Depuis plusieurs décennies, les Vietnamiens vivent entourés d’images de Hồ Chí Minh, sur papier et sur pellicule, gravées dans le bois ou la pierre, fondues dans le métal, quand ce n’est pas un comédien de chair et d’os qui incarne Hồ sur scène. Les visiteurs étrangers s’étonnent devant cette ubiquité multiforme des représentations du « Père de la nation ». Celles ci sont-elles le produit d’un mouvement spontané ou l’application d’une volonté politique ? L’accoutumance des Vietnamiens est-elle le fruit de la routine ou s’explique-t-elle par une familiarité profonde voire intime ?
Ces questions nous conduisent à en chercher les réponses dans le cheminement iconographique de « l’Oncle Hô » tout en y discernant les fonctions successives ou simultanées et leurs métamorphoses mais aussi les éventuels glissements ou dérives de sens.
Des images pour une légende
Dans le grand album photographique de l’épopée nationale vietnamienne, deux photos de Nguyễn Aí Quốc [1] ont traversé le 20e siècle, celle qui donne à voir un jeune Asiatique coiffé d’un chapeau melon, écharpe de laine noué autour du cou à la façon d’un dandy et celle du « délégué indochinois » au congrès du Parti socialiste français à Tours en 1920 dont l’air candide cache une volonté et une pugnacité déjà affirmées. Sans y voir le signe d’une quelconque prédestination, rappelons nous que Nguyễn Aí Quốc exerça le métier de retoucheur photographe ; pour lui ce fut un gagne pain mais on peut se demander s’il ne vit pas dans cette technique en plein essor tout le parti que l‘on pouvait en tirer pour la communication [2].
Une anecdote significative en rend compte : en 1945 Hồ avait obtenu du général aviateur américain Claire L. Chennault une photo dédicacée qu’il afficha en août 1945, au Congrès national de Tân Trào [3] pour signifier et faire croire qu’il avait l’appui des Américains.
Si des instantanées ou des poses prises à Moscou (1923-1924) en compagnie de Vorochilov et de Zinoviev sur la Place rouge, avec Trotsky et la délégation française au 5e congrès du Komintern, ne présageaient pas encore de sa renommée, elles y contribuèrent certainement.
De 1929 à 1934, une série de faits font travailler les imaginations et sont les germes d’une légende à venir. En 1929, Quôc est accusé d’avoir « commis meurtres et pillages à main armée », il est condamné à mort par contumace par un tribunal impérial [4] Le verdict lui confère la stature d’un hors la loi insaisissable qui défie le pouvoir établi.
En 1930, avec l’aura de délégué de la Troisième Internationale, il préside à la fondation du Parti communiste indochinois où fusionnent les quatre groupuscules se réclamant du communisme ; L’année suivante, il est arrêté par la police britannique et incarcéré à Hong Kong d’où la nouvelle de sa mort est propagée. Certes, ce n’était qu’un leurre inventé par son avocat Me Loseby mais ce bobard élève Quốc au rang de martyr de l’indépendance, victime des impérialismes britannique et français. Ainsi, une auréole légendaire accompagne son nom lorsqu’il revient au pays en 1941.
Le mythe du fédérateur « Père de la nation »
Le 2 septembre 1945, la légende devient réalité aux yeux des milliers de Hanoïens rassemblés pour entendre Ho Chi Minh proclamer la fondation de la République démocratique du Việt Nam. Hô s’est composé un personnage dont il brosse le portrait physique et moral dans un récit autobiographique [5] : il porte moustache et barbiche dans le style traditionnel du lettré et du sage. Sous cette apparence, ce « donné à voir », Hô impressionne le général français Raoul Salan : « la tête est haute, avec un front élevé très dégagé, les yeux perçants, la moustache et la barbe rappellent celles des vieux Annamites. Il a tout d’un ascète, … » [6]. Et l’ex-empereur Bảo Đaị a une vision identique : « Ho Chi Minh ressemble à un ascète et à un des ces vieux lettrés du Viet Nam formés à la culture chinoise » [7].
Adversaires ou partisans, tous sont sensibles au charisme de Hô Chi Minh ; lorsqu’il rencontre Hô dans le maquis du Việt Bắc en 1951, un communiste (qui refusa d’être un dévot) évoque les vers du poète français Victor Hugo :
« Le vieillard qui revient vers la source première
Entre aux jours éternels et sort des jours changeants
Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens
Mais dans l’œil du vieillard on voit de la lumière » [8]
Vis à vis de ses compatriotes, Hô se présente comme un père : « Il avait le comportement d’un père en face de ses enfants. Lorsqu’il demanda à la foule :“m’entendez vous ?” on se rendit compte de l’amour paternel du président Hô pour la masse » [9]. Ce père ne fait qu’un avec le pédagogue « La première fois que je le rencontrai, j’eus le sentiment qu’il ressemblait à un maître d’école de campagne » [10]. Cette physionomie qu’il dessine lui-même, cette posture qu’il adopte de façon définitive font vibrer la corde affective et s’adressent aux sentiments. Fixées ad mortem et post mortem, elles parcoururent le monde entier dans les années 1960.
Les trois composantes d’un mythe se trouvent alors réunies : le portrait idéalisé de la personne, le récit légendaire de son passé (dont maints épisodes obscurs épaississent le nimbe du mystère) et l’instrumentalisation de cette légende pour mobiliser et mettre en mouvement les foules et la nation. En ce moment névralgique de 1945-1946, l’Indochine française entre dans une tourmente qui va durer neuf ans. Les troupes nationalistes chinoises occupent le nord du pays avec la mission de désarmer l’armée japonaise vaincue, l’armée française a repris pieds dans le sud avec la mission de « restaurer la souveraineté française » : le temps est comme suspendu et les Vietnamiens, comme n’importe quel autre peuple en situation de crise aiguë, attendent l’homme providentiel. Hô se veut « le président de tous les Vietnamiens », celui qui s’adresse aux nationalistes non communistes, aux catholiques, aux ethnies non Viet ; il les appelle au rassemblement, à Đại Đoàn kết, la Grande Union.
D’entrée de jeu, Hô Chi Minh, président de la République démocratique du Viet Nam auto-proclamée, est placé en première ligne : il négocie avec les Français dont le gouvernement légitime son pouvoir en l’invitant à Paris où il est présent au premier rang de la tribune officielle au défilé du 14 juillet 1946. Il est resté de ce voyage et des rencontres qu’il y a faites une foule de documents audio-visuels qui rehaussent son prestige et lui donnent une envergure internationale. À partir du 19 décembre 1946, l’extension des hostilités militaires à toute la péninsule indochinoise, « Oncle Hô » devient la figure de proue de la résistance nationale. Il échappe à une opération aéroportée destinée à le capturer, il se montre à la population, chemine aux côtés des combattants, des porteurs et porteuses du ravitaillement à partir de 1950 lorsque la guerre de mouvement se substitue à la guerilla dans le nord du pays. Son rôle et sa renommée continuent de grandir en 1951, lorsqu’il monte à la tribune du Soviet suprême de l’Union soviétique aux côtés de Staline et de Mao Zedong : il n’est plus seulement la figure emblématique de la résistance vietnamienne, il est hissé sur le podium des grands dirigeants de ce que l’on appelait le « camp socialiste ».
Quinze ans plus tard, l’image du combattant anti-impérialiste reproduite à des dizaines de milliers d’exemplaires est brandie et son nom scandé « Ho !Ho ! Ho Chi Minh ! » de Paris à Tokyo et Berkeley, de Berlin à Turin. Mais le contexte et la finalité sont radicalement différents, nous sommes parvenus aux années où la grande campagne internationale contre la « guerre américaine » se déploie et s’entremêle avec la solidarité tiers-mondiste portée par la révolte romantique des jeunesses des années 1967-1968. Le visage emblématique de Hô côtoie ceux de Mao et de Che Guevara, il n’est plus le seul référent symbolique d’une contestation qui est autant culturelle que politique et qui apparaît comme le syndrome d’un malaise de civilisation.
La transfiguration ou l’icône accomplie
Au sortir de la première guerre d’Indochine (1945-1954) et en attendant d’entrer dans la seconde (1960-1975), Hô Chi Minh est, dans son pays, l’objet d’un culte si l’on entend par là qu’on lui rend hommage de façon répétée par le truchement de cérémonies commémoratives, par l’omniprésence de son portrait dans l’espace public et dans la sphère domestique, en le glorifiant dans les comptines et chansons d’enfants, en exaltant son exemplarité morale et patriotique. Mais si Hô est l’objet d’une vénération, il l’est comme ancêtre (Bắc/Oncle ou Cụ /Aïeul) ou « Père expérimenté de la Nation vietnamienne » Cha già của dân tộc Việt Nam (photo 1) ou encore Anh hùng vĩ đại « Grand héros » mais non, ou pas encore, divinisé, thẩn thánh hóq. Cette métamorphose de « l’homme de fer » en « homme de marbre » le conduit à être isolé du commun des mortels ; du haut de son piédestal, sa capacité d’intervention dans les affaires en est affaiblie et son influence aussi [11]. Son autorité morale ne fait plus le poids devant le pouvoir de décision politique dont est investi Lê Duẩn, secrétaire général du parti communiste, assisté de Lê Đức Thọ, secrétaire à l’organisation.
Lorsque Hổ Chí Minh meurt en septembre 1969, son corps est embaumé et il repose dans un mausolée comme Lénine qu’il considérait comme un père et un maître. Depuis une vingtaine d’années, nous savons que la scénographie du mausolée de Hanoï est d’inspiration explicitement soviétique (mausolée de Lénine), répétée en Chine (mausolée de Mao), en Corée du nord (Kim Il Sung). En outre, la création de ce lieu de mémoire a été décidé par le Bureau politique du parti communiste vietnamien en contradiction avec les dernières volontés de « l’Oncle ». Celui ci est ainsi offert à la vue de pèlerins recueillis et de touristes curieux, il matérialise « la vertu sociale d’un cadavre », on peut ajouter politique à sociale [12]. Toutefois ce lieu n’est pas un sanctuaire religieux, on y dépose des fleurs comme devant un monument aux morts ; mais on n’y allume pas des bâtonnets d’encens et on n’y récite ni prières ni incantations. Aucune cérémonie funéraire n’y a lieu, aucune procession ne s’y déroule.
Dans la version non tronquée de son testament révélée vingt ans après ses obsèques (1969), le président souhaitait être incinéré et que les urnes de ses cendres fussent réparties entre les quatre points cardinaux du pays où ses compatriotes viendraient se recueillir. Ce que Hô espérait se serait inscrit dans la sphère de la religiosité si ce n’est du religieux. Or, le mausolée s’apparente plutôt au Mémorial Lincoln de Washington ou au Panthéon de Paris. S’il est un temple il est un temple du souvenir.
En revanche, un culte à caractère religieux est bel et bien rendu à l’Oncle en deux catégories de lieux : ceux qui sont originellement dédiés aux génies tutélaires de villages ainsi que ceux qui ont une destination spécifique comme le culte des grands héros nationaux. Dans la décennie 1990, le Viet Nam est entré dans une ère de renaissance religieuse – un re-enchantement – [13] qui va de pair avec le Đổi mới/ Rénovation (économique mais avec des implications politiques) qui est lancé officiellement en 1986 (la Perestroika en URSSS, 1985 tandis que Deng Xiaobing a commencé plus tôt en Chine).
La déconstruction de l’URSS et du « camp socialiste » dans les années 1990, en même temps l’affolement de la « Boussole du Marxisme-léninisme », conduisirent les Vietnamiens, les dirigeants comme le peuple, à rechercher d’autres raisons de vivre, d’autres substituts à la foi laïque unique du communisme, et une autre légitimation du pouvoir d’État. Pendant la période dite socialiste, Hô Chi Minh avait pris la place de plusieurs génies tutélaires (photo 2) dont les cultes, célébrés dans les đền (chapelles) ou les đình (foyers de la vie et des festivités communales et communautaires), étaient catalogués “pratiques superstitieuses”. Aujourd’hui, sous la pression de certaines communautés et avec l’aval des autorités locales voire centrales, les đình ont été rendus aux génies traditionnels ou ont fait l’objet de transactions. Par exemple, dans une commune à dix kilomètres au sud de Hanoï,un đình consacré à un médicastre célèbre pour avoir accompli de nombreuses guérisons devait être dédié au seul Oncle Hô, les protestations d’une partie de la population aboutirent à un compromis : un calendrier cérémoniel fait alterner les jours en l’honneur de Hô et ceux en l’honneur du guérisseur restauré depuis l’avènement du Đổi Mới [14].
Dans le nord du Viet Nam, Hô Chi Minh a rejoint la cohorte des saints indigènes tandis que dans le sud, une autre génération de chapelles (đền thờ) ont fait une apparition récente et plusieurs sont dédiées à Hô en particulier. Dans le seul delta du Mékong, une trentaine de lieux de culte ont été recensés à ce jour [15]. À une quarantaine de kilomètres au nord d’ Ho Chi Minh-ville, un sanctuaire de trois étages vient d’être édifié [16]. Il abrite trois statues géantes recouvertes d’or qui représentent, dans un ordre descendant (photo 3), le Bouddha, Hùng Vương (l’ancêtre éponyme du Viet Nam et le premier roi mythique ; soi dit en passant, dans un autre sanctuaire qui est dédié à Hùng Vương, Hô figure à la 19e place de la dynastie Hùng) et Hô Chi Minh lui même. On ne peut s’empêcher de rapprocher cette trinité iconique de la Pensée Hô Chi Minh enseignée aujourd’hui aux jeunes vietnamiens et telle que le général Võ Nguyễn Giáp la définit « un nouveau développement et une mise en œuvre créatrice du Marxisme-léninisme associé au patriotisme et à la culture traditionnelle, à l’humanisme vietnamien et à la quintessence des cultures orientale et occidentale… » [17]
Ces deux phénomènes manifestent le penchant des Vietnamiens pour le syncrétisme. Dans de nombreuses chapelles, Hô est vénéré comme un génie bienfaiteur qui appartient à la catégorie des Cửu dân độ thê : ceux qui secourent l’humanité en détresse (lorsque le roi et les mandarins ne jouent pas ce rôle qui leur incombe). Cette figure se rattache au messianisme méridional inspirée par la tradition du bouddhisme Maitreya (le bouddha sauveur) [18].
Conclusion
L’icône en tant qu’image à caractère sacrée, objet d’un culte à caractère religieux n’est pas une création spontanée. Elle est fabriquée comme le culte de la personnalité dont elle est une des expressions et l’un des supports. Après une diffusion internationale où elle a été instrumentalisée comme signe de ralliement pour une curieuse et paradoxale coalition du pacifisme, du révolutionnarisme gauchiste et tiers-mondiste, l’image d’Hồ Chí Minh a changé de caractère, de sens et même de statut. D’abord objet d’un rituel, Hồ Chí Minh est devenu, sans aucun doute, un objet de dévotion. Son image est devenue une icône qui sanctifie la personne en la rapatriant dans le panthéon indigène, en l’inscrivant dans la longue durée de l’histoire nationale et, du même coup, en lui assurant l’immortalité.