L e 15 janvier, les ouvriers de
l’usine de confection Lucy à
Dongguan (province du Guangdong)
ont trouvé grille close
et se sont aperçus que les propriétaires
de l’entreprise s’étaient volatilisés. En
« oubliant » de payer leurs salaires…
Les employés – essentiellement des
femmes venues des régions rurales – se
sont alors rassemblés devant l’usine
pour réclamer leur dû. La réponse n’a
pas tardé. Un groupe formé à la fois de
policiers et d’hommes de main s’est jeté
sur eux et les a battus. Cinq employés ont
été blessés. Selon des témoins, lorsque
l’incident a éclaté, des responsables de
l’usine qui étaient encore sur place ont
éteint les lumières pour empêcher que
l’on puisse prendre des photos.
Il ne s’agit pas d’un cas isolé. Depuis
plusieurs mois, à la faveur de la crise
mondiale qui frappe les débouchés des
exportations chinoises, les mouvements
de protestation ouvrière se multiplient,
surtout dans les secteurs qui emploient
une forte main-d’œuvre féminine issue
des campagnes. Ainsi, le 20 décembre,
toujours à Dongguan, une ouvrière d’une
usine de chaussures, désignée par ses
collègues pour négocier le paiement
de plusieurs mois d’arriérés de salaire
– jusqu’à six parfois –, était arrêtée par
les forces de l’ordre. Quelques jours plus
tard, à Foshan cette fois, les salariés
de Foshan Lighting, une usine de produits
d’éclairage, bloquaient une route
pendant cinq heures après avoir vu
leurs salaires réduits d’un tiers depuis
septembre. Ici encore, la police usait
de violence contre les protestataires :
une trentaine d’entre eux, dont plus de
dix femmes, étaient arrêtés…
Les revers économiques de la Chine
ont déjà forcé des dizaines de milliers
d’usines à fermer. Et le taux de chômage
continue d’augmenter. Les autorités
redoutent que les mouvements de grève
actuels ou les blocages de routes par
des ouvriers ne tournent à l’émeute.
EXPLOITÉES PARMI LES EXPLOITÉS
Le gouvernement a annoncé en novembre
un grand plan de
relance destiné à stimuler la croissance
économique et à aider les entreprises
endet tées. D’un autre côté, malgré la
rhétorique des autorités sur le soutien
aux ouvriers, le ministère des ressources
humaines et de la sécurité sociale a
décrété le 17 novembre un gel des salaires
minimums « pour aider les entreprises
à affronter la récession économique ».
Quant à la délégation du syndicat officiel
dans le Guangdong, elle a averti les
ouvriers qu’ils devaient être solidaires de
leurs employeurs et que les discussions
sur les salaires étaient donc suspendues.
En janvier, le parquet de la province
a même donné instruction d’assouplir
les poursuites contre les employeurs
touchés par les difficultés
économiques. Les protestataires
de Foshan Ligh ting,
eux, restaient en prison.
En période de difficultés
économiques industrielles,
la Chine a, en principe,
un atout : beaucoup des
ouvriers qui se retrou vent
sans emploi sont venus de
la campagne pour travailler
en ville (nongminggong).
Ils sont donc censés repartir
dans leur village d’origine.
Car en vertu du système
du hukou zhidou (permis
de résidence), ils dépendent
toujours de ce village
sur le plan administratif
et n’ont pas de permis de
résidence permanent en ville, où ils sont
des citoyens de seconde zone : ils ne
bénéficient pas des prestations sociales
dont jouissent les citadins, par exemple.
Dès novembre 2008 de fait, quatre à
cinq millions de mingong – sur un total
d’environ 150 millions – sont rentrés
au village après la fermeture de leur
usine. Par ailleurs, traditionnellement, à
l’occasion du Nouvel An, les migrants
ruraux retournent passer les fêtes en
famille, mais ensuite ils reviennent en
ville. Que feront cette année ceux dont
les emplois ont disparu ? Essaieront-ils
de subsister sur le lopin de terre auquel
ont droit les paysans ? Ou reviendrontils
tenter leur chance en ville ?
Un tiers des ouvriers venus de la campagne
sont des femmes. Dans les zones
franches d’exportation, elles forment
même la majorité de la force de travail.
Un entrepreneur à qui l’on demandait
pour quoi il employait plutôt des femmes
répondait sans détour : « Leur salaire
est plus bas et elles sont plus faciles à
diriger. Les hommes supportent plus
difficilement les conditions de travail très
dures des ateliers. Ils en viennent parfois
aux mains avec l’encadrement. »
Selon une étude réalisée en 2002, le
salaire moyen d’une ouvrière venue de
la campagne était alors de 24 % inférieur
à celui d’un homme. En outre, les
femmes sont le plus souvent employées
de façon informelle et leurs contrats ne
dépassent donc généralement pas un
an. Alors que 20 % des hommes dans
le secteur informel cotisaient pour la
retraite, 16,1 % des femmes étaient couvertes. La loi prévoit, comme ailleurs,
que les entreprises doivent per mettre
aux ouvrières d’allaiter leur enfant, mais
selon une étude de Jiang Yue, de l’université de Xiamen, les trois quarts n’ont
pris aucune disposition en ce sens.
Dans les zones franches d’exportation,
les journées de travail durent souvent
entre dix et douze heures. Lorsque les
commandes sont urgentes, il n’est pas
rare que les ouvrières soient à leur poste
de 8 heures à 22 heures, voire jusqu’à
2 heures du matin ! Et tout refus d’heure
supplémentaire risque d’entraîner un
licenciement. Seules des adolescentes ou
des femmes de 20 ans peuvent endurer
de telles cadences. Il est fréquent que des
ouvrières qui n’en peuvent plus veuillent
démissionner mais que l’employeur
refuse. Ou qu’il retienne les salaires dus
lorsqu’elles partent quand même.
GÉNÉRATION DÉTERMINÉE
Les dagongmei, ces ouvrières venues
des campagnes, sont considérées plus
dociles par les employeurs, parce que
venant de zones rurales où elles sont
soumises à l’autorité masculine depuis
des millénaires : même exploitées sans
scrupule, elles se rebellent moins. En
outre, elles connaissent leurs droits sans
doute plus mal encore que les hommes
et n’ont guère accès à une aide juridique.
Mais les générations actuelles pourraient
se révéler plus combatives que les précédentes.
Les jeunes dagongmei sont souvent
enfant unique et de ce fait sont plus sûres
d’elles. A la différence de leurs aînées,
elles ont généralement été scolarisées
quelques années dans le secondaire. Et
plus détachées des obligations familiales,
elles n’ambition nent pas forcément de
revenir au village. Dans son livre sur les
migrantes des campagnes [1], Tamara
Jacka indique que 48,9 % des femmes
interrogées au cours de ses enquêtes
citaient « l’épanouissement personnel »
comme première raison de s’installer
en ville. Le système du hukou reste
néanmoins un lourd handicap dans la
perspective d’une telle mobilité sociale.
Aucun hasard donc à ce que 46,6 %
des femmes interrogées voient dans la
discrimination contre les « étrangères »
comme elles la principale barrière à leur
installation en ville. Il n’empêche. Une
observation empirique sur le terrain
montre que les dagongmei sont de plus
en plus prêtes à participer à des mouvements
de protestation sociale lorsqu’elles
estiment leurs droits bafoués. Témoin,
le combat mené par les employées de
Gold Peak qui,
depuis 2004,
se battent
pour de justes
indemnisations
après
avoir été intoxiquées
en
fabriquant des piles au cadmium : la
majorité des délégués qui organisent la
protestation et négocient avec la société
hongkongaise au nom des 400 ouvriers
des usines de Shenzen et de Huizhou
(Guangdong) victimes de l’empoisonnement,
sont des femmes. Et ce sont
les plus déterminées.
MAY WONG
RESPONSABLE DE GLOBALIZATION MONITOR (HONG-KONG)
Photo (non reproduite ici) : Rassemblement autour d’une
usine de jouets, à Dongguang,
fin 2008. Lorsqu’ils réclament
le paiement d’arriérés
de salaire ou le respect
de leurs droits, les
protestataires sont souvent
battus par les hommes
de main de leurs employeurs,
ou arrêtés par la police.
Mieux formées, les jeunes
ouvrières venues des campagnes
ne veulent plus retourner au village
[renkou suzhi]
(qualité de
la population)
Aux yeux
des promoteurs
des réformes
économiques, la
faible « qualité
de la population »,
rurale surtout,
est un handicap
pour la Chine.
“Face aux exploiteurs, nous brandissons le code du travail”
PORTRAIT
LI TO
RESPONSABLE D’UNE ONG D’AIDE
AUX TRAVAILLEURS MIGRANTS
Ancien ouvrier sur les chantiers, il
assiste aujourd’hui les mingong, ces
migrants venus des campagnes,
pour qu’ils obtiennent le paiement
de leurs arriérés de salaire.
« JE NE SUIS PAS UN AGITATEUR », prévient Li To
dans un léger sourire, « ce n’est pas mon métier… »
Quadragénaire affable, l’homme serait plutôt, à l’en
croire, une sorte de « médiateur, un homme de dialogue ».
Responsable de Beijing Facilitator, une ONG d’aide aux
mingong, les travailleurs migrants venus des campagnes,
perdue dans le labyrinthe d’une hutong (ruelle) du vieux
Pékin, Li To est surtout et avant tout une grande figure du
quartier. Dans ces ruelles en enfilade, cet ancien travailleur
de chantier est connu comme le loup blanc. « Il y a
beaucoup de personnes, souvent, qui passent le voir – lui
ou les autres permanents de l’organisation », souffle une
commerçante locale. « En tout, plus de 90 000 travailleurs
migrants, jure l’intéressé, sont venus nous consulter
depuis que nous avons ouvert nos portes, en 2003. »
« Notre but est de soutenir tous ceux qui viennent à
nous », commente à ses côtés un autre permanent.
Aujourd’hui, Pékin abrite encore 4 à 5 millions de mingong
– sur un total d’environ 130 millions dans toute la Chine –,
venus occuper des postes pas ou très peu qualifiés dans
les usines de produits d’exportation, ou sur les innombrables
chantiers de la capitale chinoise. « Bien sûr, beaucoup
de ces travailleurs migrants ne viennent pas nous voir. Ils
n’ont pas encore l’habitude de ce genre de démarche. »
Et Li To de se féliciter : « Mais 90 000 personnes, pour une
structure comme la nôtre, c’est beaucoup ! »
SUR PLACE, RIEN DE GIGANTESQUE EN EFFET.
Une petite cour dessert une cuisine et quelques salles de
réunion. « C’est ici que les gens viennent expliquer leurs
problèmes. » La plupart du temps, il s’agit de plaintes
liées à des arriérés de salaire ou à des défauts de prise
en charge en cas d’arrêt maladie. Plusieurs juristes et
avocats viennent régulièrement conseiller une équipe de
permanents, composée presque exclusivement d’anciens
travailleurs migrants. « Nos permanents connaissent très
bien ce milieu. C’est indispensable. Les mingong ont longtemps
été dans notre pays une société d’exploités. Et ça
m’a toujours révolté », explique Li To. « Même si les choses
ont changé depuis un an, ils ne connaissent pas bien leurs
droits. » Un nouveau code du travail – qui vise à protéger
l’ensemble des salariés, y compris les mingong – est
applicable depuis le 1er janvier 2008. Les employeurs sont,
théoriquement, tenus de faire signer à tous un contrat de
travail – ce qui n’était pas le cas jusqu’alors.
SOUVENT, LI TO ACCOMPAGNE LES MINGONG jusqu’au
bout de leurs démarches – et peut se déplacer sur
un chantier ou une usine en cas de tentative de conciliation
directe. « Quand ils nous voient, les employeurs
baissent la garde, car ils savent que nous connaissons
la loi. » En revanche, les mingong vont très rarement
jusqu’au tribunal, car la procédure est longue (de huit
à douze mois) et très coûteuse. Faute de parvenir à
une conciliation directe, ils s’adressent à des bureaux
municipaux du travail, des commissions qui réunissent
employeurs et employés. Mais le taux de compromis en
faveur des migrants est difficile à estimer.
L’ONG, bien que ne relevant d’aucun organe de l’Etat, entretient
des liens forts avec les autorités. « Rester en contact
avec les officiels est la seule façon, je crois, de changer
efficacement les choses », confie son responsable. « Nous
nous voyons régulièrement, parlons des problèmes rencontrés,
mais nous ne recevons pas d’argent public. » « En
fait, ce type d’ONG propose aux migrants des services que
l’Etat ne peut pas offrir, assure une doctorante française en
sciences politiques installée à Pékin. En contrepartie, elles
peuvent se permettre d’avoir un discours légèrement plus
agressif que la moyenne. » Sans jamais, pour autant, sortir
du cadre politique imposé.
PIERRE TIESSEN (À PÉKIN)
[weiquan]
(protection des droits)
Réunissant de façon
informelle juristes
et intellectuels, le
mouvement de
défense des droits
utilise l’arme de
la loi pour tenter
de corriger les
injustices sociales.