1. Croyez-vous que les nationalisations récentes et les mesures de sauvetage
économique, plutôt amples, annoncent un changement significatif de la configuration
du capitalisme ? Quelle espèce de régime nouveau pourra se dégager de la crise ?
Les nationalisations ne sont que de pseudo-nationalisations. Elles sont partielles,
provisoires et à peu près inconditionnelles. Elles visent à rétablir la rentabilité du
système bancaire et à lui fournir les instruments de sa restructuration. S’il s’était
vraiment agi de refonder le capitalisme, ces injections d’argent public auraient dû être
l’occasion d’imposer aux banques des règles plus contraignantes de fonctionnement.
Les discours sur la nécessaire régulation, sur la lutte contre les paradis fiscaux, etc. ne
sont donc qu’une opération de diversion. Le plus probable est que les liquidités
déversées aujourd’hui viendront nourrir la prochaine bulle.
L’intervention publique constitue cependant un aveu qui remet en cause l’un des
fondements du néo-libéralisme, à savoir l’optimalité de la finance privée. Mais elle ne
suffit pas à elle seule à enclencher la transition vers un nouveau régime. L’ancien
reposait sur la baisse de la part des salaires compensée par le surendettement à laquelle
s’ajoutait, dans le cas des Etats-Unis, le financement de la croissance par le reste du
monde. Les deux piliers de ce modèle sont aujourd’hui remis en cause : l’endettement
intérieur ne peut plus soutenir la demande, de telle sorte que la récession est devenue
une crise classique de surproduction et de réalisation. Et le financement du déficit des
Etats-Unis est devenu incertain, d’autant plus que les excédents des pays émergents
vont tendre à se réduire.
2. Les gouvernements s’efforcent de mettre en pratique ce que leurs économistes ont
appris, quant aux politiques de stabilisation, de l’étude des années 30 et de la
dépression au Japon des années 90. Quelles sont les limites et les défauts de ces
politiques ?
Les politiques de relance sont tronquées dans la mesure où elles ne peuvent conduire à
un rétablissement d’une répartition plus équitable entre salaires et profits. Or, c’est la
condition essentielle de la mise en place, ou plutôt d’un retour à un modèle de type
keynésien-fordiste. Mais elle supposerait une remise en cause des inégalités qui se sont
creusées au cours des dernières décennies, à des degrés divers aux Etats-unis, en Europe
et même en Chine. Les politiques de sauvetage du système vont donc permettre d’éviter
une crise semblable à celle des années 1930, mais elles ne comportent pas les mesures
susceptibles d’éviter une dépression analogue à celle que le Japon a connu tout au long
des années 1990.
3. La crise des subprime aux Etats-Unis, bien qu’importante, a concerné des sommes
bien moindres que celles aujourd’hui en jeu. Comment est-ce qu’un dérangement
relativement petit a produit des suites tellement grosses ?
La diffusion de la crise des subprime à l’ensemble du système financier est un
révélateur du degré d’intégration de l’économie mondiale et du système financier.
L’hypothèse de la déconnexion avancée au début de la crise, selon laquelle l’Europe ou
la Chine resteraient à l’abri des effets de la crise et permettraient d’éviter une récession
généralisée, a rapidement fait long feu.
4. Depuis des mois, ce sont les gouvernements, et pas seulement les banques, etc. qui
se trouvent troublés. Les réserves du FMI sont relativement petites, et les fonds plus
amples sont tenus par les gouvernements, les banques centrales, et les fonds
d’intervention de l’Asie de l’Est et de la région du Golfe. Croyez-vous que cette crise
pourra annoncer une modification importante du rapport des forces au niveau
mondial ?
La crise est loin d’être terminée et le degré de coordination des autorités capitalistes
(gouvernements, banques, FMI, fonds souverains, institutions européennes etc.)
progresse sous la pression de l’urgence. Mais il est insuffisant pour que l’on puisse
envisager la mise en place d’un nouveau Bretton Woods. Le scénario le plus probable
dans les mois à venir est au contraire le durcissement des contradictions.
Malgré la mondialisation productive, les contradictions interétatiques vont prendre une
acuité nouvelle, chaque Etat cherchant à reporter sur les autres la charge de la crise. Les
Etats-Unis vont chercher à imposer une nouvelle baisse du dollar, nécessaire au
rééquilibrage de leur déficit commercial. En Europe, chaque pays se positionne de
manière très différente par rapport à la crise, en fonction du poids relatif de la finance,
de l’immobilier et de l’automobile, et de leur mode d’insertion dans le marché mondial.
Une véritable politique économique coordonnée est donc hors d’atteinte, d’autant plus
que l’Union européenne s’est volontairement privée des institutions qui permettraient de
la mener, et notamment d’un budget fédéral suffisant. Les pays du Sud, notamment en
Amérique latine et en Asie auront tendance à se recentrer sur leurs marchés intérieures
et régionaux, sur le modèle des politiques de substitution d’importations menées en
Amérique latine après la crise des années 1930.
A l’intérieur de chaque pays, c’est la contradiction capital-travail qui va s’approfondir.
Il y a peu de choses dans les plans de sauvetage ou de relance en faveur des
salariés alors que les entreprises vont saisir l’occasion de la crise pour rétablir les
conditions de leur profitabilité. Enfin, les budgets publics vont être alourdis par les
sommes englouties en faveur des banques et des entreprises, de telle sorte que les
budgets sociaux devront être à nouveau réduits. La conjoncture politique des mois et
des années à venir sera sans doute caractérisée par une course de vitesse entre la montée
d’orientations de type nationalistes ou protectionnistes et celle des luttes sociales.