Pour Laurent Joffrin, les choses sont simples. « Directeur de Charlie Hebdo, Philippe Val ne pouvait laisser passer sans réagir des écrits antisémites dans son propre journal. » Et l’hypothèse du malentendu est écartée : « Siné pense ce qu’il écrit, il le maintient. » Il fallait donc bien le renvoyer. Si, aux yeux du directeur de Libération, Charlie Hebdo est un journal « sympathique », c’est qu’ils ont fait cause commune, et singulièrement pour défendre la publication en France des caricatures danoises de Mahomet. Laurent Joffrin n’ignore donc pas l’objection qui va lui être faite : « On dira que Charlie s’est mobilisé contre l’islamisme et que le journal ne peut, en conséquence, censurer des attaques symétriques contre les juifs. »
Aujourd’hui, les défenseurs de la liberté d’expression ne peuvent-ils se sentir trahis par ceux qui s’en réclamaient hier ? Ainsi, dans le Monde, Bernard-Henri Lévy justifie en ces termes son rejet de Siné : « Et si les temps précisément avaient changé ? » La « volonté de rire de tout et de tous » n’exprimerait que « la nostalgie du bon temps » où l’on pouvait impunément « se lâcher contre les « ratons », les « youpins », les « pédés », les femmes » ? Mais alors pourquoi cette réhabilitation du « politiquement correct », tardive mais bienvenue, ne devrait-elle pas concerner, outre les dérapages antisémites, l’affaire des caricatures ?
A cette question, Laurent Joffrin répond sans hésiter : « C’est introduire la confusion dans les esprits : attaquer une religion n’est pas attaquer une race. Réprouver l’intégrisme musulman et dénoncer le pouvoir supposé des juifs, ce n’est pas la même chose. On est anti-intégriste dans le premier cas, raciste dans le second. »
Pourtant, tout l’enjeu de la controverse n’était-il pas de savoir si les caricatures portaient bien sur le seul « intégrisme musulman », ou sur l’islam lui-même - voire sur les musulmans, c’est-à-dire si elles visaient non seulement une croyance, mais aussi une population ? Mais, pour Laurent Joffrin, l’affaire est entendue : « On choisit sa religion, on ne choisit pas sa race. L’islamisme est une religion devenue idéologie politique, soumise comme toutes les autres au feu de la critique et de la satire. Le fait d’être juif n’est pas un choix : attaquer les juifs en tant que juifs, comme le fait Siné, c’est la définition même du racisme. »
Les choses se compliquent toutefois. Beaucoup de lecteurs s’indignent en effet qu’on parle de « race », les uns récusant le terme par principe (« les races n’existent pas »), les autres refusant de l’appliquer ici (« en tout cas, les juifs ne constituent pas une race »). Il est vrai qu’on n’a pas oublié la mobilisation récente contre les statistiques dites « raciales » : ne nous expliquait-on pas justement qu’introduire ce mot, fût-ce pour lutter contre les discriminations raciales, c’était entrer dans une logique raciste ?
Laurent Joffrin est sensible à cet argument. Aussi décide-t-il de corriger sa tribune : « Ce mot est mal choisi. Communauté ou origine sont plus justes. Ces termes sont utilisés dans la version du texte en ligne sur notre site. »
Remplacer le mot suffit-il à éviter le problème ? Rien n’est moins sûr. D’un côté, cela ne change rien au fait que le judaïsme est aussi une religion, qu’on peut aussi choisir : après tout, dans le texte de Siné, la phrase incriminée concerne une conversion supposée. Trouverions-nous légitime de rire de cette religion aujourd’hui ? La distinction que propose Laurent Joffrin l’amènerait-elle à défendre, au nom de la liberté d’expression, un retour de l’antijudaïsme chrétien, simple attaque politique contre une autre idéologie ? Ne faudrait-il pas plutôt supposer que l’antisémitisme, dans ce cas, ne ferait qu’avancer masqué ?
Et pourquoi raisonner autrement lorsqu’il s’agit de l’islam ? D’un autre côté, si les musulmans ne sont, pas plus que les juifs, une « race », ne sont-ils pas tout autant définis par une origine ou une communauté ? En France, et ailleurs, l’islam n’est pas seulement une croyance ; c’est aussi une appartenance. C’est de la même manière qu’on parle en Irlande de protestants et de catholiques.
Il est donc malaisé de distinguer clairement, comme continue de le faire Laurent Joffrin : « Attaquer une religion n’est pas attaquer une communauté », car « on choisit sa religion, on ne choisit pas son origine ».
Dans la caricature que publiait naguère Libération, qui faisait d’un Tariq Ramadan le « chaînon manquant » entre le musulman modéré et le terroriste islamique, où passait la ligne entre idéologie (islamiste) et la communauté (musulmane) ?
« On est un peu accablé d’avoir à rappeler ces principes élémentaires », conclut Laurent Joffrin. Toutefois, si le repentir lexical en rend visible la contradiction, c’est que le racisme n’a pas besoin des races. S’il s’agissait seulement de couleur de peau, les Maghrébins ou les Turcs n’y seraient pas exposés.
C’est la racialisation qui nourrit le racisme, et tout peut lui être matière - y compris la religion. La racialisation, c’est l’assignation à une espèce différente ; elle peut s’autoriser d’une idéologie raciste, mais en tout cas, elle passe par des pratiques discriminatoires.
Aussi peut-on parler de discriminations raciales - non que celles-ci supposent l’existence de « races », mais plutôt, dans une logique performative, qu’elles les font advenir. C’est que les discriminations naturalisent des différences sociales en assignant à des places.
Sans doute celles qu’on assigne aux juifs ou aux musulmans ne sont-elles pas les mêmes. Reste que les uns et les autres sont visés. Cette racialisation menace aujourd’hui nos sociétés, et dans les dérapages antisémites et dans les attaques ouvertes contre l’islam, mais aussi dans le jeu de miroirs où certains se complaisent dangereusement en les hiérarchisant.
Des deux maux, privilégier l’un, voire nier l’autre, ne fait qu’attiser les deux.