Faut-il croire Tenzin Gyatso quand il affirme qu’il sera « le dernier dalaï-lama » ? Chef spirituel du Tibet, l’hôte actuel de la France ne fait pas un tabou de sa succession. Mercredi 13 août à Paris, il a répété qu’il se verrait bientôt « à la retraite ». Son âge (73 ans), sa santé ne sont pas en cause. Mais l’enjeu politique de sa succession est dans tous les esprits, notamment depuis les émeutes antichinoises de mars, dans lesquelles beaucoup ont vu une montée de jeunes Tibétains plus intransigeants que cet apôtre de la non-violence. Sa succession touche à l’avenir de l’identité tibétaine, d’un pays asservi, depuis son invasion en 1950 par la Chine communiste, et d’une fonction, symbolique et politique, respectée.
Ironie de l’histoire, c’est la Chine, alors dirigée par un souverain mongol, qui créa en 1578 l’institution du dalaï-lama. A l’époque, le Tibet était une sorte de « protectorat » chinois. Ce chef mongol se prit de passion pour Sönam Gyatso, abbé du monastère de Drepoung, dont il fit son maître spirituel, lui conférant, pour la première fois dans l’histoire, le titre de dalaï-lama (« Océan de sagesse »). Les deux hommes décidèrent même qu’il serait le « troisième » dalaï-lama, chef d’une lignée qui aurait compté déjà deux enfants réincarnés ! Et c’est plus tard, en 1642, que le « Grand Cinquième » dalaï-lama ajoutera à sa fonction religieuse celle de chef temporel du Tibet.
Autant dire le caractère conjoncturel de cette institution. Le dalaï-lama n’est pas le « pape » du bouddhisme, pas même de cette faction minoritaire qu’est le bouddhisme tibétain. L’actuel détenteur du titre en est le premier convaincu, qui ne voit d’avenir que dans une séparation des fonctions spirituelle et politique. Pour lui, la théocratie tibétaine doit être remplacée par une démocratie en bonne et due forme, en exil provisoire. Une démocratie qu’il a contribué à forger depuis l’annexion chinoise. Il a créé des institutions - une assemblée élue, un premier ministre (Samdhong Rimpoche) -, dont il espère qu’elles seront capables d’assurer, au-delà de sa mort, le gouvernement politique de sa communauté.
Avec un humour souvent grinçant - son arme favorite face à la tragédie -, le dalaï-lama évoque parfois, pour sa succession, la désignation d’un bouddhiste « occidental », d’une « femme » ou l’hypothèse d’un « conclave » réunissant les plus hauts dignitaires tibétains pour désigner le nouveau dalaï-lama. C’est un scénario extravagant auquel personne ne croit, pas même l’actuel dalaï-lama. Cet homme, qui est tout sauf naïf, sait trop bien à quoi ressemblera, après sa mort, la réaction de son peuple, en Chine et en exil, et celle des autorités chinoises. Aucun ne voudra laisser à l’autre la maîtrise de la succession. La disparition du quatorzième dalaï-lama sera suivie de l’une des plus sévères empoignades ayant jamais opposé ces deux peuples voisins et ennemis.
Afin de faire pièce à la Chine, connue pour son interventionnisme cynique dans toutes les affaires religieuses, les Tibétains vont s’appuyer sur leur arme favorite : la tradition. Historiquement, la succession d’un grand maître se fait à travers la recherche d’un enfant « reconnu » - le tulkou - comme sa « réincarnation » à la suite de visions et consultations d’oracles, puis pris en main par des « régents », éduqué et intronisé à sa majorité. Cette tradition remonte au XIIe siècle, avant même l’institution du dalaï-lama. Le premier enfant ainsi reconnu comme « réincarnation » d’un maître fut le karmapa, mais celui-ci n’était que le chef de la lignée Kagiupa. C’est au XVIe siècle, que ce processus de succession fut retenu, pour le dalaï-lama, par la lignée Gelugpa gouvernant depuis le Tibet en son entier.
Les Tibétains ne renonceront donc pas à ce mode de désignation. Tenzin Gyatso n’a lui-même jamais écarté l’idée qu’il serait « réincarné » dans un enfant reconnu. Et tous les experts parient sur le fait qu’à sa mort, les Tibétains choisiront cette antique tradition pour préserver leur identité. « Ils n’iront pas chercher un moine péruvien ou une femme thaïlandaise », assure Frédéric Lenoir, auteur d’un remarquable essai Tibet, le moment de vérité (Plon, 236 p., 18,90 euros). N’en déplaise aux Chinois, et instruits par les leçons de l’expérience, les Tibétains iront chercher un enfant partout ailleurs qu’en Chine, en dehors du Tibet occupé - ce qui serait une première historique -, probablement dans la communauté en exil de l’Inde.
Quelle marge de manœuvre restera-t-il alors aux Chinois ? Ceux-ci guignent avec impatience, on le devine, la succession d’un personnage aussi encombrant que Tenzin Gyatso qui, par son ascendant sur les Tibétains, par sa résistance non violente et par son rayonnement international, aura tant contribué à ternir l’image du régime. Pékin ne voudra laisser à personne d’autre que lui le soin de contrôler la désignation du quinzième dalaï-lama.
Si la « réincarnation » a lieu en Inde ou en Occident, le régime chinois devra « reconnaître » un autre personnage, dont il fera - comme pour le panchen-lama, haute fonction honorifique - un simple fantoche. On se souvient que, dès sa reconnaissance en 1995 au Tibet, le panchen-lama légitime, Gedhun Choekyi Nyima, avait été kidnappé, à l’âge de 3 ans, et fait prisonnier par la police chinoise, afin d’être « rééduqué ». Depuis, le monde est sans nouvelles de lui. Des plaintes régulières s’élèvent, notamment des Nations unies, pour que la Chine libère « le plus jeune prisonnier politique du monde ». En attendant, le panchen-lama « officiel », soi-disant retrouvé et désigné par les Chinois, à la suite de manipulations dont ils ont le secret, est la risée de tous les Tibétains.
Un scénario presque analogue s’était produit pour le dix-septième karmapa, autre sommité du bouddhisme. Une rivalité oppose encore Thayé Dorje, considéré comme un usurpateur par les trois quarts des bouddhistes tibétains, et le karmapa légitime, Orgyen Trinley Dorje, 23 ans, reconnu en 1992 comme réincarnation du seizième karmapa, intronisé et protégé par le dalaï-lama. Sa fuite du monastère Tsurphu au Tibet, pour échapper à la main de fer chinoise, avait ému le monde entier. Entre Noël 1999 et le premier jour de l’an 2000, le jeune homme avait traversé, à pied, les montagnes gelées de l’Himalaya, jusqu’à Dharamsala en Inde, capitale des Tibétains en exil.
Ce karmapa légitime jouit d’une forte cote dans les milieux tibétains. Et le dalaï-lama ne fait plus mystère du rôle qu’il sera appelé à jouer après sa mort. Il l’a presque intronisé. Non comme son successeur direct - un karmapa ne peut devenir dalaï-lama -, mais pour son autorité spirituelle et le gouvernement temporel de sa communauté.