NEW DELHI CORRESPONDANT
C’est une vallée flanquée de massifs himalayens boisés qu’on appelait naguère la « Suisse pakistanaise », joyau touristique prisé des skieurs. Mais les stations de ski sont aujourd’hui fermées. C’est une région au riche patrimoine, qui fut un des foyers de l’art gréco-bouddhique gandhara avant l’arrivée de l’islam. Mais les statues de Bouddha sont aujourd’hui défigurées. C’est un district où les filles étaient scolarisées car leurs familles y tenaient. Mais les écoles de filles sont aujourd’hui détruites à l’explosif.
L’ordre taliban règne déjà à Swat, dans le nord-ouest du Pakistan. C’est un ordre rebelle, imposé par les armes par près de 3 000 insurgés islamistes, contre lequel l’armée pakistanaise avait mobilisé en vain, depuis l’été 2007, autour de 12 000 hommes. Cet ordre-là va-t-il désormais être gravé dans la loi ? Validé par l’Etat pakistanais ? C’est ce qu’espèrent, et redoutent, les différents courants qui traversent la société pakistanaise au lendemain de la signature, lundi 16 février à Peshawar, d’un accord de paix ouvrant la voie à l’imposition de la charia (loi islamique) dans la région de Malakand, dont Swat fait partie.
La paix contre la charia. Si l’affaire suscite tant d’émotion au Pakistan, c’est qu’elle signe un précédent. Après Swat, les « zones tribales » frontalières de l’Afghanistan ? Le gouvernement d’Islamabad, dirigé par le Parti du peuple pakistanais (PPP, le mouvement du clan Bhutto) qui s’est toujours réclamé d’un « islam modéré », admet-il désormais la talibanisation de pans entiers de son territoire ? L’armée pakistanaise, bâtie pour une guerre conventionnelle contre l’Inde, est-elle donc si incompétente en matière de contre-insurrection qu’elle a capitulé contre les foyers de guérilla islamiste ?
Quatre acteurs sont impliqués dans cette étrange affaire Swat. En premier lieu, le gouvernement local de la province frontalière du nord-ouest, dont la capitale est Peshawar. C’est lui qui a signé l’accord du 16 février, en attendant que les autorités d’Islamabad l’avalisent. Il est dirigé par une coalition de partis laïcs - le PPP et l’Awami National Party (ANP, nationaliste pachtoune) - qui a infligé une cuisante défaite électorale en février 2008 aux formations religieuses qui administraient la province.
Après avoir eu la velléité de dialoguer avec les talibans de Swat - un accord avait été signé en mai 2008 -, il s’est résolu à la manière forte.
Le problème est qu’il doit compter, pour rétablir l’ordre, sur une armée pakistanaise dont l’agenda est fort différent. Cette armée, qui a mobilisé près de 100 000 hommes dans l’ensemble du nord-ouest, est sous-équipée, peu motivée et, surtout, dirigée par une hiérarchie très ambiguë sur la lutte contre les talibans. « Nous les supplions de traquer les talibans, mais ils ne le font pas, déclarait au Monde, en décembre 2008, un dirigeant de l’ANP sous le sceau de l’anonymat. Ils font semblant de combattre les vrais chefs talibans. Ils se contentent de bombarder des villages qui font principalement des victimes civiles. »
Pourquoi une telle duplicité ? Nombre d’analystes du jeu pakistanais avancent une hypothèse : l’armée veut ménager un mouvement taliban qui peut être utile pour relayer l’influence pakistanaise en Afghanistan, où la consolidation des réseaux indiens alarme les stratèges d’Islamabad.
Fort peu soutenus par l’armée, démoralisés par un conflit inefficace dont le principal résultat est d’avoir causé le déplacement de près du tiers de la population de Swat (1,5 million de personnes), les partis laïcs de Peshawar se sont donc résolus à tendre la perche aux talibans. « En proposant la paix, le gouvernement cherche à diviser les islamistes, à séparer les modérés des radicaux », décode Mushtak Yusufzai, journaliste au bureau de Peshawar du quotidien The News et familier des groupes talibans. Car, en face, deux acteurs se partagent la scène islamiste.
L’accord du 16 février a été signé avec Sufi Mohammad, le chef historique du Tehreek Nifaz-e-shariat-Mohammadi (TNSM), un mouvement pré-taliban fondé à la fin des années 1980 et dont le programme se limite à réclamer l’application de la charia.
Le mot d’ordre a toujours recueilli un certain écho dans cette région du Malakand (qui comprend les trois districts de Swat, Dir et Chitral). Elle bénéficiait naguère d’une autonomie, avant sa pleine intégration en 1969 dans le droit commun pakistanais qui a créé une confusion juridique source de frustrations. Aujourd’hui, Sufi Mohammad est débordé par une nouvelle génération. Alors qu’il était derrière les barreaux, entre 2002 et 2007, son gendre, le maulana Fazlullah, a pris le relais du combat, l’a radicalisé, et a rallié le mouvement taliban Tehreek-e-taliban-e-Pakistan (TTP), qui cherche à fédérer les foyers islamistes dans l’ensemble du nord-ouest pakistanais.
Mardi, un convoi mené par Sufi Mohammad est entré à Swat avec l’objectif d’inciter son gendre à accepter l’accord de Peshawar. Pour l’heure, les talibans ont décrété un cessez-le-feu de dix jours en signe de bonne volonté. « Si les talibans refusent l’accord, Sufi Mohammad lèvera une milice contre eux avec le soutien de l’armée », anticipe le général retraité Mahmood Shah, ancien haut fonctionnaire du gouvernement de Peshawar.
Quelles que soient les subtiles manipulations auxquelles se livrent les autorités, la population de Swat, elle, reste prisonnière d’une alternative aussi simple que brutale : la guerre ou la charia.
Frédéric Bobin
« Je suis très pessimiste sur l’avenir de mon peuple »
NEW DELHI CORRESPONDANT
Samar Minullah est une anthropologue pachtoune. Elle s’inquiète des concessions faites aux talibans au Pakistan.
Comment jugez-vous le feu vert donné par le gouvernement pakistanais à l’application de la charia dans la région de Swat ?
Je n’ai pas beaucoup d’espoir. Le gouvernement pense pacifier les extrémistes mais il ne fait que les renforcer. Car il vient démontrer sa faiblesse en s’inclinant devant eux. Je suis très inquiète de voir l’expansion des islamistes radicaux à travers le Pakistan. Après les zones tribales, Swat : ils percent dans le Penjab. Et après, Islamabad ? La capitale est à deux heures en voiture de Swat. Qui va les arrêter ? Pourquoi le gouvernement ne fait-il rien contre eux ? Comment se fait-il que le maulana Fazlullah a pu si longtemps diffuser ses discours sur des radios illégales ? Les talibans se sont développés grâce à l’incapacité des autorités à réagir.
Il y avait une aspiration dans la population de Swat à une justice rapide et accessible en rupture avec une justice officielle lente et corrompue...
Oui, mais ces dysfonctionnements de la justice existent dans tout le pays. Ce n’est pas spécifique à Swat. Il faut travailler à améliorer ce système plutôt qu’introduire un système parallèle avec la charia. Ce n’est pas une solution à long terme. Il y aura des conflits entre plusieurs interprétations de la charia. Chaque école doctrinale a sa propre conception. Le gouvernement entretient au sein de la population de faux espoirs. On explique que la charia apportera la justice et la paix. Mais vous verrez que les écoles de filles fermées par les talibans, à Swat, ne rouvriront pas.
L’avenir des droits des femmes, et des droits de l’homme en général, vous inquiète-t-il ?
Les violations des droits de l’homme vont s’accentuer, car cela fait partie de leur idéologie. Et les femmes payent le prix le plus élevé de cette montée de l’extrémisme. Au niveau de l’éducation et de l’emploi, elles sont les premières visées. Après avoir souffert du sous-développement, les gens aujourd’hui sont privés de tout pouvoir. Ils ne peuvent s’exprimer contre les atrocités commises par les talibans, les destructions d’écoles, les assassinats, les opposants décapités. Personne n’ose plus élever la voix. Je suis très pessimiste sur l’avenir de mon peuple.
Propos recueillis par F. B.
L’OTAN S’INQUIÈTE APRÈS L’ACCORD DE PAIX
L’Alliance Atlantique a exprimé, mardi 17 février, « son inquiétude », après la signature d’un accord, lundi, par les autorités pakistanaises avec des islamistes de la vallée de Swat, dans le nord-ouest du Pakistan frontalier de l’Afghanistan. Selon le porte-parole de l’OTAN, James Appathurai, « nous serions inquiets si cela signifiait que les extrémistes ont trouvé un refuge sûr » et « nous n’aimerions pas que la situation empire ainsi » du côté afghan.
Washington et l’Alliance ont régulièrement dénoncé, depuis le début de 2008, l’ensemble des accords passés avec les islamistes qui ont tous été rompus depuis. Après l’élection, au printemps 2008, du président Asif Zardari, le gouvernement d’Islamabad avaient en effet négocié des accords de paix avec les talibans dans les agences tribales du nord Waziristan, de Bajaur, de Mohmand, de Khyber, d’Orakzai ainsi que dans les districts d’Hangu, de Dir et de Swat.
Editorial du « Monde » : Paix talibane
La paix contre la charia. Ce marché douteux, dangereux, est aujourd’hui à l’ordre du jour au Pakistan. La démoralisation de l’appareil politique, d’Islamabad à Peshawar, face la « talibanisation » de pans entiers du pays est telle que le défaitisme, le sentiment d’impuissance, la volonté de pactiser, semblent désormais s’imposer dans des milieux éclairés qui se posaient hier comme des garde-fous contre le « terrorisme » et l’« extrémisme ».
Il y a en effet de quoi s’alarmer de l’accord signé le 16 février par le gouvernement local de la province du Nord-Ouest - qui borde la frontière du Pakistan avec l’Afghanistan - et un groupe islamiste réclamant l’application de la charia dans la région de Malakand. Ce pacte est lourd de périls. En échange du retour à la paix, les autorités locales acceptent l’imposition dans cette zone de la loi islamique à l’exclusion du droit commun pakistanais, c’est-à-dire des normes anglo-indiennes héritées de la colonisation britannique. « Le signal envoyé est désastreux : combattez l’Etat et il vous donnera ce que vous voulez », s’indigne un éditorial du quotidien Dawn.
Bien sûr, l’accord n’est pas encore formellement en vigueur. Les islamistes « modérés » avec lesquels le gouvernement de Peshawar a signé doivent maintenant convaincre les islamistes « radicaux » de l’entériner. Et le gouvernement central d’Islamabad, dirigé par le Parti du peuple pakistanais (PPP) - le mouvement du clan Bhutto -, attend de vérifier la réalité du retour à la paix avant de le valider. Mais peu importent ces détails. La philosophie est bien celle de l’apaisement vis-à-vis des islamistes. Le gouvernement se trompe s’il pense les affaiblir de la sorte. L’expérience de ces dernières années prouve exactement le contraire : le moral des talibans pakistanais a été dopé par ces reculs de l’Etat.
Il faut dire crûment les choses. L’armée pakistanaise porte une écrasante part de responsabilité dans cette dérive qui est en train de pervertir le seul Etat nucléaire du monde musulman.
Car elle n’a jamais franchement combattu ces foyers de rébellion islamiste. La « répression » tient du simulacre. La frange éclairée de l’opinion pakistanaise est effarée devant tant de duplicité. Mais pouvait-on demander aux militaires d’éradiquer des groupes djihadistes qu’ils avaient jadis eux-mêmes parrainés ? D’éliminer des pions fort utiles pour jouer les supplétifs d’Islamabad dans l’Afghanistan voisin ? Il est malheureusement un peu tard pour s’en mordre les doigts.