« L’oppression nous vient de France mais l’esprit de libération aussi »
Nguyên An Ninh à Léon Werth (1926)
Ce sujet est celui d’une histoire partagée : celle du Vietnam, celle de la France et de la colonisation française. La question posée est la suivante : une république fondée sur des principes universalistes généreux -Liberté, Égalité, Fraternité- applique-t-elle ceux ci aux peuples et aux cultures qu’elle a soumis à sa domination ? En retour, les dominés peuvent-ils revendiquer ces principes et se les approprier afin de les retourner contre leurs maîtres ? Dans mon exposé, le mot utopie désigne un pays imaginaire avec un gouvernement idéal.
Le contexte
Le dernier grand mouvement de résistance armée contre la conquête française est vaincu aux alentours de 1895, la monarchie vietnamienne a accepté le protectorat de la France et le pays lui même est découpé en trois entités administratives : Cochinchine, Annam et Tonkin. Il est le théâtre d’une série de transformations économiques, sociétales et culturelles. L’intelligentsia — j’entends les lettrés ayant une formation classique sino-viet et les jeunes gens passés par l’enseignement franco-indigène — auxquels les familles inculquent le sentiment patriotique, la fierté d’appartenir à une civilisation ancienne et l’aspiration à l’indépendance nationale — cette intelligentsia se met en quête d’idéaux référentiels propres à réaliser cette aspiration.
Ils se tournent d’abord vers le Japon qui leur offre un exemple paradoxal : celui, familier, d’une monarchie asiatique et celui, révolutionnaire, d’une modernisation dirigée d’en haut. Les victoires militaires remportées sur la Chine impériale (1894-1895) et la Russie tsariste (1904-1905) valorisent le modèle japonais, le prince vietnamien Cuong Dê prétendant au trône se réfugie au Japon et le lettré de la vieille école, Phan Boi Châu, le soutient et rassemble environ 300 jeunes gens qui font le “Voyage à l’Est” entre 1905 et 1908. Cette migration politique et culturelle cesse en 1908 lorsque le gouvernement japonais expulse les Vietnamiens à la suite d’un accord signé avec la France, Phan Boi Châu lui-même part s’établir en Chine méridionale.
Lorsque le Japon se ferme aux Vietnamiens, le “Voyage à l‘Ouest” prend son essor. Il s’agit d’aller chercher les lecons de modernité à sa source même : en Europe et spécifiquement en France. L’un de ces pélerins, Nguyên An Ninh, explicite le but poursuivi dans un article de la revue Europe : « [quelques Asiatiques] ont pu, sous la poussée du mouvement qui entraîne la jeunesse asiatique vers l’Europe, venir en France observer la vie européenne et le secret de la puissance matérielle de l’Europe. Ils en ont rapporté les idées démocratiques européennes, l’esprit critique de l’Europe, une vigueur et une foi revivifiée par le souffle occidental. Ils ont reçu des Français mêmes l’acte de condamnation du régime imposé par les coloniaux à l‘Indochine » [1]. Parallèlement à ce qui se passe en Chine, la modernité n’est plus conçue seulement comme l’acquisition des sciences et des techniques ("la potion magique“) mais aussi à l’esprit qui leur est consubstantiel.
L’intelligentsia viet prend connaissance de la philosophie des Lumières par le biais des traductions chinoises des œuvres de Montesquieu et Jean Jacques Rousseau : le contrat social, le rejet du despotisme, la séparation des pouvoirs deviennent matière à réflexion et source d’inspiration pour les lecteurs tandis que le renversement de la monarchie absolue et l’abolition des droits féodaux en 1789 sont l’exemple vivant et concret d’une révolution politique et sociale.
En Indochine les années 1907-1908 sont riches en faits significatifs : l’université indochinoise, à peine fondée à Hanoï, est fermée (elle ne réouvrira qu’en 1917), l’intelligentsia viet prend l’initiative de ce qu’on peut appeler une université populaire : L’École gratuite de la Capitale (Dông Kinh Nghia Thuc) ouverte aux hommes et aux femmes où les matières enseignées le sont en caractères (chinois), en quôc ngu, transcription latinisée de la langue viet et en français. Le DKNT qui ne dure que quelques mois, s’inscrit dans un mouvement à l’échelle nationale qui s’intitule Duy (Zuy) Tân ou Minh Tân (Modernité ou Lumière nouvelle) et qui comporte également la fondation d’entreprises économiques.
En 1908, des manifestations populaires antifiscales se déroulent dans une province du centre où, dans un geste symbolique, les manifestants se sont fait couper les cheveux jusque là tenus en chignons. L’administration coloniale réprime toutes ces manifestations qui sont dirigées en fait contre une monarchie fossilisé et un mandarinat despotique et corrompu, mais tous deux "protégés“ par une république, fille de la Révolution libérale et démocratique et dont la devise est Liberté, Égalité, Fraternité.
La domination coloniale s’inscrit au cœur de cette contradiction. C’est le lettré Phan Chu Trinh qui , après un bref passage dans le mandarinat et sa participation au DKNT, dévoile ce paradoxe dans une lettre adressée au gouverneur général Paul Beau en 1907. Cette lettre d’interpellation traduite et publiée dans le Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient (t. VII, p. 166-175) provoqua une vive réaction des autorités administratives.
Phan Chu Trinh et les Cinq Dragons
Trinh accusé d’être un des principaux instigateurs de la révolte de 1908, est condamné à mort mais sa peine est commuée et il est rélégué au bagne dans l’île de Poulo Condor (en mer de Chine méridionale). Sur l’intervention du journaliste français Ernest Babut et de la Ligue des droits de l’Homme et du citoyen, Trinh est libéré en 1911 et autorisé à séjourner en France en recevant une pension (450 F par mois) du gouvernement français. Trinh ne renonce pas à ses convictions et ne désarme pas pour autant ; il mène campagne, dans la presse et par voie de conférences, contre la monarchie viet, la bureaucratie mandarinale (qu’il compare à la monarchie absolutiste et au féodalisme français) et par le fait même contre le protectorat de la France. Il est soutenu activement par les milieux libéraux et démocrates de France et il est épaulé de façon efficace par Phan Van Truong.
Descendant d’une lignée de lettrés et mandarins et interprète à la Résidence supérieure du Tonkin, Truong est arrivé en France en 1908 où il fait des études de Droit. Docteur en Droit, Truong est inscrit au barreau de Paris après avoir acquis la nationalité française en 1911. Sa maîtrise du français et son talent oratoire sont un atout précieux pour Trinh (comme plus tard pour Hô Chi Minh dont il écrira puis corrigera les premiers articles en français). Les deux hommes fondent, en 1912, La Fraternité, association des Indochinois en France, instrument de rassemblement, de solidarité mais aussi d’éducation : Truong fait l’apologie de la langue viet et il est le promoteur du perfectionnement du quôc ngu. Il est l’illustration vivante de la conception française de la nation conçue comme une adhésion volontaire d’individus ou de groupes independamment de leur appartenance ethnique (raciale selon le vocabulaire de l’époque) et qui participe à la modernisation de sa culture qu’il ne renie pas.
En 1914, les deux hommes sont arrêtés sous l’inculpation de complot contre la France en collusion avec l’Allemagne. Un an après ils sont libérés grâce à l’intervention active de la Ligue des droits de l’Homme et particulièrement de deux hommes : l’avocat et député socialiste Marius Moutet et du commandant de l’armée coloniale Jules Roux devenu avocat à Tours. Cependant, le gouvernement français supprime la pension qu’il versait à Trinh. Désormais le tandem Trinh et Truong devient le pôle de rassemblement des immigrants viet en France. En 1917, Nguyen Tat Thanh (le futur Hô Chi Minh) arrive de Londres ; en 1921, l’ingénieur chimiste Nguyen The Truyen « monte » de Toulouse à Paris, et un étudiant en Droit, Nguyen An Ninh, se joint brièvement à ce cercle dit des "Cinq Dragons“.
Ces cinq hommes militent contre le régime colonialiste par la plume et la voix en se réclamant de la devise républicaine française et en invoquant la Grande Révolution française. Le groupe se défait progressivement : en 1922, Ninh retourne au Vietnam ; en 1923, Nguyên Tât Thanh qui s’est approprié le nom de Nguyên Ai Quôc –un alias collectif, à l‘origine– part s’établir à Moscou avant de rejoindre l’Extrême-Orient comme « missionnaire » du Komintern ; à la fin de la même année Truong retourne au pays et Trinh le suit un an après tandis que Truyên demeure en France jusqu’en 1926.
Le combat continue et la quête utopique se poursuit
Cette dispersion est le constat d’un échec et d’une désillusion. Ces patriotes qui rêvaient d’un Vietnam indépendant avaient mis leurs espoirs dans la France berceau des Lumières et de l’idée de Progrès, dans la Troisième République qui affichait la devise « Liberté-Égalité-Fraternité » mais ne l’exportait pas, allant même jusqu’à la contredire en renforçant sa domination sur les peuples colonisés. La grande espèrance soulevée au lendemain de la guerre 1914-18 par les Quatorze points du président américain Woodrow Wilson auquel Nguyen Ai Quôc avait apporté les Huit revendications du peuple annamite, s’était rapidement évanouie. Et Phan Chu Trinh constatait amèrement que la contribution et les sacrifices des 91 000 travailleurs et tirailleurs indochinois sur le front de France en 14-18 étaient tombés dans l’oubli.
Mais entretemps, la révolution russe avait éclaté, la Troisième Internationale était née avec un projet de révolution mondiale. Dès lors, les différences d’opinion s’accentuent dans le cercle des Dragons et se transforment en divergences qui engendrent des controverses parfois acerbes. Ils ne s’accordent que sur un point : il faut rentrer au pays pour changer l’ordre des choses. D’une part Phan Chu Trinh, pourtant gagné par la désillusion, reste fidèle à la méthode réformiste et surtout à la non violence, il continue de faire confiance à la république française pour mener à bien les nécessaires « rapides et profonds changements » du "protectorat“, ce qui est une erreur de jugement aux yeux de Nguyên Ai Quôc/Hô Chi Minh.
Avant de quitter la France, Trinh demande la nationalité française afin de se présenter contre Ernest Outrey qui représente l’establishment colonial cochinchinois à la Chambre des députés de Paris mais il meurt en 1926, sans l‘avoir obtenue. Nguyên Thê Truyên est partisan de l’indépendance nationale mais négociée, il rompt avec le Parti communiste français et quitte l’Union intercoloniale en 1925. Phan Van Truong et Nguyên An Ninh se sont radicalisés, le premier traduit et publie le Manifeste du parti communiste de Marx et Engels en quôc ngu mais ils ne prônent pas l’action directe et encore moins la résistance armée, ni l’un ni l‘autre n’adhèrent au Parti communiste indochinois fondé en 1930. Rentrés au pays, ils agissent légalement par la plume et la parole tout en continuant de se réclamer des idéaux de la Révolution française : Ninh intitule le journal qu’il dirige avec Eugène Dejean de la Bâtie et Phan Van Truong La Cloche fêlée [2] qui porte en exergue “Organe de propagande des idées françaises” et il écrit « Nous sommes Français. Tout ce qui est large, généreux, noble et sûr est nôtre… » .
Certains n‘y voient que l’usage tactique de l’ironie, mais c‘est sous estimer la conviction de Ninh, une conviction partagée avec d’autres Vietnamiens et qu’il exprime une décennie plus tard en rappelant : « le conflit entre deux civilisations qui se sont ignorées est aujourd’hui intense…la jeunesse annamite est comme prise dans un remous, ne sachant vers où nager…Mais un groupe de cette jeunesse a pris sa décision. Il tend ses bras vers la France ». La désillusion n’en sera que plus amère en 1925, lorsque le socialiste Alexandre Varenne accepte le poste de gouverneur général de l’Indochine avec de bonnes intentions d’humaniser le régime colonial et qu‘il capitule devant l’establishment colonial. Nguyên An Ninh intitule un éditorial de La Cloche Fêlée (3.12.1925) : « Nous ne reprochons pas à nos parents ni à nos maîtres de nous avoir menti… mais quand vient notre tour de raconter des histoires aux enfants, notre premier devoir est de ne plus y croire ».
Néanmoins ce groupe d’intellectuels renouvellent avec insistance leur adhésion à l’idéal républicain et démocratique incarné dans la révolution française de 1789 ; chaque numéro de La Cloche Fêlée, puis de L‘Annam (qui lui succède) en 1926, reproduit en caractères gras des extraits de la Déclaration des droits de l’Homme de 1791, des articles des constitutions de 1793 et de l’an III suivis du Manifeste communiste de K. Mars et F. Engels. Tous ces placarts répètent les idées force de l’universalité du genre humain et par conséquent de la jouissance des mêmes droits naturels et la soumission aux mêmes règles de justice, du droit à la liberté et à la justice de tous les peuples.
Simultanément, les éditeurs établissent la relation organique entre le colonialisme et le capitalisme et ils élargissent leurs références aux Lumières extrême-orientales, ainsi à partir de 1925, La Cloche Fêlée et L’Annam porte en exergue une phrase du sage Manh Tu/Mencius : « Le Peuple est tout, l’État a une importance secondaire, le prince n’est rien »
L’itinéraire de Nguyên Ai Quôc/Hô Chi Minh ne différe pas de celui d’autres socialistes français. Lorsque l‘on demande à Quôc pourquoi il a adhèré au Parti socialiste SFIO en 1919, il répond : « parce qu’il est la seule organisation en France qui défende mon pays et qui adhère au noble idéal de la Révolution française : Liberté, Égalité, Fraternité ». Chez Ho Chi Minh, la Révolution française est la référence suprême. Il ne répond pas à l’invitation de Phan Boi Chau de venir le rejoindre au Japon, au contraire, il s’embarque pour la France en 1911 pour vérifier, dit-il, l’application des idéaux de la Révolution. Il fréquente le Club du faubourg de Léo Poldès où « l’atmospère conviviale et démocratique rappelle celui du Club des Jacobins pendant la Grande révolution française » [3]. Néanmoins, Hô Chi Minh estime que Phan Chu Trinh se fait des illusions lorsqu’il met toute sa confiance dans le gouvernement républicain français. En effet Quôc est persuadé que le régime colonialiste ne peut pas être réformé et que, par conséquent, il ne pourra être abattu que par un mouvement révolutionnaire. Cependant, il est également convaincu qu’il faut rechercher pour celui-ci un allié et une doctrine : il pense les avoir trouvés dans la République soviétique et dans l’Internationale communiste qui se sont fixés pour double but la libération du prolétariat et de l’émancipation des colonies.
La révolution bolchevique apparait de la sorte comme un approfondissement et un élargissement de la « Grande révolution française » Et lorsque, au congrés de Tours (1920), Quôc vote pour l’adhésion à la Troisième Internationale, il accomplit la même démarche que l’historien de la Révolution française, Albert Mathiez, qui collabore au journal L’Humanité jusqu’en 1922 comme Hô lui même. Pour ces socialistes, la révolution russe, surtout celle d’Octobre, « accède à la dignité successorale de soeur cadette ou de fille de la Révolution française, dramatique comme son aînée, universelle comme elle, redevenue par analogie familière à l’imagination des intellectuels et des peuples européens » [4]
Épilogue : l’utopie de la révolution française n’a pas disparu
De ce groupe vers qui la jeunesse et l’intelligentsia vietnamienne a les yeux tournés, aucun membre ne verra la réalisation de ses aspirations : Trinh ne se vit pas accorder la citoyenneté française ; Truong, emprisonné plusieurs mois une seconde fois en 1929, pour « menées anti-françaises », meurt en 1933 d’une hépatite ; Ninh accusé de formation de société secrète et de menées anti-françaises, meurt du béri-béri en 1943 au bagne de Poulo Condor où il était relégué depuis 1939, après avoir été incarcéré trois fois entretemps [5]. Seul Nguyen Ai Quôc alias Hô Chi Minh voit son dessein s’accomplir : l’indépendance de son pays mais celui-ci s’engage dans la voie soviétique et non dans celle de la Grande Révolution. Cependant et certes, lorsque Hô Chi Minh proclame l’indépendance de la République démocratique, il se réfère à la Déclaration de l’indépendance américaine mais aussi à la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen qu’il accuse les Français de ne pas avoir respectée et appliquée dans leurs colonies.
L’Histoire ne s’arrête pas et le Vietnam indépendant et réunifié est entré dans l’ère des réformes depuis 1986. En 1989, trois ans après le lancement de la Rénovation (Dô moi), il est un des pays qui a commémoré le bi-centenaire de 1789 avec le maximum d’éclat et de ferveur : conférences, colloques, publications se sont succédées pendant toute l’année 1989. Ce fut l’occasion de rappeler que la Grande Révolution française a inspiré les plus grands patriotes et indépendantistes vietnamiens. L’un des anciens ministres de Hô Chi Minh, le juriste Vu Dinh Hoè écrit « aujourd’hui, il s’agit de mettre en application ces principes universels [de la Révolution française que Hô lui même avait enseignés en 1946] …Nous devons suivre cette orientation et fonder sur le droit un Socialisme-Démocratie, abandonner pour toujours et sans regret le monstre Socialisme-État, le Socialisme-Féodalisme » [6]
Conclusion
L’intrusion des Français et la domination coloniale qu’ils ont imposée aux peuples de la péninsule indochinoise a plongé l’intelligentsia vietnamienne dans le désarroi. Celle ci a cru trouver des réponses au défi posé par le choc culturel dans les principes universels de la Révolution française en même temps que les armes de son émancipation. Elle s’est heurtée à la contradiction entre les principes et leur application qui était au cœur de la politique impérialiste d’une république libérale et démocratique.
L’histoire de la domination coloniale française souligne que ce sont les colonisés qui ont donné un sens plein à l’universalité des valeurs de la révolution française. En revanche, elle pose la question suivante : la visée universaliste de la culture française moderne n’aurait-elle été que la rationalisation d‘une propension à la suprématie et à l’assimilation ? Est-ce qu’aujourd’hui, dans l’ère dite post-coloniale, cette idéologie universaliste intériorisée par les Français ne les conduit pas à éprouver une difficulté majeure à se décoloniser et à envisager une redéfinition de l’identité française devant l’afflux d’immigrants et de cultures étrangères sur son propre sol, perçues comme des intrusions « communautaristes » [7].