L’industrialisation volontariste des années 1970 a bouleversé l’Algérie : urbanisation accélérée, essor du salariat, école pour tous. À partir de 1977, les grèves ouvrières ont pointé les problèmes de logement, de transport et de pouvoir d’achat, et elles ont imposé l’allégement des mesures d’austérité. Fragilisé par la mort du Bonaparte Boumedienne, le régime en a fait sa devise : « Pour une vie meilleure ! » Mais, malgré le « plan antipénuries », les luttes populaires se sont étendues, et elles se sont radicalisées, à l’image du Printemps berbère de 1980. Le pouvoir opte alors pour la répression. Le reflux ouvrier et étudiant met au premier plan des explosions spontanées de la jeunesse : Oran (1982), la Casbah d’Alger (1985), Constantine, Sétif, Annaba, Ain-Beida. En 1986, l’effondrement des cours du pétrole plonge l’Algérie dans la spirale de l’endettement et ruine le programme d’importations destiné à contenir la protestation sociale.
Élargir la brèche »
En 1988, une vague de grèves ouvrières, commencée à l’usine de camions de Rouiba (à l’est d’Alger) le 3 juillet – et reprise le 23 septembre –, débouche sur la révolte de la jeunesse. D’un atelier à l’usine, puis à toute la zone industrielle de Rouiba, les grèves s’étendent, par contagion, d’Est en Ouest, à la zone de Oued-Smar puis à celle d’El-Harrach et, enfin, à Hussein-Dey, Belcourt et Alger centre. Après des incidents, le 4 octobre, à Bachdjarah et Bab-el-Oued (quartiers d’Alger), le processus émeutier s’ébranle, mercredi 5 octobre, à Alger centre le matin, et dans les banlieues proches l’après-midi. Bus, édifices publics, magasins d’État, aucune représentation du pouvoir honni n’échappe à la fureur désordonnée des jeunes, qui s’étend, le lendemain matin, à toute la région algéroise. Le vendredi soir, à la télévision, le ministre de l’Intérieur, El Hadi Khediri, reconnaît son impuissance devant une révolte devenue nationale.
Quelques chefs islamistes tentent de rejoindre le mouvement, en initiant la marche du 10 octobre. Les jeunes ne rallient pas l’islamisme. La répression politique, préventive, a plutôt concerné la gauche, interpellant nos camarades, torturant sauvagement, à la veille du 5 octobre, près de 200 syndicalistes ou membres du Parti d’avant-garde socialiste (Pags, ex-Parti communiste). Car les « libéraux » du pouvoir veulent utiliser la révolte des humbles contre la politique antisociale de la dictature, afin de délégitimer l’étatisme économique et faciliter l’ouverture libérale, le pillage du patrimoine public. Police et armée se sont acharnées sur les adolescents, bastonnés, violés, castrés, assassinés… En vain. Les marches quotidiennes ne cessent qu’après la promesse de réformes politiques, concédée par le président Chadli le 10 octobre.
La riposte démocratique du peuple est organisée par la gauche. Son principal levier est la coordination étudiante [1], née de la longue grève nationale de 1987 et majoritairement animée par le Groupe communiste révolutionnaire (GCR, ancien nom du Parti socialiste des travailleurs, parti proche de la LCR et de la IVe Internationale). Son Comité contre la répression et la torture affiche, diffuse et occupe la rue. Son grand meeting, le 3 novembre, à Bouzarea, est relayé par la presse mondiale. L’immense manifestation du 24 novembre, place du 1er Mai, le meeting populaire au stade de Tizi, organisé par les étudiants, le 25 novembre : les actions unitaires du Comité contre la torture ou la grande manifestation de Bab-ezzouar sont notamment initiées par le Pags. La Ligue algérienne de défense des droits de l’Homme (LADDH) se relance.
Un parti de gauche a manqué
Derrière le mot d’ordre « Élargir la brèche dans le mur de la dictature », les militants et les militantes du GCR sont présents dès le mois d’octobre, initiant la première marche de Béjaia, coordonnant les 80 comités de quartier à Alger, occupant les tribunes publiques. Ils agissent pour rebâtir le Mouvement culturel berbère (MCB) unitaire. En avril 1989, dans le siège de l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA) occupé, ils initient une coordination syndicale influente. Nos militantes animent la rencontre féministe de décembre à Bouzarea, calomniée par une campagne intégriste ; elles contribuent à divers collectifs et travaillent à les rassembler en novembre 1989.
Certes, les conflits du sérail ont ouvert des espaces. Mais les acquis démocratiques ne sont ni le fruit des velléités d’ouverture de Khediri et de Chadli, soucieux d’éviter l’explosion d’une société privée d’expression, ni l’œuvre de la droite réformatrice, désireuse de déstabiliser le bloc social au pouvoir, rétif à l’infitah (« ouverture » économique). Les collectifs ont milité avant l’agrément de leurs associations ; les partis ont animé la vie publique avant qu’on ne consente des tendances au sein du Front de libération nationale (FLN, parti unique), longtemps avant la loi sur « les associations à caractère politique » de juillet 1989 ; les journaux ont circulé avant la loi sur l’information.
Mais les aspirations sociales, socle des grèves de septembre et des émeutes d’octobre, n’ont pas été satisfaites. Les jeunes n’ont pas trouvé de repère adulte à la mesure de leurs espoirs. En fait, la riposte démocratique de la gauche a pâti de la faiblesse des noyaux militants, tout juste sortis de la clandestinité, trop faibles face à la machine étatique qui s’applique à rétablir le désert politique. C’est ce vide que les intégristes ont fini par occuper, en 1989-1990. Vingt ans après, la régression sociale engagée par les réformateurs libéraux de Hamrouche, aggravée par le programme du FMI, est accélérée par le cours ultralibéral de Bouteflika. Les acquis sociaux régressent au profit de la précarité et du travail au noir. Les hittistes (« Ceux des murs », les jeunes désœuvrés) sont remplacés par les gardiens de parking, les employés au quart du Smic et les harraguas [2].
Malgré le drame sanglant des années 1990 et la désorientation qu’il a provoquée, malgré l’effondrement social mis en œuvre par le libéralisme et son effet désagrégateur, certaines conquêtes d’octobre sont encore là, après dix-sept ans d’état d’urgence. Les gouvernants successifs essaient bien de les démanteler, car le projet libéral nécessite un ordre politique autoritaire : le peuple, qu’on veut dépouiller, doit être privé de pouvoir, privé de parole. Mais la société n’a pas abdiqué. Et les libertés d’expression, de manifestation, de grève, sont, à chaque fois, reconquises par les employés de l’industrie du pétrole ou les enseignants, par le mouvement populaire de 2001 ou par les jeunes d’Ain-Fekroun, d’Ouargla ou de Tiaret. Quant aux aspirations sociales des jeunes du 5 octobre, l’Algérie libéralisée de 2008 nous en a éloignés. Elles nécessitent un grand parti démocratique et socialiste au service des libertés populaires et des besoins sociaux des travailleurs et des masses populaires.