. C’est cette Église que nous estimions peu qui prit la défense des étudiants insultés par la lettre des évêques et les voix des députés catholiques à la Diète : Zawieyski, Stomma, Mazowiecki. Lorsque toutes les normes avaient été écrasées, le respect conservateur pour ces normes a pris un sens nouveau. » [19]
Lorsque Michnik et ses camarades sortirent des prisons en 1969-1970-1971, ils enseigneront cette nouvelle certitude à ceux qui rejoignaient l’opposition. Leslaw Maleszka, qui rejoint l’opposition plus tard écrit : « Pour eux mars [1968] était la fin des espoirs en la libéralisation, la fin des illusions, tout simplement — la défaite. » [20] Rafal Zakrzewski, encore plus jeune : « J’ai rencontré ceux de mars [1968] après leur transformation idéologique — ils avaient déjà laissé derrière le révisionnisme, se sont séparés du marxisme, ont oublié les citations des classiques. (…) Ce qui c’est passé en mars, était la variante polonaise de la fin du “siècle de l’idéologie” ; de la croyance dans les possibilités d’une révision du communisme, comme de celle en une idéologie communiste qu’on puisse prendre au sérieux, en y trouvant des valeurs authentiques et la force d’une praxis politique. » [21] Leszek Kolakowski, dont la rupture avec le marxisme prit la forme d’un livre [22], et qui fut considéré comme le principal théoricien dudit “révisionnisme” polonais, écrivait en 1978 : « Mars fut la fin définitive du processus commencé en 1956, c’est-à-dire d’un processus où existaient encore les convictions, faiblissantes et de moins en moins efficaces, mais encore vives, qu’il est possible de régénérer ou de réparer le système communiste de gouvernement en se basant sur ses propres principes ; de ce fait le parti était, bien que de moins en moins, le centre d’initiatives visant non seulement à réparer la machine déréglée, mais aussi sa démdémocratisation fondée sur les conceptions idéologiques du communisme. » [23]
Ainsi les deux courants oppositionnels qui se rapprochèrent au cours des années soixante — les jeunes marxistes révolutionnaires et les intellectuels communistes réformistes/dissidents — tirèrent de leur expérience de 1968 une même conclusion. Ces courants, plus tard rejoints par d’autres, plus conservateurs, qui au cours des années soixante ne jouaient pas un rôle politique actif, ont déterminé le caractère politique et idéologique de l’opposition polonaise depuis. Au cours de la montée révolutionnaire de 1980-81 leur langage et leurs convictions furent dominantes au sein de Solidarité, même lorsque la dynamique de celle-ci les débordait et posait la question du pouvoir et les perspectives programmatiques en des termes plus proches de ceux des opposants d’avant mars 1968, voire de 1956 [24]. Le coup d’État du général Jaruzelski (qui en avril 1968 devint ministre de la défense) en décembre 1981 confirma aux yeux de la majorité de la population la validité des enseignements que ces opposants tirèrent de 1968.
En mars 1968 les post-staliniens polonais ont ainsi posé les premiers fondements du terrain idéologique de la restauration capitaliste, réhabilitant une tradition de droite polonaise qu’on pouvait croire définitivement vouée aux poubelles de l’histoire et brisant une avant-garde communiste. Les voies de la radicalisation des révoltés de 1968 à l’Est et à l’Ouest, qui s’étaient rapprochées aux cours des années soixante, divergèrent.