Nombre de régions côtières se transforment en zones mortes, en raison de l’utilisation croissante des engrais (phosphates et nitrates) dans l’agriculture et le rejet d’eaux usées chargées de matières organiques. Lessivées par les pluies, ces substances s’accumulent dans les estuaires, les lagunes et les mers fermées.
Une étude réalisée par Robert Diaz (Institut de science marine de Virginie, Etats-Unis) et Rutger Rosenberg (Université de Gothenbourg, Suède), publiée dans la revue Science du 15 août, indique que la surface de ces zones mortes double chaque décennie depuis les années 1960. Ces dernières représentent aujourd’hui 405 sites totalisant 245 000 km2, soit la surface de la Nouvelle-Zélande. Pour les auteurs, ces régions constituent désormais « un des éléments-clés du stress qui frappe les écosystèmes marins ».
EUTROPHISATION
Le processus d’eutrophisation à l’œuvre dans les zones côtières a d’abord été étudié dans les lacs. Lorsque l’azote et le phosphore pénètrent en grandes quantités dans les eaux, ils entraînent la croissance excessive d’algues microscopiques, le phytoplancton. Quand ces dernières meurent et tombent au fond de l’eau, elles causent la prolifération de bactéries aérobies, qui consomment une grande quantité d’oxygène. Lorsque ce phénomène se produit dans des eaux qui ont tendance à se stratifier, l’oxygène des profondeurs baisse jusqu’à un taux de 2 ml/litre d’eau de mer, voire moins. On parle alors d’hypoxie.
Quand l’hypoxie perdure et s’aggrave, elle « entraîne la mort des organismes qui vivent sur les fonds marins, crustacés, coquillages, corail, qui constituent le benthos », explique Louis-Alexandre Romana, responsable de l’environnement côtier à l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer. La chaîne trophique qui relie le phytoplancton, le zooplancton, les petits poissons et les grands prédateurs marins est alors rompue.
Car « la disparition du benthos se traduit par la perte de tonnes de carbone qui ne sont plus disponibles pour les autres espèces », ajoute le scientifique. Robert Diaz et Rutger Rosenberg ont évalué la perte de carbone dans des zones qui connaissent de longues périodes de désoxygénation. Dans la baie de Chesapeake, un des plus grands estuaires des Etats-Unis, elle est évaluée à 10 000 tonnes par an et, en mer Baltique, à 264 000 tonnes.
Les processus d’eutrophisation ne sont heureusement pas toujours permanents. Ils n’en sont pas moins redoutables. En 1976, un de ces événements dans la baie de New York avait frappé une surface de 1 000 km2, et profondément perturbé le milieu marin. Malheureusement, « l’eutrophisation a pour effet d’augmenter le volume de matière organique qui atteint le fond marin et les sédiments, rappellent les auteurs de l’article de Science. De ce fait, »l’hypoxie a tendance à augmenter dans l’espace et dans le temps, si rien n’est fait pour changer la situation". Cela se traduit par des zones mortes quasi permanentes, tels l’estuaire du Saint-Laurent (Canada), le bassin de Gdansk (Pologne), la mer Caspienne, la mer Baltique ou l’estuaire de Tan Shui à Taïwan.
D’autres zones sont atteintes de manière sévère : la mer Noire, le nord de la mer Adriatique, le Kattegat (une baie située entre le Danemark et la Suède), les fjords scandinaves, le golfe du Mexique et la mer de Chine orientale. Le petit nombre de zones situées sur les côtes asiatiques très peuplées s’explique par le fait qu’ils ne sont pas étudiés pour le moment et que les données manquent.
Pour retourner la tendance et agir sur ces zones mortes, il faudrait diminuer les rejets des eaux usées et maintenir les engrais dans le sol. Ce qui constitue encore un sujet de recherches. Des efforts réalisés dans ce sens se sont déjà traduits par une diminution du problème. En attendant, MM. Diaz et Rosenberg suggèrent de réduire l’emploi des fertilisants de façon à retrouver les quantités utilisées au milieu du XXe siècle.
Si rien n’est fait, le phénomène risque de s’amplifier dans les années à venir avec l’augmentation de l’activité humaine, la production accrue d’agrocarburants et le réchauffement climatique. Celui-ci, selon M. Romana, agira au travers de trois processus : le débit des fleuves, l’augmentation de la température marine, qui accentue l’activité microbienne, et les phénomènes climatiques, tels les cyclones tropicaux, qui brassent brutalement les eaux.
Christiane Galus
En France, vingt zones sont touchées
Dans la revue Science du 15 août, Robert Diaz et Rutger Rosenberg recensent vingt sites frappés d’eutrophisation en France, principalement des estuaires et des lagunes côtières. Mais « le processus est épisodique, périodique ou saisonnier, et peu important », précise Louis-Alexandre Romana, responsable de l’environnement côtier à l’Ifremer.
Sont concernés les baies de Somme et de Vilaine (épisodique) ; l’estuaire de la Gironde et la lagune languedocienne du Prévost (périodique) ; les étangs de Berre et de Thau, les estuaires de la Loire et de la Seine (saisonnier). Auxquels s’ajoutent sans précision de périodicité les baies d’Arguenon, de Douarnenez, de la Frenaye, de Lannion, de Morlaix, de Saint-Brieuc, et Concarneau, les sites de Boulogne, Calais, Dunkerque, l’estuaire de la Canche (Picardie) et le bassin d’Arcachon.
Dans les grands estuaires, l’eutrophisation est provoquée par le mouvement des marées, qui finit par former une sorte de « bouchon vaseux » à leur sortie. L’hypoxie a lieu en été, pendant les périodes de hautes eaux qui remuent ces sédiments et accentuent la consommation d’oxygène. Sur la Vilaine, un barrage a déplacé le bouchon vaseux en amont, où il y a moins d’eau.
Dans le Languedoc-Roussillon, l’étang de Berre et l’étang de Thau connaissent des situations d’hypoxie plus marquées. Dans le premier cas, le problème vient d’EDF, qui a détourné le débit de la Durance vers l’étang de Berre pour alimenter la centrale hydroélectrique de Saint-Chamas. L’arrivée d’eau douce dans l’eau salée à induit une stratification et une hypoxie en été. Pour réduire ces effets, EDF a décidé de limiter ses prélèvements estivaux.
Dans l’étang de Thau, la conchyliculture alliée aux effluents domestiques est un des facteurs d’hypoxie estivale. Les coquillages filtrent beaucoup d’eau et envoient nombre de particules par le fond.
Christiane Galus
Mers mourantes
Editorial
Le mot « désert » est associé aux terres, jamais aux mers. Pourtant, les océans sont menacés de se transformer en déserts liquides, par la faute de l’activité humaine. La surpêche est la cause la plus voyante de cette grande vidange de la vie marine. Mais un autre phénomène délétère, plus discret, monte en puissance : l’eutrophisation, qui prive les eaux d’oxygène. Aujourd’hui, plus de 400 zones côtières dans le monde étouffent, ainsi que le décrit une étude publiée dans la revue Science du vendredi 15 août. Les auteurs le précisent, « le nombre de zones mortes a approximativement doublé chaque décennie depuis les années 1960 ».
A l’origine de ces asphyxies océaniques, on trouve une nouvelle fois l’homme, via ses eaux usées, ses rejets industriels dans les fleuves, la pression de son tourisme sur les côtes et surtout ses engrais. Pour faire bonne mesure, on pourrait ajouter à ce sombre tableau les effets à venir du réchauffement climatique. Ce phénomène favorise l’eutrophisation par l’augmentation de la température, renforce la stratification des eaux - et donc empêche qu’elles se mélangent. Il risque aussi de lessiver les sols par des pluies plus importantes et d’apporter aux mers encore plus de matière organique... et encore plus d’engrais.
Le temps semble par conséquent venu, tant pour l’avenir des terres qui s’épuisent que pour celui des mers qui se vident, de reconsidérer certaines pratiques de l’agriculture intensive. Plusieurs exemples, notamment après la disparition de l’URSS, ont montré que l’arrêt des fertilisants entraînait rapidement une réoxygénation des eaux côtières. Dans un rapport d’expertise scientifique rendu en juillet à la demande des ministères de l’agriculture et de l’écologie, l’Institut national de la recherche agronomique reconnaît que, pour une meilleure prise en compte de la biodiversité, il faut tâcher de « diminuer l’utilisation des engrais et des produits phytosanitaires ». Ce qui peut se faire sans perte notable de rendement.
Si l’on en croit un document prospectif de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) publié cette année, le mouvement est timidement enclenché : d’ici quatre ans, la consommation de nitrates et de phosphates devrait diminuer en Europe de l’Ouest. Mais augmenter partout ailleurs dans le monde...