OLKILUOTO (FINLANDE) ENVOYÉ SPÉCIAL
A Olkiluoto, tout semble aller pour le mieux dans le meilleur des mondes nucléaires. Sur cette presqu’île du sud-ouest de la Finlande, au milieu d’une forêt de sapins et de bouleaux qui descend en pente douce vers les côtes du golfe de Botnie, le plus grand chantier nucléaire du monde bat son plein au milieu d’un hérissement de grues géantes. Dans le labyrinthe boueux du site, 3 500 ouvriers et techniciens d’une cinquantaine de pays se relaient parfois en 3 × 8, 7 jours sur 7 et par des températures descendant jusqu’à - 15 °C. Des terrassiers et des grutiers polonais, des soudeurs baltes, des électromécaniciens finlandais, des ingénieurs français ou allemands... Oui, tout semble aller pour le mieux à Olkiluoto.
Et pourtant tout a dérapé depuis le lancement, en 2005, de ce chantier phare pour l’industrie nucléaire française et son chef de file, Areva. Prévu mi-2009, le raccordement de ce réacteur de troisième génération au réseau de lignes à haute tension n’interviendra pas avant 2012. Ces retards ont fait exploser les coûts et obligé le groupe, responsable de la coordination du projet, à provisionner chaque semestre (sauf un) des sommes importantes. Ils ont tendu les relations avec le client, le groupe d’électricité finlandais TVO, qui a besoin de l’électricité pour alimenter les papetiers et les sidérurgistes. Et peut-être compromis les chances d’Areva de construire un second EPR (European pressurized water reactor) finlandais.
En décembre 2003, quand Areva signe le contrat de construction de ce réacteur conçu avec l’allemand Siemens, sa présidente, Anne Lauvergeon, y voit plus que la promesse d’un chèque de 3 milliards d’euros : la fin de l’hiver nucléaire. Olkiluoto est le plus ambitieux projet lancé depuis l’explosion du réacteur n° 4 de Tchernobyl en avril 1986. Et le réacteur choisi devient vite l’emblème du nucléaire « made in France », dont Jacques Chirac puis Nicolas Sarkozy vantent l’excellence dans les voyages officiels. Le plus puissant avec ses 1 650 mégawatts. Et le plus propre, puisqu’il consomme 17 % d’uranium enrichi en moins que ceux de la génération précédente pour la même production d’électricité, assurent les ingénieurs d’Areva.
Début 2004, la victoire d’Areva est pourtant lourde d’incertitudes : pour décrocher le contrat, la société a fait la promesse mirobolante de livrer l’EPR clés en main en quatre ans, comme le russe Atomstroïexport et l’américain General Electric. Même les ingénieurs d’Areva qui ont participé à la construction du parc français dans les années 1980-1990 jugent alors le calendrier intenable. « On a mis plus de six ans pour construire certains réacteurs de deuxième génération », rappelle un des responsables du chantier d’Olkiluoto.
« Délais ridicules, prix trop bas, absence de savoir-faire d’Areva comme architecte-ensemblier », tranche un grand industriel français. Les difficultés s’accumulent dès 2006 : problème dans le béton de la dalle supportant le réacteur, forgeage raté de certaines pièces de l’îlot nucléaire... Plus tard viendront des interrogations sur la peau métallique (liner) renforçant l’enceinte de confinement. Rien d’étonnant sur un chantier où 1 200 sous-traitants se bousculent. Les dirigeants d’Areva se défendent : ils ont dû les retenir pour décrocher le marché, mais certains ont une expérience limitée, voire nulle, du nucléaire.
Ces retards arrivent au plus mauvais moment pour Anne Lauvergeon, dont le mandat de présidente du directoire d’Areva expire en juin 2006. Le ministre de l’économie, Thierry Breton, qui ne l’apprécie guère, utilise ces déboires finlandais pour demander sa tête à l’Elysée. Sans succès. Six mois plus tard, quand un marché de quatre réacteurs échappe à Areva en Chine au profit de l’américano-japonais Toshiba-Westinghouse, M. Breton glisse aux journalistes que le groupe français paye les dérives du chantier finlandais...
Les coûts vont continuer à dériver, en dépit d’une sérieuse reprise en main. Début 2007, Anne Lauvergeon a dépêché sur le chantier Philippe Knoche. Jusque-là directeur de la stratégie, cet X-Mines a l’avantage d’être de culture franco-allemande. Un bon profil pour mettre de l’huile dans les rouages de la machine Areva-Siemens. Mais dans les mois qui suivent, des tensions apparaissent avec Bouygues, le responsable du génie civil. Le géant du BTP n’est pas un partenaire comme les autres : premier actionnaire d’Alstom (30 %), son patron, Martin Bouygues, ami de Nicolas Sarkozy, veut entrer dans le nucléaire en prenant le contrôle d’Areva via le fabriquant de turbines. Un mariage qu’Anne Lauvergeon refuse obstinément.
A qui incombe la responsabilité de ces ratés ? Areva incrimine la lourdeur de la procédure de Stuk, l’agence de sûreté nucléaire finlandaise qui valide chaque étape du chantier et l’assemblage des 10 000 composants de l’EPR, de la plus petite valve jusqu’aux énormes générateurs de vapeur. Tout comme les lenteurs de TVO, qui met en moyenne neuf mois à approuver les documents quand son contrat avec Areva n’en prévoit que deux. « Cent mille documents d’ingénierie doivent être approuvés par TVO. On n’avait pas anticipé que leur examen serait aussi long, raconte Philippe Knoche. Mille personnes y travaillent dans les bureaux d’Areva. On ne compromettra ni la qualité ni la sûreté de la centrale. »
« Voilà beaucoup de temps et d’argent perdus », s’indigne dès le début Frédéric Marillier, responsable de la campagne énergie à Greenpeace France. Alors que les provisions passées par Siemens sont publiques, celle d’Areva relèvent du secret. « Elles sont significatives », admet juste le groupe. L’ardoise (main-d’œuvre, équipements, matériaux...) pourrait atteindre 2 milliards d’euros, les deux tiers du prix initial, selon des analystes financiers. S’y ajouteront des centaines de millions d’euros de pénalités de retard au profit de TVO.
« Qui va payer la facture ? Les contribuables français », attaque Frédéric Marillier. Le groupe public français a très vite fait savoir qu’il ne supporterait pas seul les surcoûts. Réplique brutale de TVO il y a quelques semaines : « Le fournisseur d’une centrale clés en main est responsable du calendrier et des éventuelles augmentations de coûts. TVO dispose d’un contrat de fournitures à prix fixe et n’est pas en train de s’accorder avec son fournisseur sur le partage des pertes d’Areva. »
Pour l’heure, une seule procédure d’arbitrage a été introduite par Areva devant la Chambre internationale de commerce, à Paris, sur un différend remontant au début du chantier. « Elle porte sur un montant non significatif », assure Philippe Knoche. Mais d’autres contentieux risquent de s’y ajouter. En 2009, Areva entrera dans la période d’assemblage des composants de l’îlot nucléaire, la partie la plus sensible de la centrale. « On n’est pas à l’abri de difficultés », concède-t-il.
Le groupe français n’aurait-il pas mieux fait de s’associer à EDF pour profiter de l’expérience acquise par l’« architecte-ensemblier » des 58 réacteurs français ? Dans le petit monde des nucléocrates français, le « cas Olkiluoto » a ravivé les querelles qui ont toujours opposé EDF à son fournisseur de réacteurs Framatome - devenu Areva en 2001 après sa fusion avec Cogema et CEA Industrie. Des barons d’EDF ont mal accepté qu’on se passe de leurs compétences. Blessés dans leur orgueil, ils ne se sont guère apitoyés sur les mésaventures d’Areva.
A ces critiques feutrées, les experts d’Areva répondent que l’EPR de Flamanville accuse déjà un an de retard. Il n’entrera en service qu’« en 2013 », assurait mi-novembre Anne Lauvergeon en soulignant que son entreprise est, elle, « parfaitement à l’heure dans l’ensemble de ses livraisons ». « Non, Flamanville sera prêt en 2012 », a immédiatement fait rectifier Pierre Gadonneix, le PDG d’EDF. Mais pour 4 milliards au lieu des 3,3 milliards prévus, vient-il de reconnaître.
Malgré ces difficultés, les Finlandais ne semblent pas regretter le choix de la technologie franco-allemande. « Areva et ses sous-traitants sont toujours les leaders mondiaux du nucléaire. Ils possèdent le produit le meilleur et le plus sûr », affirme Jukka Laaksonen, le directeur général de Stuk. « Pour un premier projet du genre, avec tellement d’innovations, c’est pas mal », se rassure Anne Lauvergeon.
Chez TVO, le patron du projet concède que les retards sont inhérents à ces grands projets. « C’est un challenge technologique, comme l’A380 », explique Jouni Silvenoinnen. Il a peut-être pris cet exemple à dessein : le programme de développement de l’avion gros porteur européen a finalement coûté 11 milliards d’euros, dont 4,8 milliards liés aux dérapages du calendrier ; mais c’est Airbus - et non les compagnies aériennes clientes - qui paiera la facture !
La vente de l’EPR risque plus de souffrir de la crise financière que des retards du chantier finlandais. La compagnie sud-africaine Eskom, qui envisageait d’en commander deux, vient de renoncer à la relance de son programme nucléaire « en raison de l’importance de l’investissement ». Les autres clients ne sont pas mécontents de voir qu’on essuie les plâtres à leur place.
Fin 2007, le chinois CGNPC a commandé deux EPR pour 8 milliards d’euros (avec le combustible). Les Américains prévoient d’en construire au moins quatre. Le géant allemand de l’énergie E.ON - comme EDF - va se développer sur le marché nucléaire britannique avec le réacteur franco-allemand.