Le 9 novembre 1918, alors que la Première Guerre mondiale touche à sa fin, la Révolution allemande triomphe sans grande peine [1] : l’empereur, le Kaiser Guillaume II, abdique. Le socialiste Friedrich Ebert est nommé chancelier. Les socialistes proposent aux indépendants [2] de participer au gouvernement. Dans un premier temps, ceux-ci conditionnent leur présence à la proclamation de la République socialiste allemande et à la remise du pouvoir aux conseils. Malgré le refus du Parti social-démocrate (SPD), pour lequel le seul pouvoir légitime doit être celui de l’Assemblée à élire, les indépendants entrent au gouvernement.
Contre le pouvoir des conseils d’ouvriers et de soldats, ils font ratifier le gouvernement provisoire (appelé Conseil des commissaires du peuple), au motif qu’il va construire le socialisme, et ils préparent l’élection de l’Assemblée. Les indépendants ne s’opposent pas réellement à cette politique. Les socialistes obtiennent la majorité au Ier Congrès des conseils d’ouvriers et de soldats allemands, qui se prononce pour l’Assemblée constituante et refuse la convocation d’un autre congrès.
Manque de direction
Mais la préparation des élections ne fait pas taire les centaines de milliers d’ouvriers et de soldats décidés à aller jusqu’au bout. Les révolutionnaires sont divisés ; le seul groupe de dimension nationale, le groupe spartakiste (appartenant à l’USPD), s’il a des dirigeants populaires et estimés, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, est faible, peu implanté et peu structuré. L’affrontement fait rage entre les conseils et tous ceux qui veulent établir un pouvoir parlementaire, le gouvernement dirigé par les socialistes et le commandement militaire. Les partisans des conseils sont puissants à Berlin, à Leipzig, à Brême, à Munich et dans la Ruhr.
Le 6 décembre 1918, Ebert décide de faire arrêter le conseil des ouvriers et de soldats. La troupe tire sur une manifestation. Karl Liebknecht est arrêté, puis libéré par le préfet de police Eichhorn (aile gauche des indépendants). Les troupes « fidèles » au gouvernement se désagrègent. Le général Lequis, entré à Berlin le 10 décembre avec 40 000 hommes, n’en a plus que 2 000 sous ses ordres le 23 décembre !
Depuis des semaines, le gouvernement d’Ebert envisageait la création d’une force armée dépendant directement du gouvernement, et chargée de le protéger. Les corps francs se constituent ainsi dès la fin du mois de novembre autour d’officiers réactionnaires, tel celui qui déclare à ses 4 000 hommes : « Je suis un vieux soldat. Pendant 34 ans, j’ai servi trois empereurs. […] Mais aujourd’hui, le gouvernement impérial a été remplacé par celui du chancelier Ebert. Et ce gouvernement se trouve […] dans une situation très difficile. […] Cette Rosa Luxemburg est une femme diabolique et Karl Liebknecht un type prêt à risquer le tout pour le tout. » Le haut commandement unifie les corps francs, avec cette formule de serment : « Je, soussigné […] jure de rester fidèle au gouvernement provisoire du chancelier du Reich, Ebert, jusqu’à ce que l’Assemblée nationale ait décidé d’une nouvelle Constitution. » Les membres des corps francs sont mieux payés et nourris que l’armée régulière, leur caisse étant alimentée par les gros propriétaires et les industriels [3].
Le gouvernement socialiste décide l’affrontement en s’appuyant sur eux. Son « commissaire au peuple », Gustav Noske [4], passe en revue les corps francs engagés pour ratisser Berlin. Le gouvernement attaque en essayant de se débarrasser des marins révolutionnaires installés, depuis le 9 novembre, au cœur de Berlin. Le 23 décembre, l’ordre est donné de réduire les marins par tous les moyens. Des dizaines de milliers d’ouvriers berlinois armés font échec à l’entreprise. Puis, face à la mise à pied du préfet Eichhorn, une énorme manifestation se tient, le 5 janvier 1919. C’est le début de l’insurrection « spartakiste ». Un comité d’action révolutionnaire est constitué. Des manifestations de centaines de milliers d’ouvriers et de soldats se multiplient. Mais il manque à ce mouvement une organisation, des objectifs clairs et une direction. Le comité d’action révolutionnaire engage une négociation avec le gouvernement. Le commandant en chef, Noske, met ce temps à profit pour préparer son offensive.
Semaine sanglante »
À partir du 10 janvier, la « semaine sanglante » débute : Noske procède à la conquête et au ratissage de Berlin. Il fait publier un appel prévoyant « de prévenir par la force des armes de nouvelles violences de la part des spartakistes et d’éléments criminels ». Le journal du SPD, le Vorwärts, publie, le 13 janvier, un poème, La Morgue, qui sonne comme un véritable appel au meurtre : « Sur un seul rang, plus de cent morts – Prolétaires ! / Karl, Rosa, Radek et consorts / Pas un, pas un parmi ces morts ! » La brutalité se déchaîne contre les membres des conseils d’ouvriers et de soldats. Les militants sont tabassés, assassinés. On donne la chasse aux militants révolutionnaires, contraints à la semi-clandestinité.
Le 15 janvier 1919, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg sont arrêtés par une patrouille de la milice et transférés dans l’hôtel où s’est installé l’état-major. Après un bref interrogatoire, ils sont « transférés ». Rosa est assommée d’un coup de crosse à la sortie de l’hôtel. Ils sont tous deux abattus au cours de ce « transfert ». Le corps de Rosa Luxemburg est jeté dans le canal ; on ne le retrouvera que le 31 mai suivant. Les assassins seront couverts par Noske. La version officielle dira que Karl a été abattu au cours d’une tentative de fuite, et que Rosa l’a été « par un inconnu » ! Les corps francs parcourent ensuite le Reich pour réduire, un à un, les foyers révolutionnaires.
Cette première défaite de la Révolution allemande, grâce à l’alliance de la social-démocratie et de l’armée, n’est pas définitive ; elle est la première de la vague révolutionnaire, qui durera jusqu’en 1923. Elle n’en est pas moins un coup très dur porté aux ouvriers révolutionnaires, symbolisé par la disparition de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg, qui écrivait la veille de sa mort : « Comment juger la défaite de ce qu’on appelle la “semaine spartakiste” ? Provient-elle de l’impétuosité de l’énergie révolutionnaire et de l’insuffisante maturité de la situation, ou de la faiblesse de l’action menée ? De l’une et de l’autre ! Le double caractère de cette crise, la contradiction entre la manifestation vigoureuse, résolue, offensive des masses berlinoises et l’irrésolution, les hésitations, les atermoiements de la direction, telles sont les caractéristiques de ce dernier épisode […]. “L’ordre règne à Berlin !” : sbires stupides ! Votre “ordre” est bâti sur le sable. Dès demain, la révolution “se dressera de nouveau avec fracas” proclamant à son de trompe pour votre plus grand effroi : “J’étais, je suis, je serai !” ».