Andrew Marshall, chef de l’Office of Net Assesment, un « think tank » interne au Pentagone, a demandé à Peter Schwartz et Doug Randall, des futurologues, d’étudier les conséquences extrêmes du changement climatique pour la sécurité nationale des Etats-Unis. Les deux consultants ont remis leur rapport en octobre 2003. Fortune s’en est fait l’écho en janvier 2004, après quoi The Observer y a consacré un article qui a fait beaucoup de bruit (1).
Une vision d’apocalypse
Selon Schwartz et Randall (2), il n’est pas certain que le climat continuera d’évoluer graduellement, comme la plupart des gens l’imaginent, ni que les sociétés garderont la capacité de s’adapter au changement. Un basculement brutal pourrait intervenir, un bouleversement tellement rapide que la population mondiale deviendrait soudainement très excédentaire par rapport aux ressources disponibles. Une ère de chaos barbare et de guerres pour la survie s’ouvrirait alors, car « chaque fois qu’il faut choisir entre mourir de faim et piller, les êtres humains pillent ». Avec une froideur glaciale, où pointe malgré tout une certaine exaltation, voire une ironie macabre (3), les auteurs tracent des parallèles historiques avec d’autres époques où, selon eux, « la perturbation et le conflit (ont été) des composantes endémiques de la vie ». Ils citent l’extermination des Indiens en Amérique du Nord (qu’ils attribuent à la propagation des « maladies européennes » !) et l’épidémie de peste noire au XIVe siècle (25 millions de morts en Europe et 23 millions en Asie, entre 1346 et 1353). Ces événements ne doivent rien au climat, mais ils donnent la mesure de la catastrophe à laquelle songent les consultants du Pentagone. « Une fois de plus, la guerre définira la vie humaine », écrivent-ils...
Dans cette vision d’apocalypse, digne du « Triomphe de la Mort » de Bruegel, les sentiments n’ont pas leur place : « La plupart des sociétés se définissent en fonction de leur capacité de faire la guerre, et la culture guerrière est enracinée profondément. Les sociétés les plus combatives sont celles qui survivent ». L’Europe se débattra dans de graves problèmes de migrations (30% des Européens s’installeront dans le Sud de l’UE tandis que de nombreux Africains chassés par la sécheresse tenteront de traverser la Méditerranée) et d’approvisionnement énergétique. Quant aux Etats-Unis et à l’Australie « ils construiront probablement des forteresses parce que ces pays ont les ressources et les réserves permettant de réaliser leur auto-suffisance. » « Le problème auquel la nation (américaine) sera confrontée sera de calmer (sic) la montée de la tension militaire dans le monde », des conflits, y compris nucléaires, éclatant tous azimuts. Mais ce problème, en réalité, sera « insoluble » : fondamentalement, il faudra patienter jusqu’à ce que la population mondiale ait été ramenée à un niveau soutenable. « Les morts causées par la guerre de même que par la famine et les maladies diminueront la taille de la population qui, avec le temps, se réajustera à la capacité de charge ». En attendant que la mort ait fait son office, les riches devront se barricader contre les pauvres, car le « ressentiment vis-à-vis des nations dont la capacité de charge est plus haute » peut conduire à « pointer un doigt accusateur » vers ces « nations plus riches qui tendent (!) à utiliser plus d’énergie et à émettre plus de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. » (4)
L’hypothèse thermohaline
L’hypothèse à la base de l’étude est celle d’un arrêt de la circulation thermohaline dans l’Atlantique, notamment du Gulf Stream. Comme les autres courants océaniques, le Gulf Stream fonctionne à la manière d’un thermo-siphon : au Nord, l’eau froide, plus dense, descend dans les fonds océaniques ; elle est remplacée par des eaux plus chaudes, venant du Golfe de Mexique, qui se refroidissent et descendent à leur tour. Il y a donc un courant de surface Sud-Nord chaud et un courant de profondeur Nord-Sud froid en boucle, l’ensemble constituant ce qu’on appelle « le tapis roulant océanique ». Or, la fonte des glaces arctiques, la hausse des précipitations et le dégel du pergélisol, dus au réchauffement de la surface terrestre, perturbent ce mécanisme en déversant dans l’océan des masses d’eau douce moins denses. A un certain moment, cela pourrait causer l’arrêt du Gulf Stream. Or, le Gulf Stream tempère le climat de l’Europe (de sorte que les hivers y sont plus doux qu’en Amérique du Nord).
De ce risque bien connu des climatologues, les consultants du Pentagone extrapolent que la température chuterait de 2,7 à 3,3°C, non seulement en hiver et en Europe occidentale, mais dans l’ensemble de l’hémisphère Nord, nous ramenant au climat de la dernière glaciation, il y a plus de 13.000 ans. En 2020, écrivent-ils, la Grande-Bretagne serait prise dans la banquise, les icebergs dériveraient au large du Portugal et l’Europe grelotterait sous des températures sibériennes. Cette inversion climatique pourrait durer de un à dix siècles, jusqu’à ce que le Gulf Stream fonctionne à nouveau. Dans l’intervalle, une longue liste de calamités s’abattrait sur le monde : chute de la production agricole, montée des eaux, migrations massives, pénurie d’eau douce, d’énergie et de nourriture, sécheresses, tempêtes,... on en passe et des meilleures. Or, selon Schwartz et Randall, nous serions au seuil de ce blocage du Gulf Stream. Avec une précision digne de Nostradamus, les auteurs datent donc les cataclysmes des 20 prochaines années. 2007 : rupture des digues aux Pays-Bas, La Haye est sous eau ; rupture des digues dans le delta du fleuve Sacramento et formation d’une mer intérieure en Californie. 2010 : arrêt de la circulation thermohaline, basculement climatique, la température chute de 3° dans l’hémisphère Nord ; conflit entre le Bangladesh, l’Inde et la Chine ; des millions de gens fuient la montée des océans. 2022 (quel mois ?) affrontements entre l’Allemagne et la France qui se disputent les eaux du Rhin ; les Scandinaves émigrent massivement vers le Sud. Etc, etc.
Tout n’est pas faux dans ce document. Il est exact que la fonte des glaces perturbe le Gulf Stream, au point que l’arrêt de celui-ci n’est pas exclu. La menace est à prendre au sérieux. Mais les climatologues ne s’accordent pas sur l’impact climatique du phénomène. Ce qui est certain, c’est qu’on n’observe aucune tendance au refroidissement hivernal, au contraire : les hivers doux et pluvieux sont plus fréquents en Europe occidentale. Selon le dernier rapport du GIEC “même dans les scénarios où la circulation thermohaline s’affaiblit, il y a toujours un réchauffement au-dessus de l’Europe ».(5) En tout cas, les conséquences d’un blocage de la circulation thermohaline dans l’Atlantique Nord ne devraient pas prendre les dimensions planétaires évoquées par Schwartz et Randall. La perspective d’une nouvelle glaciation relève donc de la spéculation pure.
D’une manière plus générale, le scénario du basculement climatique (dont l’arrêt du Gulf Stream ne serait qu’une manifestation particulière), est une possibilité réelle. En effet, le climat constitue ce que les mathématiciens appellent un « système chaotique complexe », avec de nombreuses interrelations et rétroactions. Dans un tel système, à un certain moment, un changement quantitatif minime peut entraîner un bouleversement qualitatif profond, irréversible à l’échelle humaine. La quantité se transforme en qualité. La formation du désert du Sahara, il y a 5000 ans, est sans doute due au franchissement d’un seuil qualitatif climatique, et on pense qu’elle s’est achevée en quelques siècles à peine. Le réchauffement actuel, avec son rythme sans précédent depuis au moins 10.000 ans, fait peser le risque de changements analogues. A cet égard, l’élévation de température des océans est un élément clé car l’inertie thermique de ces masses d’eau gigantesques est telle que certains changements qui pourraient s’enclencher à un moment donné (la fonte des glaces sur le continent antarctique par exemple) seraient impossibles à enrayer. (6) Mais on ne sait pas où se situent les seuils, de sorte qu’il est vraiment important de respecter ici le principe de précaution.
Pourtant, en dépit de ces références, le rapport du Pentagone n’a guère de valeur scientifique. Un examen un peu attentif montre que les auteurs se sont contentés de faire un « copier/coller » des scénarios les plus extrêmes étudiés par le Groupe Intergouvernemental des Experts du Changement Climatique (GIEC). Pour rendre le résultat « plus sexy », ils ont rapproché les échéances au maximum. Mais, bien que grassement rétribué (7), ce travail de compilation a été réalisé sans beaucoup de discernement : Schwartz et Randall ne se sont même pas rendu compte que certains scénarios s’excluent mutuellement. Or, on ne peut pas avoir à la fois une nouvelle ère glaciaire dans l’hémisphère Nord et une montée générale du niveau des océans. Si l’eau évaporée à la surface des mers retombe en neige qui s’accumule en glace permanente, alors cette eau ne retourne pas à la mer et le niveau des océans descend, au lieu de monter. Les approximations de ce genre sont nombreuses dans le texte, et elles ne concernent pas que la climatologie. C’est ainsi que, selon l’étude, la précédente panne du Gulf Stream, il y a 8.200 ans, aurait grandement diminué « la productivité des terres agricoles » en Europe...
Attention au boomerang
Les Etats-Unis s’étant retirés du Protocole de Kyoto, et la campagne électorale battant son plein à ce moment aux USA, certains journaux, des associations environnementales et des climatologues ont cherché à retourner le rapport du Pentagone contre George W. Bush. John Houghton, ex-vice-président du GIEC : « Si le Pentagone envoie ce genre de message, alors c’est en effet un document important ». Bob Watson, ancien président (démocrate) du GIEC : « Bush peut-il ignorer le Pentagone ? Il va être difficile d’écarter ce rapport ». Rob Gueterbock, de Greenpeace : « Vous avez un Président qui dit que le réchauffement global est un canular, et de l’autre côté de la rivière Potomac vous avez un Pentagone qui se prépare à des guerres climatiques. » (8) Le paradoxe est frappant, en effet. Mais utiliser ce rapport contre G.W.Bush, c’est risquer de faire flèche de tout bois. Ou plutôt : faire boomerang de tout bois, et ce boomerang risque de revenir dans la figure des partisans d’une réduction volontariste des émissions de gaz à effet de serre. Car l’étude de Schwartz et Randall donne implicitement tort au GIEC et raison à ceux qui prétendent que la menace climatique est d’origine essentiellement naturelle. Du coup, la responsabilité du système économique et des décideurs politiques est gommée (plus exactement : elle se déplace vers la gestion de l’inévitable), et le Protocole de Kyoto apparaît comme un gadget superflu.
La prééminence des facteurs anthropiques dans le réchauffement de la planète fait l’objet d’un consensus très large dans la communauté scientifique : le climat change surtout et il change si vite parce que, depuis la révolution industrielle, l’utilisation des combustibles fossiles et la déforestation ont augmenté très fortement la concentration de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Pour freiner le processus - il est trop tard pour l’empêcher - il faudrait réduire les émissions de ces gaz de 60% dans les prochaines décennies. Aucun climatologue ne remet en cause cette analyse. Néanmoins, la connaissance du climat étant très incomplète, des zones d’ombre subsistent. C’est ainsi que tous les auteurs ne sont pas d’accord sur les parts relatives des facteurs naturels et anthropiques dans le recul des glaces arctiques, ainsi que dans les variations de la circulation thermohaline. L’astuce de Schwartz et Randall consiste à s’engouffrer dans cette brèche pour « créer un scénario de changement climatique » - le leur - dans lequel les émissions de gaz à effet de serre ne jouent strictement aucun rôle. Sans nier explicitement l’effet du CO2 et des autres gaz, ils le marginalisent au point de l’escamoter. En parallèle, ils gonflent démesurément la composante naturelle possible d’un phénomène précis (le blocage du Gulf Stream), et échafaudent sur cette base une menace cataclysmique dont la gravité et la proximité sont telles que le débat sur les causes humaines du réchauffement paraît, à la limite, dérisoire.
Le basculement « va probablement se produire indépendamment de l’activité humaine », disent Schwartz et Randall. La non-prise en compte de la cause anthropique du changement climatique n’apparaît qu’indirectement dans le texte mais elle est évidente, par exemple lorsque le rapport déplore « une incertitude considérable concernant les dynamiques du climat de l’hémisphère Sud, due essentiellement au fait que moins de données paléoclimatiques sont disponibles que pour l’hémisphère Nord ». Cette insistance sur les données paléoclimatiques renvoie au fait que, pour les auteurs, le changement brutal qui va se produire à très court terme n’est que la répétition d’un changement naturel qui s’est déjà produit dans le passé et dont les traits sont moins connus pour le Sud, faute de données. Un autre passage caractéristique est celui où les deux futurologues tentent d’expliquer le développement du ressentiment envers les USA de la façon suivante : « Moins importante que la relation scientifique prouvée entre les émissions de CO2 et le changement climatique est la perception qu’ont les nations touchées (celles qui n’ont pas assez de ressources, D.T.) - et les actions qu’elle entreprennent ». Il faut bien comprendre ce passage. Il signifie que les émissions de CO2 n’auraient pas vraiment d’importance dans le changement climatique et que le « ressentiment » des « nations touchées » à l’égard de celles qui « ont plus de capacité de charge » est en fait une réaction irrationnelle due à une « perception » erronée consistant à privilégier le rôle des gaz à effet de serre dans le global warming.
Bref : le vrai changement climatique - celui qui arrive, celui qui sera là demain et qui aura des conséquences gravissimes - serait naturel et, malheureusement, inévitable. Face à cela, la voie tortueuse et coûteuse dans laquelle les signataires de Kyoto ont commencé à s’engager serait inadéquate, car elle ne viserait qu’à « atténuer les impacts d’un changement graduel ». Or, le problème serait beaucoup plus simple et plus brutal que cela : It’s nature, stupid ! La question qui se pose n’est pas de savoir comment et de combien réduire les émissions (cet aspect ne figure pas parmi les conclusions, ni ailleurs dans le rapport, qui plaide pour une stratégie « no regrets »). La question est : « Sommes-nous préparés à voir l’histoire se répéter ? » Sommes-nous prêts à « retourner à la norme » de l’Histoire humaine : « des batailles constantes pour des ressources en diminution, que ces batailles elles-mêmes réduiront encore plus, même au-delà des effets climatiques » ? Sommes-nous prêts, en un mot, à « élever le changement climatique au rang de préoccupation de sécurité nationale » ?
Ce sont de bonnes questions, en effet ! Ecrit par deux collaborateurs de la CIA - dont l’un (Peter Schwartz) est un ancien chef du planning au sein du groupe pétrolier Royal Dutch Shell - le rapport pentagonesque n’apprendra rien à personne sur le plan scientifique. Par contre, il montre de manière extrêmement inquiétante que certains « futurologues », et à travers eux des secteurs de la classe dominante américaine et de son appareil politico-militaire, sont prêts à tout pour maintenir leur domination mondiale et leur mainmise sur les ressources énergétiques. Prêts à manipuler la science. Prêts à gérer froidement des « régulations barbares » de la population, à une échelle de masse que Malthus lui-même n’osait pas imaginer. Et prêts à emballer le tout dans une idéologie d’un autre âge, pétrie de visions d’apocalypse et d’Armageddon climatique. « Le changement climatique est plus dangereux que le terrorisme » déclarait récemment David King, le conseiller scientifique de Tony Blair (9). Et la note du Pentagone sur le changement climatique est encore plus dangereuse que ce changement lui-même...
Notes
(1) Fortune, 26/01/2004, The Observer, 22/2/2004.
(2) “An abrupt Climate Change Scenario and its Implications for US National Security”, P. Schwartz and D. Randall, oct. 2003. Le texte a été publié sur de nombreux sites, notamment celui de Greenpeace.
(3) Par exemple lorsque le rapport donne comme conséquence du changement climatique le fait que “plus de médecins français devront rester au travail en août »...
(4) Rappelons que les Etats-Unis, avec 5% de la population mondiale, s’approprient 25% des ressources énergétiques globales. Ce passage est le seul où les auteurs évoquent les émissions de gaz à effet de serre.
(5) GIEC, TAR 2001, Groupe de travail 1.
(6) Selon le GIEC, la fonte totale des glaces de l’Antarctique ferait monter le niveau des océans de 63 mètres.
(7) Le Pentagone aurait versé 100.000 dollars aux auteurs.
(8) The Observer, 22/2/2004.
(9) Le Monde, 10/1/04.