Sans doute, le soulèvement de la jeunesse et la plus grande grève générale de l’histoire hexagonale n’est-elle pas la crise révolutionnaire, où tout serait devenu possible, que beaucoup espèrent à l’époque. Ils n’en posent pas moins la question d’une solution politique à la hauteur de la secousse. À gauche et dans le mouvement ouvrier, les forces en capacité de lui apporter une réponse s’y soustraient.
Hégémonique sur les secteurs les plus radicaux du monde du travail, le Parti communiste reste, pour sa part, totalement subordonné au cadre international qui le lie au parti-État d’URSS. Ce dernier redoute plus que tout un bouleversement du statu quo au cœur de l’Europe capitaliste, surtout au moment où il doit lui-même affronter la montée de la contestation antibureaucratique à sa périphérie. Au demeurant, depuis quelque temps, le parti a fait sien l’objectif d’une alliance avec la social-démocratie – la SFIO, ancêtre de l’actuel PS, est à l’époque liée aux radicaux et au club de François Mitterrand dans une Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FGDS) – en vue d’un « gouvernement populaire d’union démocratique ». Il entend ne rien entreprendre qui puisse venir percuter cette stratégie, d’où son scrupuleux respect du cadre institutionnel.
Des attaques véhémentes de l’un de ses dirigeants, Georges Marchais, dans l’Humanité du 3 mai 1968, contre « l’anarchiste allemand Cohn-Bendit », ou des formules haineuses utilisées contre « les groupuscules gauchistes », au refus réitéré d’apprécier le mouvement autrement que dans ses dimensions syndicale et revendicative, le PCF n’avance ni objectif unifiant, ni perspective gouvernementale qui pourrait prendre appui sur la mobilisation et lui offrir un débouché.
Le partenaire espéré, la FDS, faisant défaut (bien qu’il ait existé un embryon de programme commun entre les deux formations), les responsables communistes ne se résolvent qu’en dernière analyse – le 29 mai, alors que le pouvoir se prépare à lancer la contre-offensive qui va mener à la grande manifestation réactionnaire du 30 mai sur les Champs-Élysées – à exiger le départ du général de Gaulle et à parler de « gouvernement populaire ». Sauf que, dépourvus de la moindre concrétisation et ne cherchant nullement à stimuler une dynamique d’auto-organisation dans les entreprises et dans le pays, ces objectifs demeurent incantatoires. Ils ne peuvent donc aider la mobilisation à franchir un pas en direction d’un changement politique radical. C’est à juste titre que Pierre Zarka le relève, dans l’Humanité du 5 avril 2008 : « En affirmant qu’en dehors d’une alliance avec la SFIO, il n’y avait point de salut, le PCF s’est empêché de réfléchir aux forces nouvelles qui avaient émergé dans le mouvement. »
Tout au long de ces semaines cruciales, c’est donc aux confédérations syndicales que revient la conduite nationale du mouvement. Elles bénéficient, pour cela, d’une forte légitimité. Un accord d’unité conclu, le 10 janvier 1966, entre la CGT et la CFDT, a largement contribué à donner confiance aux travailleurs. Mais, suivant en cela l’orientation du PCF, la direction de la CGT se refuse à avancer un mot d’ordre de grève générale. C’est uniquement la contagion de la grève, de boîte en boîte, à partir de l’exemple de Sud Aviation-Bouguenais le 14 mai, qui finit par entraîner 8 millions de salariés dans la lutte et les occupations d’usines. Jusqu’au bout, la confédération se borne à n’exiger que « des négociations globales », récusant du même coup la mise en cause de la légitimité du gouvernement en place.
La CFDT, quoique plus ouverte aux aspirations de Mai (la centrale est issue de la rupture engendrée par la déconfessionnalisation de la CFTC, en 1964, et le « recentrage » n’y a pas encore exercé ses ravages), n’incarne pas une alternative pour le mouvement. Le 16 mai, elle déclare bien : « À la monarchie industrielle et administrative, il faut substituer des structures démocratiques à base d’autogestion. » Mais l’élan s’arrête là, et les responsables cédétistes se retrouvent, eux aussi, engagés dans la négociation des accords de Grenelle. Le travail reprendra progressivement, accompagné de la victoire écrasante du parti gaulliste aux législatives convoquées par De Gaulle dans la foulée de la dissolution de l’Assemblée. Le mouvement de Mai n’en aura pas moins ouvert une période de recomposition profonde de la gauche et du mouvement ouvrier.
Trop faibles en 1968 pour peser véritablement sur le cours de choses (hormis dans la jeunesse), les organisations révolutionnaires ne tarderont pas à connaître un essor qui leur permettra d’exercer un fort rayonnement, sur la radicalisation du salariat et de la jeunesse autant qu’à travers l’apparition de nouveaux mouvements sociaux. Bien que, sur le moment, la contestation de son hégémonie sur la classe ouvrière ait été très limitée, le PCF ne cessera plus de faire les frais d’un profond décalage avec la société française et les aspirations qui se révélent au sein de cette dernière. Si, à la présidentielle de 1969, la candidature de Jacques Duclos recueillait encore 21 % des suffrages (contre 5 % à celle du socialiste Gaston Defferre), son déclin ne cessera ensuite de se confirmer et de s’accélérer. Pour le plus grand profit du « nouveau PS », proclamé en 1969 et dont François Mitterrand parachèvera la reconstruction en 1971, au congrès d’Épinay.
En faisant de l’Union de la gauche l’instrument de son retour au pouvoir, grâce à la restauration de son crédit dans les classes populaires ou les jeunes générations, le PS parviendra à inverser les rapports de force à gauche entre communistes et socialistes. Quant au monde syndical, dans toutes ses composantes, il verra s’ouvrir en son sein des débats stratégiques fondamentaux et s’opérer des reclassements tumultueux. En quelques semaines, Mai aura donc chamboulé le panorama politique et social français.
GRÈVE ET ALTERNATIVE
Il n’existe, au plus fort de la secousse soixante-huitarde, aucune alternative politique. C’est seulement le 28 mai, que Mitterrand et la Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FGDS) – pratiquement inexistants depuis le début du mouvement, en dehors du dépôt d’une motion de censure au Palais-Bourbon – s’affirment disposés à se porter candidats à la relève… si de Gaulle vient à se retirer. Le lendemain, pour marquer leur force face à une opération dont ils redoutent qu’elles ne veuillent les minorer, PCF et CGT organisent des manifestations en faveur d’un « gouvernement populaire s’appuyant sur le mouvement immense des travailleurs en grève ». CFDT et Unef, soutenus par le Parti socialiste unifié, s’abstiennent de participer à ces démonstrations de rue, cherchant plutôt une issue dans un « gouvernement de transition » autour de Pierre Mendès France qui, bien qu’ancien président du Conseil sous la IVe République, conserve un certain crédit ; ils tentent ainsi de faire le lien entre la gauche radicale, le mouvement populaire, les forces traditionnelles (FGDS et PCF), voire des secteurs rescapés du centre de l’époque. Un grand rassemblement, le 27 mai, au stade Charléty, porte notamment cette proposition.
Ces initiatives sont d’emblée vouées à l’échec : contrainte in extremis de répondre au flottement du pouvoir, la gauche de 1968 cherche à ne surtout pas dépendre d’une dynamique sociale pour elle imprévisible… Elle laisse alors la droite reprendre la main. Il en aurait été autrement si, par exemple, elle avait consenti à encourager l’auto-activité des travailleurs dans leurs entreprises occupées, si elle ne s’était pas dérobée à l’exigence du retrait de De Gaulle et à la formation d’un gouvernement responsable devant la grève générale, si elle avait avancé l’objectif d’une Assemblée constituante afin que la population commence à prendre collectivement en charge le changement qui s’imposait.