Le 14 novembre 2006, le Parisien publiait un témoignage intitulé « Libéré hier, il raconte ses dix-huit mois à Fleury-Mérogis », dans lequel « Guy-Charles », à peine sorti de maison d’arrêt, confiait à la journaliste Elisabeth Fleury ce que chacun sait des conditions de détention : trafics omniprésents (« en prison, tout ce qui est interdit circule ») ; nécessité d’appartenir à un « clan » pour survivre (« si t’as pas de clan, pas d’allié, t’es mort ») ; violences sexuelles subies par ce qu’il est commun d’appeler les « serveuses » (« des gars paumés, qui ne savent plus très bien où ils en sont. Tout le monde sait ce qu’ils subissent, y compris les surveillants, mais on ferme les yeux »).
Le lendemain, M. Guy Canivet, alors premier magistrat de France, convenait dans un entretien accordé à ce même quotidien que, si l’expression de « Guy-Charles » était « brutale », « tous les phénomènes qu’il dénonce sont vrais. Les trafics, le maquage, les violences : tous les pénitentiaires connaissent ces maux ». Il invitait le parquet à se saisir de cette affaire. De son côté, le directeur de l’administration pénitentiaire assurait « n’avoir jamais entendu un tableau aussi noir ».
Deux jours plus tard, M. Jean-François Pascal, procureur d’Evry, ouvrait une enquête préliminaire « sur la base des déclarations de ce détenu afin de déterminer la réalité des faits dénoncés, d’une extrême gravité ». Les investigations se soldaient, treize jours plus tard, par un classement sans suite habilement motivé : « Il a refusé de donner des noms ou des dates […]. Faute d’éléments probants, je suis obligé de suspendre l’enquête. »
Trois mois plus tard, 339 surveillants de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis déposaient plainte avec constitution de partie civile contre le Parisien et la journaliste Elisabeth Fleury des chefs de diffamation et complicité de diffamation envers un fonctionnaire. Pour avoir publié les propos de « Guy-Charles », une journaliste et le représentant d’un quotidien national comparaîtront donc demain devant le tribunal correctionnel d’Evry, comme ce fut le cas pour Patrick Dils, qui, après quinze années d’incarcération et un acquittement, révéla dans un livre avoir été violé en détention. Dénoncer, ou simplement rapporter ce que tous les professionnels et les parlementaires ont depuis longtemps observé et décrit, constitue un délit, et, conséquemment, conduit devant un tribunal correctionnel.
Est-il nécessaire de rappeler que l’espace de vie dont jouit un détenu français est de 2,4 à 4 m2 ? Que le taux moyen de surpopulation des maisons d’arrêt françaises est de 140 % ? Que la maison d’arrêt de Villepinte est contrainte de supprimer des parloirs famille en raison d’un taux de surpopulation excédant les 150 % ? Que des experts mandatés par le tribunal administratif de Versailles ont constaté l’extrême insalubrité du quartier disciplinaire de Fleury-Mérogis ? Qu’un détenu de cet établissement pénitentiaire a été mis en examen, en mars, pour avoir violé l’un de ses codétenus ? Que l’on compte en France, depuis ces cinq dernières années, un suicide ou une mort suspecte en détention tous les trois à quatre jours ?
C’est une évidence : la violence de l’enfermement décrite par « Guy-Charles » ou Patrick Dils s’abat toujours et d’abord sur une catégorie précise de la population carcérale, les « indigents » : les plus pauvres, les plus fragiles et les plus isolés. La pauvreté à quatre ou plus dans 9 m2 crée des dépendances qui conduisent effectivement aux rackets, aux violences verbales et physiques, aux sévices sexuels. Les fameuses « zones de non droit », expression que d’aucuns se plaisent à utiliser pour désigner « les banlieues », existent bel et bien, oui : au sein même de nos maisons d’arrêt et de nos centres de détention. La France, avec plus de 63 000 détenus pour à peine 50 000 places, connaît son niveau d’incarcération le plus important depuis 1945. Pour faire face à la surpopulation, Rachida Dati a récemment répété que « le premier moyen, c’est de construire de nouvelles places de prisons ». Or, sept nouvelles structures vont ou ont déjà vu le jour en 2008, parmi lesquelles trois pour mineurs et quatre pour adultes, correspondant à plus de 3 000 places. Construire de nouveaux établissements pour les remplir aussi vite : telle est donc la ligne de conduite de la garde des Sceaux. Qu’importe si la haine et la violence y sont grandissantes, et si les plus faibles y sont livrés aux plus forts.
En mai dernier, après sept mois de tergiversations, la Chancellerie annonçait la prochaine nomination du futur « contrôleur général des lieux privatifs de liberté » en la personne du conseiller d’Etat Jean-Marie Delarue. Prisons, locaux de garde à vue, centres de rétention, hôpitaux psychiatriques : au total, ledit contrôleur général aura pour charge de veiller sur 5 800 lieux d’enfermement. Au même moment, Rachida Dati assurait que le très attendu projet de loi pénitentiaire serait examiné « cette année, bien sûr ». Rappelons que ce texte ne vise qu’à permettre l’application sur notre territoire des règles pénitentiaires européennes adoptées il y a déjà deux ans. Ces mesures permettront-elles aux citoyens de savoir enfin ce qui se passe derrière les barreaux où, du fait de la multiplication des lois répressives, ils sont de plus en plus nombreux à séjourner ? L’administration pénitentiaire, confrontée ces derniers temps à une vague de protestation de ses propres agents, excédés de leurs conditions de travail, se résoudra-t-elle enfin à jouer le jeu de la transparence ? On peut en douter. Dans un document de travail transmis par ses services en octobre, on pouvait ainsi lire que « les règles pénitentiaires européennes sont pour l’essentiel déjà transcrites dans notre réglementation », que « les prisons françaises ne sont pas une honte », et que « la France gère bien ses prisons ». Le prétendra-t-elle encore, devant les juges d’Evry, demain ? Les avocats de la journaliste Elisabeth Fleury et du Parisien n’ont qu’à bien se tenir. Silence, on incarcère.