La montée révolutionnaire de mai 1968 constitue un énorme réservoir d’expériences sociales. L’inventaire de ces expériences est loin d’être complet : ce qui a caractérisé cette montée, c’est précisément l’irruption sur la scène historique de l’énergie créatrice des masses, qui a multiplié les formes d’action, les initiatives, les innovations audacieuses de la lutte pour le socialisme. Ce n’est qu’en puisant dans ce réservoir, qu’en partant de cet acquis, que le mouvement ouvrier et révolutionnaire pourra s’armer efficacement pour mener à bien la tâche dont mai 1968 a confirmé à la fois la possibilité et la nécessité : la victoire de la révolution socialiste dans les pays hautement industrialisés d’Europe occidentale.(…)
I. Néocapitalisme et possibilités objectives d’actions révolutionnaires du prolétariat occidental
Les luttes de mai 1968 sont le résultat direct des contradictions du néo–capitalisme. Pareille irruption violente de luttes de masse — une grève générale de dix millions de travailleurs avec occupation d’usines ; l’extension du mouvement à de multiples couches périphériques du prolétariat et des classes moyennes (tant “anciennes” que “nouvelles”) — serait incompréhensible s’il n’existait pas un mécontentement profond et irrépressible chez les travailleurs, provoqué par la réalité quotidienne de l’existence prolétarienne. Ceux qui s’aveuglaient sur l’élévation du niveau de vie au cours des quinze dernières années ne comprenaient pas que c’est précisément en période d’essor des forces productives (d’expansion économique accélérée) que le prolétariat acquiert des besoins nouveaux et que l’écart entre les besoins et le pouvoir d’achat disponible s’élargit davantage [1]. Ils ne comprenaient pas non plus qu’au fur et à mesure que le niveau de vie, de qualification technique et de culture des travailleurs s’élève, l’absence d’égalité et de liberté sociales sur les lieux de travail, l’aliénation accentuée au sein du processus de production doivent peser d’un poids plus lourd et plus insupportable sur le prolétariat.
La capacité du néo–capitalisme d’atténuer quelque peu l’ampleur des fluctuations économiques, l’absence d’une crise économique catastrophique du type de celle de 1929 cachaient à trop d’observateurs son impuissance à éviter des récessions. Les contradictions qui minaient la longue phase d’expansion que le système avait connue en Occident depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale (aux États Unis, depuis le début de celle-ci) ; l’opposition irréductible entre la nécessité d’assurer l’expansion au prix de l’inflation, et la nécessité de maintenir un système monétaire international relativement stable au prix d’une déflation périodique ; l’évolution de plus en plus nette vers une récession généralisée dans le monde occidental : toutes ces tendances inhérentes au système sont parmi les causes profondes de l’explosion de mai 1968. (…)
Il est d’ailleurs significatif que la crise de 1968 n’est pas survenue dans un pays aux structures “vieillies”, où prédomine un “laissez faire” archaïque, mais au contraire dans le pays type du néo–capitalisme, celui dont le “plan” était cité comme l’exemple le plus réussi du néo–capitalisme, celui qui dispose du secteur nationalisé le plus dynamique, dont “l’indépendance” relative par rapport au secteur privé suggérait même à d’aucuns sa définition comme “secteur capitaliste d’État”. L’impuissance dont ce néo–capitalisme a fait preuve à comprimer à la longue les contradictions sociales en acquiert une importance d’autant plus universelle.
Le rôle de détonateur joué par le mouvement étudiant est le produit direct de l’incapacité du néo–capitalisme à satisfaire à n’importe quel niveau les besoins de la masse des jeunes attirés vers l’Université, tant par l’élévation du niveau de vie moyen que par les besoins de reproduction élargie d’une main-d’œuvre de plus en plus qualifiée, résultant de la troisième révolution industrielle. Cette incapacité se manifeste au niveau de l’infrastructure matérielle (bâtiments, laboratoires, logements, restaurants, bourses, présalaire), au niveau de la structure autoritaire de l’Université, au niveau du contenu de l’enseignement universitaire, au niveau de l’orientation, des débouchés pour les universitaires et pour ceux que le système oblige à interrompre avant terme les études universitaires. La crise de l’Université bourgeoise, qui est la cause immédiate de l’explosion de mai 1968, doit être comprise comme un aspect de la crise du néo–capitalisme et de la société bourgeoise dans leur ensemble.
Finalement, la rigidité croissante du système, qui a largement contribué à exacerber les contradictions socio économiques — précisément dans la mesure où il les comprimait pendant une période relativement longue —, est, elle aussi, directement liée à l’évolution de l’économie néocapitaliste [2]. Nous avons maintes fois souligné que les tendances à la programmation économique, à la “globalisation” des problèmes économiques et des revendications sociales, ne résultent pas seulement de desseins spécifiques de telle ou telle fraction de la bourgeoisie, mais de besoins inhérents à l’économie capitaliste de notre époque. L’accélération de l’innovation technologique, la réduction du cycle de reproduction du capital fixe obligent la grande bourgeoisie à calculer de manière de plus en plus précise, plusieurs années à l’avance, les amortissement et les investissements à effectuer par auto financement. Qui dit programmation des amortissements et des investissements dit programmation des coûts, donc également des “coûts de la main d’œuvre”. Voilà la source dernière de la “politique des revenus”, de “l’économie concertée” et d’autres astuces qui tendent simplement à supprimer la possibilité de modifier par l’action revendicative “normale” la répartition du revenu national désirée par le grand capital.
Mais cette paralysie croissante du syndicalisme traditionnel ne supprime ni le fonctionnement des lois du marché, ni le mécontentement croissant des masses. A la longue, elle tend à rendre plus explosives les luttes ouvrières, le prolétariat s’efforçant de rattraper en quelques semaines ce qu’il a le sentiment d’avoir perdu pendant de longues années. Les grèves, même et surtout si elles deviennent plus espacées, tendent à devenir plus violentes et commencent davantage comme des grèves sauvages [3].(…)
II.—Typologie de la révolution en pays impérialiste
Pour savoir si une révolution socialiste est possible en Europe occidentale, malgré tous les “acquis” du néo–capitalisme et de la “société de consommation de masse”, aussi bien les critiques de droite que ceux de “gauche” se référaient généralement aux modèles de 1918 (révolution allemande) ou de 1944 1945 (révolution yougoslave victorieuse, révolutions française et italienne avortées dans des conditions analogues à celles de 1918 en Allemagne), voire à la guérilla. Pour les uns, en l’absence définitive d’une catastrophe économique ou militaire, il était parfaitement utopique d’attendre autre chose que des réactions réformistes du prolétariat ; pour les autres, la possibilité de nouvelles explosions révolutionnaires de la part des travailleurs était liée à la réapparition de crises de type catastrophique. Bref, pour les uns la révolution était devenue définitivement impossible ; pour les autres, elle était reléguée au moment — largement mythique — d’un “nouveau 1929”.
Dès le début des années 1960, nous avons essayé de réagir contre ces thèses schématiques en nous référant à un type différent de révolution possible et probable en Europe occidentale. Nous nous permettons de rappeler ce que nous écrivions à ce propos au début de 1965 :
« Nous avons démontré plus haut que le néo–capitalisme ne supprime nullement les motifs de mécontentement chez les travailleurs, et que le déclenchement de luttes importantes reste possible, sinon inévitable à notre époque. Mais ces luttes peuvent elles prendre une forme révolutionnaire, au sein d’une “société de bien être” ? Ne sont elles pas condamnées à rester limitées à des objectifs réformistes, aussi longtemps qu’elles se déroulent dans un climat de prospérité plus ou moins générale ?...
« Pour répondre à cette objection, il faut circonscrire de manière plus précise son objet. Si l’on veut dire par là qu’on ne verra pas, dans le climat économique actuel en Europe, se répéter des révolutions comme la révolution allemande de 1918 ou comme la révolution yougoslave de 1941 1945, on émet évidemment un truisme. Mais ce truisme, nous l’avons admis au départ et inclus dans notre hypothèse liminaire. Toute la question est là : le renversement du capitalisme ne peut il s’opérer que sous des formes de ce genre, nécessairement limités à des circonstances “catastrophiques” ? Nous ne le croyons pas. Nous croyons qu’il y a un “modèle historique” différent auquel nous pouvons nous référer : c’est celui de la grève générale de juin 1936 (et dans une mesure plus modeste, la grève générale belge de 1960 1961, qui aurait pu créer une situation analogue à celle de juin 1936).
« Il est parfaitement possible que dans le climat économique général, qui est celui du “néo–capitalisme prospère” ou de la “société de consommation de masse”, les travailleurs se radicalisent progressivement par suite d’une succession de crises sociales (tentatives d’imposer la politique des revenus ou le blocage des salaires), politiques (tentatives de limiter la liberté d’action du mouvement syndical et d’imposer un “État fort”), économiques (récessions ou brusques crises monétaires, etc.) et même militaires (par exemple, réactions très amples contre des agressions impérialistes, contre le maintien de l’alliance avec l’impérialisme international, contre l’emploi d’armes nucléaires tactiques dans les “guerres locales”, etc.) ; que ces mêmes travailleurs radicalisés déclenchent des luttes de plus en plus amples au cours desquelles ils commencent à lier des objectifs du programme de réformes de structure anticapitalistes aux revendications immédiates ; que cette vague de lutte débouche sur une grève générale qui renverse le gouvernement et crée une situation de dualité de pouvoir. » [4] (…)
Pour voiler les origines spontanées et inévitables de cette radicalisation des formes d’action, et accréditer la thèse odieuse des “provocateurs gauchistes” qui auraient conspiré pour créer des “incidents violents” au service du gaullisme [5], les réformistes et néo-réformistes de tout poil sont obligés de passer sous silence le fait que des manifestations comparables s’étaient déjà produites lors de la grève générale belge en 1960 1961 (barricades de rue dans le Hainaut ; attaque de la gare des Guillemins à Liège) ; que les jeunes ouvriers étaient massivement passés à l’action dans ce sens lors des grèves du Mans, de Caen, de Mulhouse, de Besançon et ailleurs en France, en 1967 ; que la radicalisation de la jeunesse ouvrière a été accompagnée de la réapparition de formes d’action analogues en Italie (Trieste, Turin) et même en Allemagne occidentale.(…)
Or, il n’est pas difficile de comprendre les raisons pour lesquelles toute radicalisation de la lutte de classe devait rapidement déboucher sur la confrontation violente avec les forces de répression. Nous assistons, depuis deux décennies en Europe, à un renforcement continuel de l’appareil de répression et des dispositions légales diverses entravent l’action de grève et les manifestations ouvrières. Si, en période “normale”, les travailleurs n’ont pas la possibilité de se révolter contre ces dispositions répressives, il n’en va pas de même lors d’une grève de masse, qui les rend brusquement conscients de l’immense pouvoir que recèle leur action collective. Brusquement, et spontanément, ils s’aperçoivent que “l’ordre” est un ordre bourgeois qui tend à étouffer la lutte d’émancipation du prolétariat. Ils prennent conscience du fait que cette lutte ne peut pas dépasser un niveau déterminé sans se heurter de plus en plus directement aux “gardiens” de cet “ordre” ; et que cette lutte d’émancipation restera éternellement vaine, si les travailleurs continuent à respecter les règles du jeu conçues par leurs ennemis pour étrangler leur révolte.
Le fait que seule une majorité de jeunes travailleurs aient été les protagonistes de ces formes nouvelles de lutte, aussi longtemps qu’elles restaient embryonnaires ; le fait que c’est dans la jeunesse ouvrière que les barricades des étudiants ont provoqué le plus de réflexes d’identification ; le fait qu’à Flins et à Peugeot Sochaux c’étaient encore et toujours des jeunes qui ont riposté de la manière la plus nette aux provocations des forces répressives n’infirme en rien l’analyse qui précède. Dans toute montée révolutionnaire, c’est toujours une minorité relativement réduite qui expérimente de nouvelles formes d’action radicalisées. Au lieu d’ironiser sur la “théorie anarchiste des minorités agissantes”, les dirigeants du P.C.F. feraient mieux de relire Lénine à ce propos [6]. En outre, c’est précisément sur les jeunes que pèse moins que sur les générations adultes le poids des échecs et des déceptions du passé, le poids de la déformation idéologique qui résulte d’une propagande incessante en faveur des “voies pacifistes et parlementaires”.
Les événements de mai 1968 démontrent également que l’idée d’une longue période de dualité de pouvoir, l’idée d’une conquête et d’une institutionnalisation graduelles du contrôle ouvrier ou de toute réforme de structure anticapitaliste repose sur une conception illusoire de la lutte de classe exacerbée en période pré révolutionnaire et révolutionnaire.
On n’ébranlera jamais le pouvoir de la bourgeoisie par une succession de petites conquêtes ; s’il n’y a pas de changement brusque et brutal des rapports de force, le capital trouve et trouvera toujours les moyens de les intégrer dans le fonctionnement du système. Et lorsqu’il y a changement radical des rapports de force, le mouvement des masses pousse spontanément vers un ébranlement fondamental du pouvoir bourgeois. La dualité du pouvoir reflète une situation dans laquelle la conquête du pouvoir est déjà objectivement possible du fait de l’affaiblissement de la bourgeoisie, mais où seuls le manque de préparation politique des masses, la prépondérance de tendances réformistes et semi réformistes en leur sein, arrêtent momentanément leur action à un palier.
Mai 68 confirme à ce propos la loi de toutes les révolutions, à savoir que lorsque des forces sociales si larges sont en action, lorsque l’enjeu est si important, lorsque la moindre erreur, la moindre initiative audacieuse d’une part ou de l’autre peut radicalement modifier le sens des événements en l’espace de quelques heures, il est parfaitement illusoire de vouloir “geler” cet équilibre extrêmement instable pendant plusieurs années. La bourgeoisie est obligée de chercher à reconquérir presque instantanément ce que les masses lui arrachent dans le domaine du pouvoir. Les masses, si elles ne cèdent pas devant l’adversaire, sont obligées presque instantanément d’élargir leurs conquêtes. Il en a été ainsi dans toutes les révolutions ; il en sera encore ainsi demain [7].
III. — Le problème stratégique central
Toute la faiblesse, toute l’impuissance des organisations traditionnelles du mouvement ouvrier confrontées avec les problèmes posés par les montées révolutionnaires possibles en Europe occidentale, sont révélées par la manière dont Waldeck Rochet, le secrétaire général du P.C.F., résume le dilemme dans lequel, selon lui, le prolétariat français était enfermé en mai 1968 :
« En réalité, le choix à faire en mai était le suivant : Ou bien agir en sorte que la grève permette de satisfaire les revendications essentielles des travailleurs et poursuivre, en même temps, sur le plan politique, l’action en vue de changements démocratiques nécessaires dans le cadre de la légalité. C’était la position de notre parti. Ou bien se lancer carrément dans l’épreuve de force, c’est à dire aller à l’insurrection, y compris en recourant à la lutte armée en vue de renverser le pouvoir par la force. C’était la position aventuriste de certains groupes ultra gauchistes.
« Mais comme les forces militaires et répressives se trouvaient du côté du pouvoir établi [8] et que l’immense masse du peuple était absolument hostile à une pareille aventure, il est évident que s’engager dans cette voie c’était tout simplement conduire les travailleurs au massacre et vouloir l’écrasement de la classe ouvrière et de son avant garde : le parti communiste.
« Eh bien ! non, nous ne sommes pas tombés dans le piège. Car là était le véritable plan du pouvoir gaulliste.
« En effet, le calcul du pouvoir était simple : face à une crise qu’il avait lui même provoquée par sa politique antisociale et antidémocratique, il a escompté utiliser cette crise pour porter un coup décisif et durable à la classe ouvrière, à notre parti, à tout mouvement démocratique. » [9] (…)
Quand le pouvoir de la bourgeoisie est stable et fort, il serait absurde de se lancer dans une action révolutionnaire qui vise le renversement immédiat du capital ; ce faisant on courrait à une défaite certaine. Mais comment passera t on de ce pouvoir fort et stable vers un pouvoir affaibli, ébranlé, désagrégé ? Par un saut miraculeux ? Une modification radicale des rapports de force n’exige t elle pas des coups de boutoir décisifs ? Ces coups de boutoir n’ouvrent ils pas un processus d’affaiblissement progressif de la bourgeoisie ? Le devoir élémentaire d’un parti se réclamant de la classe ouvrière — et même de la révolution socialiste — n’est il pas de pousser au maximum ce processus ? Peut on faire cela en excluant d’office toute lutte autre que celle pour des revendications immédiates... aussi longtemps que la situation n’est pas mûre pour l’insurrection armée immédiate, victoire garantie sur facture ?(…)
Toute l’histoire du capitalisme témoigne de sa capacité à céder sur les revendications matérielles lorsque son pouvoir est menacé. Il ne sait que trop bien que, s’il conserve son pouvoir, il pourra en partie reprendre ce qu’il a donné (par la hausse des prix, la fiscalité, le chômage, etc.), en partie le digérer par l’accroissement de la productivité. En outre, toute bourgeoisie énervée et effrayée par une grève d’ampleur exceptionnelle, mais laissée en possession de son pouvoir d’État, tendra à passer à la contre offensive et à la répression dès que le mouvement de masse reflue. L’histoire du mouvement ouvrier le démontre : un parti enfermé dans ce dilemme de Waldeck Rochet ne fera jamais la révolution, et court à coup sûr à la défaite [10].
En refusant de s’engager dans le processus qui conduit de la lutte pour les revendications immédiates vers la lutte pour le pouvoir, à travers la lutte pour les revendications transitoires et la création d’organes de dualité du pouvoir, les réformistes et néo–réformistes se sont toujours condamnés à considérer toute action révolutionnaire comme étant une “provocation” qui affaiblit les masses et “renforce la réaction”. (…)
La discussion sur la “vacance du pouvoir”, posée de cette façon métaphysique, est évidemment sans issue. Mais Waldeck Rochet, qui reprend à son compte la thèse gaulliste du “complot” (dans sa version, ce sont les gaullistes qui en sont les auteurs !), et qui remplace ainsi l’analyse de la lutte de classe par le recours à la démonologie, devrait se rappeler que le pouvoir qui, parait il, voulait à tout prix attirer la classe ouvrière dans le “piège” de “l’épreuve de force”, a mis les bouchées doubles pour rencontrer les dirigeants syndicaux et négocier l’arrêt de la grève en échange de concessions matérielles fort substantielles.
Si vraiment l’intention du gaullisme avait été celle de provoquer une épreuve de force, sa voie d’action était toute tracée : refuser le dialogue avec les syndicats aussi longtemps que les usines étaient occupées. L’épreuve de force serait devenue inévitable en l’espace de quelques semaines. Il s’est pourtant bien gardé d’une telle folie, et pour cause ! Il avait une estimation plus correcte du rapport des forces, et de sa détérioration constante du point de vue de la bourgeoisie, que celle que Waldeck Rochet présente aujourd’hui. C’est dire qu’il cherchait non l’épreuve de force, mais la fin de la grève, aussi vite que possible, et presque à n’importe quel prix. C’est dire que toute la thèse du “piège” n’est qu’un mythe qui a pour but de détourner l’attention des vrais problèmes [11]. S’il est d’ailleurs question d’un “plan” de de Gaulle, celui du 30 mai est lumineux : arrêter les grèves aussi vite que possible, puis aller vers les élections. Quelle a été la réaction de la direction du P.C.F. ? N’a t elle pas donné tête baissée dans ce “piège” là, au point de reprocher aux grévistes “d’aider le régime à éviter les élections” ? (…)
Le problème stratégique central est donc bien celui de briser le dilemme : ou bien des grèves purement revendicatives, suivies par des élections (c’est à dire business as usual) ; ou bien l’insurrection armée tout de suite, et à condition que la victoire soit garantie d’avance. Il faut comprendre que des grèves générales comme celle de décembre-janvier 1960-1961 en Belgique et celle de mai 1968 — surtout si en liaison avec elles apparaissent de nouvelles formes de combat radicales des masses — peuvent et doivent déboucher sur plus que des augmentations de salaires, même si les préparatifs pour une insurrection armée ne sont guère au point. Elles peuvent et doivent aboutir à la conquête par les masses de pouvoirs de fait nouveaux, de pouvoirs de contrôle et de veto qui créent une dualité de pouvoir, élèvent la lutte de classes à son niveau le plus élevé et le plus exacerbé, et font ainsi mûrir les conditions d’une prise révolutionnaire du pouvoir.
IV. — Spontanéité des masses, dualité de pouvoir et organisation révolutionnaire
(…) Il y a une preuve bien plus convaincante encore du fait que les travailleurs voulaient, eux aussi, aller plus loin qu’une simple campagne routinière “pour les salaires et de bonnes élections”. C’est leur comportement partout où ils ont eu l’occasion de s’exprimer librement, où l’écran bureaucratique était ébranlé et tombé, où des initiatives ont pu se développer à partir de la base. On est loin d’avoir fait l’inventaire complet de ces expériences ; mais la liste est déjà impressionnante :
– à l’usine C.S.F. de Brest, les travailleurs décidèrent de poursuivre la fabrication, mais produisirent ce qu’ils estimèrent, eux, important, notamment des “walkie talkies” qui aidaient les grévistes et manifestants à se défendre contre la répression ;
– à Nantes, le comité de grève cherchait à contrôler la circulation vers et hors de la ville, en distribuant des permis de circuler et en bloquant par des barricades les accès à la ville. Il semble d’ailleurs que le même comité ait même émis des bons crédit acceptés comme monnaie par certains commerçants et cultivateurs ;
– à Caen, le comité de grève a interdit tout accès à la ville pendant vingt quatre heures ;
– aux usines Rhône Poulenc, à Vitry, les grévistes décidèrent d’établir des rapports d’échange directs avec des cultivateurs, cherchèrent à étendre l’expérience à d’autres entreprises, et discutèrent du passage à la “grève active” (c’est à dire à la reprise du travail à leur propre compte et d’après leurs propres plans), tout en arrivant à la conclusion qu’il serait préférable de remettre cette expérience jusqu’au moment où plusieurs autres entreprises les suivraient dans cette voie [12] ;
– aux Cimenteries des Mureaux, les ouvriers ont voté en assemblée générale la révocation du directeur. Ils ont refusé d’accepter la proposition patronale de recommencer le vote. Le directeur en question a dès lors été renvoyé à une succursale de ces cimenteries où, par solidarité avec les gars des Mureaux, les travailleurs ont immédiatement déclenché une grève, la première dans l’histoire de cette usine ;
– aux piles Wonder, à Saint Ouen, les grévistes ont élu un comité de grève en assemblée générale, et, pour manifester leur réprobation de l’orientation réformiste de la C.G.T., ils se sont barricadés dans l’usine et en ont interdit l’accès aux responsables syndicaux ;
– à Saclay, les travailleurs du centre d’énergie nucléaire ont réquisitionné du matériel de l’usine pour poursuivre la grève ;
– aux chantiers navals de Rouen, les travailleurs ont pris sous leur protection des jeunes vendant la littérature révolutionnaire, et ont interdit l’accès de l’usine aux C.R.S. qui les poursuivaient et qui cherchaient à les arrêter ;
– dans plusieurs imprimeries parisiennes, les travailleurs ont soit imposé la modification d’une manchette (Le Figaro), soit refusé d’imprimer un journal (La Nation), quand le contenu était directement nuisible à la grève ;
– à Paris, le C.L.E.O.P. (Comité de liaison étudiants ouvriers paysans) a organisé des convois de ravitaillement approvisionnés auprès des coopératives agricoles, qui distribuèrent les produits dans les usines ou les leur vendirent au prix coûtant (poulets à quatre vingts centimes, oeufs à onze centimes, par exemple) ;
– chez Peugeot, à Sochaux, les travailleurs construisirent des barricades contre l’intrusion des C.R.S. et chassèrent ceux ci victorieusement de l’usine ;
– aux usines Citroën, à Paris, une première tentative, modeste et embryonnaire, est faite pour réquisitionner des camions en vue de ravitailler les grévistes ;
– cas peut être le plus éloquent : aux Chantiers de l’Atlantique, à Saint Nazaire, les travailleurs ont occupé l’entreprise en refusant dix jours durant de déposer un cahier de revendications immédiates, malgré la pression constante de l’appareil syndical.
Lorsqu’on complétera cette liste, comment pourra-t-on contester qu’elle exprime la tendance spontanée de la classe ouvrière à prendre en main son propre sort et à réorganiser la société d’après ses convictions et son idéal ? Sont ce là des manifestations d’une grève purement revendicative, d’une grève “quelconque”, ou d’une grève dont l’ampleur et la logique poussaient les masses elles mêmes à déborder les revendications immédiates ?
On a opposé à cette analyse le résultat des élections législatives et la poussée gaulliste qu’il reflète. Mais il s’agit d’analyses fortement teintées de crétinisme parlementaire, d’ignorance feinte de ce que représentent des élections en démocratie bourgeoise.
Au premier tour, la gauche a obtenu 41 % des voix et les gaullistes en avaient obtenu 44 %. Mais si l’on tient compte du grand nombre de travailleurs qui se sont cette fois-ci abstenus par dégoût devant la politique des grandes organisations ouvrières, mais qui n’en restent pas moins disponibles pour l’action ; si l’on tient compte des centaines de milliers de jeunes qui étaient à l’avant garde du mouvement de mai 1968, mais qui restent privés du droit de vote par un système électoral antidémocratique — et par le refus de mettre à jour les listes électorales, refus qui a privé de leur droit de vote ceux qui venaient d’atteindre leur majorité — on peut présumer sans exagérer que même après l’immense déception du 30 mai, les forces de la gauche et du gaullisme se faisaient équilibre au sein du peuple français.
Or, cet équilibre succédait à une manœuvre victorieuse du gaullisme et à un échec tactique lamentable de la gauche, qui avait accepté les règles du jeu prescrits par l’ennemi de classe : arrêter la grève sur une base purement revendicative ; accepter de fait la répression contre l’extrême gauche ; s’en remettre aux élections pour trancher les questions vitales soulevées par mai 1968. (…)
La spontanéité est la forme embryonnaire de l’organisation, disait Lénine. L’expérience de mai 1968 permet de préciser l’actualité de cette pensée de deux manières. La spontanéité ouvrière n’est jamais une spontanéité pure ; au sein des entreprises agissent les ferments des groupes d’avant garde — quelquefois un seul militant révolutionnaire chevronné — dont la ténacité et la patience sont précisément récompensées à ces moments de fièvre sociale portée à son paroxysme. La spontanéité ouvrière débouche sur l’organisation d’une avant garde plus vaste, parce qu’en l’espace de quelques semaines des milliers de travailleurs ont compris la possibilité de la révolution socialiste en France. Ils ont compris qu’ils doivent s’organiser à cette fin, et ils tissent de mille fils des liens avec les étudiants, avec des intellectuels, avec les groupes révolutionnaires d’avant garde qui donnent petit à petit sa forme au futur parti révolutionnaire de masse du prolétariat français, dont la J.C.R. [13] apparaît d’ores et déjà comme le noyau le plus solide et le plus dynamique.
Nous ne sommes pas des admirateurs béats de la spontanéité ouvrière pure et simple. Même si celle ci est forcément revalorisée devant le conservatisme des appareils bureaucratique, elle se heurte à des limites manifestes devant un appareil d’État et une machine de répression hautement spécialisés et centralisés. Nulle pan la classe ouvrière n’a encore spontanément renversé le régime capitaliste et l’État bourgeois sur un territoire national ; elle n’y parviendra sans doute jamais. Même l’extension d’organes de dualité de pouvoir sur tout un pays des dimensions de la France est, sinon impossible, du moins rendue beaucoup plus difficile par l’absence d’une avant garde déjà suffisamment implantée dans les entreprises pour pouvoir rapidement généraliser les initiatives des travailleurs de quelques usines pilotes.
En outre, il n’y a nul avantage à exagérer l’ampleur de l’initiative spontanée des masses laborieuses en mai 1968. Celle ci était partout présente en puissance ; elle n’est devenue réelle que dans un certain nombre de cas limités, tant au niveau du déclenchement des occupations d’usines qu’à celui des initiatives de dualité de pouvoir mentionnées plus haut. Les étudiants en action ont échappé dans leur vaste majorité aux efforts de canalisation vers des voies réformistes ; les travailleurs se sont encore une fois laissé canaliser dans leur majorité. Il ne faut pas leur en tenir grief ; la responsabilité incombe aux appareils bureaucratiques qui se sont efforcés pendant des années d’étouffer en leur sein tout esprit critique, toute manifestation d’opposition à l’égard de l’orientation réformiste et néo–réformiste, tout reliquat de démocratie ouvrière. La victoire politique gaulliste de juin 1968 est le prix que le mouvement ouvrier paye pour ces rapports non encore bouleversés entre l’avant garde et la masse au sein du prolétariat français.
Mais si Mai 68 a permis d’enregistrer une fois de plus l’absence d’une direction révolutionnaire adéquate et les conséquences inévitables qui en découlent pour le succès de la montée révolutionnaire, l’expérience permet aussi d’entrevoir — pour la première fois en Occident depuis plus de trente ans — les dimensions réelles du problème et les voies vers sa solution. Ce qui a fait défaut en mai 1968 pour qu’une première percée décisive s’effectue vers la dualité du pouvoir — pour que la France connaisse, toute proportion gardée, son février 1917 —, ce fut une organisation révolutionnaire pas plus nombreuse dans les entreprises qu’elle ne l’était déjà dans les universités. En ce moment précis et à ces endroits, des noyaux réduits d’ouvriers, articulés, armés d’un programme et d’une analyse politique corrects et capables de se faire entendre, auraient suffi pour empêcher la dispersion des grévistes, pour imposer dans les principales usines du pays l’occupation de masse et l’élection démocratique des comités de grève. Ce n’était, certes, ni l’insurrection, ni la prise du pouvoir. Mais une page décisive d’histoire de France et d’Europe aurait été tournée. Tous ceux qui croient le socialisme possible et nécessaire doivent faire en sorte qu’elle le soit la prochaine fois. (…)