Il faut être juste : Sarkozy n’a inventé ni « l’immigration choisie » ni son corollaire, l’Europe forteresse. L’utilitarisme migratoire, qui réduit l’immigré à être une marchandise sans droits et à disposition du patronat, avait été cyniquement résumé par Romano Prodi, lorsqu’il présidait la Commission européenne, en 2000 : les immigrés doivent être « choisis, contrôlés et placés au bon endroit ». C’est la base du consensus sur l’immigration, qui réunit les droites européennes et les sociaux-libéraux. Le volet répressif est indissolublement lié au volet sélectif : pour choisir précisément les immigrés « utiles », il faut pouvoir rejeter efficacement les indésirables. L’Europe doit fermement contrôler ses frontières, pour faire tranquillement son marché et choisir « ses » immigrés.
Ce consensus libéral européen permet aux droites d’instrumentaliser l’immigration comme cheval de bataille, soit pour conquérir, soit pour conserver le pouvoir et habiller leurs offensives antisociales d’une légitimité populaire. Ce fut le cas de la campagne présidentielle de Sarkozy, en 2007, fondée sur la création d’un ministère de l’Identité nationale et sur le slogan repris au Front national : « La France, aimez-la ou quittez-la ». Ce fut aussi le cas de Berlusconi, en Italie, qui a fortement axé sa campagne de 2008 sur le racisme anti-immigrés. Des pogroms anti-Roms ont suivi les élections italiennes (lire encadré ci-dessous).
La présidence française de l’Union européenne (UE) s’efforce naturellement de renforcer les deux volets du consensus, répressif et sélectif. Le terrain de la répression a été préparé par l’adoption, en juin 2008, de la « directive retour » : emprisonnement des sans-papiers pouvant atteindre dix-huit mois, possibilité de les renvoyer vers un pays tiers, y compris les femmes enceintes et les mineurs, interdiction du territoire des 27 États pendant cinq ans à l’encontre des expulsés…
Volet répressif
Dès le début de la présidence française, en juillet dernier, le ministre de l’Identité nationale, Brice Hortefeux, a fait acter par les Vingt-Sept, à Cannes, les mesures répressives contenues dans le cadre du Pacte sur l’immigration et l’asile : reconnaissance mutuelle des reconduites, fichage des bénéficiaires des aides au retour, généralisation des visas biométriques pour entrer dans l’UE, surveillance renforcée des frontières (Frontex)… La mesure phare du Pacte a été l’interdiction des régularisations massives. Cela visait des opérations, pourtant insuffisantes, qui avaient abouti à la régularisation de plusieurs centaines de milliers de sans-papiers, en Espagne et en Italie. Pleinement acquis aux objectifs de répression, le gouvernement espagnol s’est contenté de modifier le vocabulaire du Pacte, qui exige finalement de « se limiter à des régularisations au cas par cas, et non générales ». L’engagement reste clair. Les eurodéputés du Parti socialiste espagnol (PSOE) n’avaient-ils pas massivement approuvé la « directive de la honte », quelques jours plus tôt ?
Du côté du PS français, ce n’est guère plus glorieux. Alors que le programme pour l’élection présidentielle revendiquait, en 2007, de « régulariser les sans-papiers à partir de critères fondés sur la durée de présence en France, la scolarisation des enfants et la possession ou la promesse d’un contrat de travail », les contributions au congrès de Reims marquent un recul. Ségolène Royal critique même les régularisations collectives d’Espagne ou d’Italie et elle vante l’exemple britannique, où « le ministère de l’Intérieur répond en quinze jours aux dossiers des entreprises » ayant besoin de main-d’œuvre. Sans parler des quotas réclamés par Manuel Vals et Malek Boutih. Ce n’est pas de ce côté que la présidence française rencontre la moindre résistance.
Volet sélectif
Le volet sélectif de la politique migratoire de l’UE a débouché sur une nouvelle formule : la « carte bleue ». Le 25 septembre, à Bruxelles, les ministres européens de l’Immigration, réunis pour approuver encore une fois le Pacte sur l’immigration et l’asile avant l’adoption définitive par les chefs d’États et de gouvernement, les 15 et 16 octobre, se sont mis d’accord pour créer un permis de travail, sur le modèle de la green card, la carte verte aux États-Unis. La « carte bleue » est destinée à faciliter l’immigration de travailleurs hautement qualifiés. Elle ne concerne que les salaires au moins équivalents à 1,5 fois le salaire moyen du pays d’accueil. La République tchèque émet une réserve sur les délais, car ses ressortissants ne bénéficient pas encore d’une libre installation dans tous les pays de l’UE. Il va sans dire qu’aucun des gouvernements de l’Europe capitaliste ne s’inquiète du pillage des cerveaux occasionné pour les pays du Sud. C’est à l’Europe de choisir « ses » immigrés.
Brice Hortefeux veut aboutir à un accord sur la « carte bleue » avant la fin de l’année, à la fin de la présidence française. Il faut dire que le gouvernement avait subi un revers lorsqu’il avait demandé, à la commission Mazeaud, d’étudier la faisabilité en France de quotas professionnels et ethniques, c’est-à-dire par grande région d’origine, quitte à modifier la Constitution. Début juillet, la commission Mazeaud avait rendu un verdict sévère sur les quotas : « inefficaces », « irréalisables », « sans intérêts ». Le ministre de l’Identité nationale aimerait bien se rattraper avec une « carte bleue » européenne, créée par la présidence française.
Pour dissimuler le pillage des cerveaux et justifier la répression des migrants, l’Europe libérale n’est pas avare en discours sur le « co-développement ». De fait, il ne s’agit que de co-répression, pudiquement baptisée « maîtrise concertée des flux migratoires ». L’aide publique au développement est conditionnée à ces accords. Ainsi, le Maroc, la Tunisie, le Sénégal, l’Algérie ont adopté des mesures pénalisant les candidats à l’émigration, en violation directe de l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948, selon lequel « toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien ». Cela n’empêchera nullement les gouvernements des deux côtés de la Méditerranée d’étaler leur hypocrisie, en célébrant le 60e anniversaire de la Déclaration en décembre prochain.
Résistances
Les populations pauvres resteront assignées à résidence chez elles ou immobilisées en chemin. Le Maroc et la Libye ont constitué, avec l’aide de l’UE, des camps d’enfermement des migrants subsahariens. L’armée libyenne participe même aux patrouilles en Méditerranée du dispositif Frontex. C’est le résultat d’un accord de « codéveloppement » et de « gestion concertée des flux » entre Berlusconi et Khadafi. La forteresse s’étend au-delà de la Méditerranée.
Du côté des gouvernements du Sud, c’est en Amérique latine que la condamnation des politiques répressives a été la plus nette, surtout après l’adoption de la « directive de la honte ». Mais ce qui sera déterminant, c’est la mobilisation des peuples, ici et là-bas, notamment en Afrique. C’est le sens du sommet citoyen sur les migrations et de la campagne « Des ponts, pas des murs ! » [1]. Déjà en 2006, en riposte à une conférence intergouvernementale euro-africaine sur le thème « Migrations et développement », à Rabat (Maroc), une première conférence non gouvernementale était organisée dans la même ville, mettant en avant « Droits fondamentaux, liberté de circulation et migrations ».
Le même schéma se reproduit cet automne à Paris. La présidence française de l’UE accueillera, fin novembre, une deuxième conférence intergouvernementale, afin de promouvoir son modèle d’immigration choisie et de répression concertée des migrants. Pour la contester, les 17 et 18 octobre 2008, se tiendra un contre-sommet citoyen sur les migrations. Le vendredi 17, la deuxième conférence non gouvernementale est organisée au Palais des congrès de Montreuil (Seine-Saint-Denis), avec la participation de nombreuses personnalités du Sud. Et, le samedi 18 octobre, une manifestation, festive et néanmoins revendicative, partira de Bastille à 13 h 30 pour exiger la fin de l’Europe forteresse. Place de la République, à partir de 18 h, un grand concert fera entendre ces autres voix de la planète, celles qui réclament « Des ponts, pas des murs » entre les peuples, un monde solidaire débarrassé de la forteresse et de sa présidence. Un succès est d’autant plus nécessaire que la crise économique favorisera un regain de démagogie raciste.
Emmanuel Sieglmann
LE BOUC ÉMISSAIRE PARFAIT
Les Roms représentent environ 8 à 10 millions de personnes en Europe. Indésirables, en France comme ailleurs en Europe, les Roms, ballottés d’un bidonville à l’autre, font l’objet d’évacuations régulières, ce qui permet de les ficher progressivement.
Les pogroms (organisés par la Camorra) et les fichages ethniques, dont ils ont récemment été victimes en Italie, ne doivent pas nous faire oublier ce qu’ils subissent ailleurs. Les Roms se heurtent aux discriminations quotidiennes (emploi, logement, scolarisation, violences policières), aux préjugés (voleurs d’enfants, mendiants) et aux blocages politiques (rafles et expulsions collectives).
Sur les 28 000 expulsions en 2008, environ 3 000 concernent les Roms de Roumanie et de Bulgarie (pays membres de l’Union européenne). Ceux qui ne sont pas sédentarisés ont les pires difficultés à trouver des aires de stationnement. Tous les trois mois, ils sont obligés de présenter un « livret de circulation », dans lequel il est spécifié, entre autres, la couleur de leur peau !
Régulièrement, les médias font leurs choux gras des trafics et des crimes attribués aux « Tziganes ». La rumeur et le racisme aidant, la violence se déchaîne, comme à Marseille, en août dernier, où deux « gitans » accusés d’avoir volé des enfants ont échappé à un lynchage d’une partie de la population, en se réfugiant dans un centre social.
Dans notre combat quotidien, et celui du NPA, contre le racisme et pour l’égalité, nous ne pouvons pas laisser les Roms sur le bord de la route. Nous réclamons l’abrogation du livret de circulation, la liberté de circulation et d’installation.
Miguel Ségui
CARREFOUR DES MIGRATIONS
Du 11 au 13 septembre, s’est tenu à Rivas (État espagnol), le IIIe Forum social mondial des migrations (FSMM). La LCR y a participé. 2 500 délégués et observateurs, de plus de 90 pays, ont débattu, dans une ambiance fraternelle et combative, de leurs luttes, de leurs victoires, de leurs échecs mais, surtout, de leur détermination à mener les combats pour un autre monde.
La « directive de la honte », les centres de rétention et la question des sans-papiers ont focalisé la plupart des débats. Pour une large majorité des intervenants, l’abrogation de la directive, la fermeture des centres et la régularisation de tous les sans-papiers étaient les revendications essentielles du moment.
La révolte des jeunes des quartiers populaires, en 2005, revenait aussi régulièrement dans les discussions. Nous avons participé aux travaux du Réseau étatique pour les droits des immigrés (Redi), qui est aujourd’hui le regroupement le plus en capacité d’organiser des mobilisations antiracistes dans le pays. Nos camarades d’Espacio Alternativo y participent activement. Le Redi est signataire de l’appel pour le contre-sommet de Paris, les 17 et 18 octobre. Le FSMM s’est conclu par un appel à la mobilisation contre les politiques discriminatoires, menées à l’encontre des immigrés, par le capitalisme mondialisé. [2]
Miguel Ségui