Parler de Mai 68, ce n’est pas seulement faire œuvre de mémoire, bien que, comme le rappellent des auteurs de La France des années 1968 (Syllepse, 904 pages, 30 euros), il n’y a pas, à proprement parler, d’histoire référentielle de cette grève ouvrière et jeune. Parler de Mai 68 aujourd’hui, c’est un combat politique, pour les luttes d’aujourd’hui et l’émancipation de demain. Contre Sarkozy évidemment, qui a fait exploser le débat. Il veut « tourner la page une bonne fois pour toutes » (discours d’avril 2007), en finir avec l’héritage de Mai, qui prendrait le parti des « voyous ».
Mais Sarkozy n’a pas encore gagné. Et il y a d’autres confrontations simultanées, plus insidieuses peut-être, mais néanmoins indispensables. Comme la grève générale n’a pas accouché d’une révolution, et comme le mouvement ouvrier a plutôt régressé, certains pourraient penser que cet aboutissement était déjà contenu dans l’événement lui-même, notamment dans l’émergence d’un individualisme à tout crin, et somme toute libéral, dont Mai 68 annonce le programme (y compris le fameux « interdit d’interdire »). Par ailleurs, au sein des débats qui traversent les antilibéraux, et donc les partisans des luttes, des conflits d’interprétation aboutissent souvent à théoriser la fin d’un certain mouvement ouvrier, dilué dans une multitude de « mouvements sociaux » (« alliance » de forces sociales dont l’assise de classe n’est plus évidente). Il convient de s’inscrire en faux contre ces interprétations.
Par mouvement ouvrier, il ne s’agit certes pas de magnifier une époque allant jusqu’au tournant de 1968-1975 (en passant par 1936), et que décrit l’historien Gérard Noiriel (Les Ouvriers dans la société française, Seuil) : celle d’une classe ouvrière « centrale » essentiellement industrielle, amenée à l’existence politique nationale par des luttes célèbres (métallurgie, chemins de fer, électricité), sous l’hégémonie de la CGT et du PCF. Il faut plutôt prendre la définition d’Antoine Artous et entendre, par mouvement ouvrier, « les organisations – politiques, syndicales et autres – historiquement produites par les conflits portés par le rapport salarial ». Ce qui ouvre beaucoup le champ de vision.
De ce point de vue, si Mai 68 est bien d’abord la grève du « groupe ouvrier central » décrit par Noiriel (aéronautique, automobile : à Peugeot-Sochaux, par exemple, l’électricité était coupée le 13 mai 1968, ce qui est devenu peu imaginable aujourd’hui !), elle est aussi beaucoup plus vaste. Elle est la rencontre, dans le même creuset, de la grève de masse, de tout le résultat social de l’expansion d’après-guerre : nouvelles industries, où viennent s’embaucher comme OS les jeunes des campagnes (Rhodiaceta Besançon) aux côtés des « professionnels », expansion des services bancaires, postaux, hospitaliers (Sécurité sociale !), employés de magasins, et même étudiants et jeunesse en formation. Ce renouvellement ouvrier s’accompagne d’un radicalisme syndical (la CFTC « chrétienne » devient CFDT en 1964), politique et idéologique (Parti socialiste unifié, crise à l’Union des étudiants communistes, fermentation de l’extrême gauche…), dans un contexte où la bourgeoisie renouvelle son système de domination (Ve République).
Inclure les étudiants, par définition extérieurs aux usines, dans cette restructuration, c’est rompre avec l’idée reçue décrivant l’explosion étudiante comme la seule réalité durable du mouvement. D’autant que les ouvriers se seraient beaucoup méfiés des « leçons de lutte » venant des amphithéâtres. Ce qui est un peu vrai, mais très réducteur. La massification scolaire (lycées, école unique, facs), liée à l’expansion économique, inaugure une possibilité d’entrée des enfants d’ouvriers dans le monde des études, de la culture, et d’une certaine autonomie personnelle à 20 ans. Ces étudiants, encore plus aujourd’hui, ne sont déjà plus totalement séparés des jeunes prolos des usines. Dès 1946, l’Unef parle de « jeunes travailleurs intellectuels ».
École de masse, entrée des femmes dans la vie active, élévation culturelle générale, renouvellement sociologique du prolétariat : au total, Mai 68 exprime bien une rupture avec une certaine tradition de culture ouvrière quelque peu « enfermée » dans les organisations. Mai 68 ouvre durablement la voie, pour la première fois à cette échelle, de la conquête d’une individualité ouvrière de masse, nullement contradictoire avec les luttes pour des droits collectifs, ni synonyme d’individualisme libéral, ou lui ouvrant mécaniquement les portes.
Nous suivons en cela Jean-Pierre Terrail (Destins ouvriers, la fin d’une classe ? PUF, 1990) lorsqu’il explique : « Avant les années 1960, on pensait l’avenir en termes d’appartenance à différents collectifs. Par exemple, les appartenances familiales et professionnelles, le rôle des organisations ouvrières. Alors que les jeunes des années 1960 pensent beaucoup plus à la maîtrise de leur destin individuel ; ils veulent le prendre en main, réussir leur vie individuelle et l’avenir de leurs enfants » (Rouge, juin 1998, numéro spécial sur Mai 68). J.-P. Terrail critique une interprétation des années 1980, où l’individu narcissique ou concurrentiel aurait émergé de la jeunesse soixante-huitarde, après son délire gauchiste vite éteint. Certains intellectuels « modernistes » sont incapables d’imaginer le prolétariat autrement que dans des structures collectives d’enfermement. Et, pour les bourgeois, le « bon » ouvrier est celui qui dépose ses économies à la Caisse d’épargne, mais pas celui qui bénéficie de droits collectifs gratuits dont il tire aussi des aspirations au développement personnel. Tout le sarkozysme est bien là – son tapis idéologique est préparé depuis quelque temps.
Il faut également, même s’il s’agit cette fois d’un débat parmi les partisans de l’émancipation collective, prendre ses distances avec l’hypothèse que Mai 68 aurait ouvert la voie à de « nouveaux mouvements sociaux », par opposition à une forme d’unicité de la lutte autour d’une classe ouvrière désormais en fin de course historiquement. Certes, Mai 68 ouvre un cycle de luttes d’une extraordinaire richesse thématique : le mouvement des femmes en premier lieu, dans sa diversité, la contestation de toutes les oppressions (homosexualité, prisons, psychiatrie, etc.) ou du productivisme apprenti sorcier.
Mais, justement : est-ce un hasard si c’est la grève ouvrière la plus puissante qu’on ait connue, qui est suivie par cette irruption ? Si l’on s’accorde sur une compréhension large du prolétariat, renouvelé et redéployé (et aujourd’hui morcelé, précarisé, ou hors de l’emploi), ne faut-il pas étendre la lutte à tous les « rapports sociaux plus vastes » (Artous) et aux rapports de domination engendrés par le capitalisme, et pas seulement aux antagonismes d’usines ? C’est un enjeu stratégique : construire l’hégémonie des résistances et des potentiels d’émancipation que le prolétariat moderne, divers, masculin, féminin, en formation ou sans emploi, est capable de porter. Mai 68 en a tracé le projet, ravivé en 1995, et dans bien des luttes partielles.