Trente ans de lutte : c’est ce qu’a derrière lui le mouvement séparatiste tamoul. Facteur-clé de l’histoire du Sri Lanka [1], il est à la fois l’expression de la mobilisation spontanée d’une minorité autochtone autour de revendications politiques et linguistiques, et le fruit d’une entreprise politico-militaire de grande envergure fondée sur une puissante organisation transnationale, les Tigres de libération de l’Eelam [pays] tamoul (LTTE), les Tigres [2].
Selon les séparatistes, le cadre institutionnel démocratique actuel n’offre aucune garantie aux minorités linguistiques et religieuses, et seule la création d’un Etat séparé (le cas échéant associé au reste de l’île) peut répondre à cette attente. Ils revendiquent un territoire continu appelé Tamil Eelam, formé de la province nord-est, comprenant le port de Trincomalee, et des régions du sud-est de l’île où les musulmans sont plus nombreux que les autres populations.
La tension entre les gouvernements, où domine la majorité de langue cinghalaise (74 % des habitants), et la minorité tamoule (environ 15 %) [3] remonte à 1956 – le Sri Lanka s’appelle encore Ceylan –, lors de l’arrivée au pouvoir du Parti de la liberté (Sri Lanka Freedom Party, SLFP) créé par Solomon Bandaranaïke. En imposant le cinghalais comme seule langue officielle et en accordant la prééminence au bouddhisme, religion dominante des Cinghalais, ce dernier entraîna les premières confrontations dans les zones de contact entre Cinghalais et Tamouls majoritairement hindouistes (une minorité étant catholique). Elles s’apaiseront avant de réapparaître au cours des années 1970, pour atteindre une intensité maximale en juillet 1983.
Orchestrées par des groupes cinghalais liés au gouvernement contre la minorité tamoule de la capitale, ces violences visent alors à répondre aux attentats perpétrés contre l’armée gouvernementale dans les zones tamoules. Depuis, les mouvements séparatistes mènent une guerre ouverte contre les autorités de Colombo [4]. Ils l’ont fait au début avec le soutien discret du gouvernement de Madras (rebaptisée Chennai, capitale de l’Etat du Tamil Nadu, dans le sud de l’Inde), et, depuis 1990, avec l’aide exclusive d’une diaspora établie en Occident pour fuir l’insécurité régnant dans l’île. Ce conflit a fait plus de cinquante mille victimes militaires et civiles. Toutefois, les relations entre civils appartenant aux différentes communautés n’ont jamais pris l’allure d’une violence interethnique généralisée, sauf dans les régions orientales du pays.
La force du séparatisme réside dans sa capacité de mobilisation d’une jeunesse privée d’emplois publics par une politique de quotas [5] et par un clientélisme qui joue en faveur de la majorité cinghalaise. En outre, près de trente années de conflit ont isolé les régions à majorité tamoule du nord et de l’est des dynamiques économiques à l’œuvre dans le reste de l’île. Les seules perspectives sont l’émigration ou la lutte armée. Enfin, les Tigres ont su encadrer militairement et exploiter politiquement les sentiments patriotiques et les idéaux héroïques de cette jeunesse, y entretenir le culte du chef, mettre en place des outils répressifs et des méthodes d’intimidation, organiser des circuits de collecte de fonds y compris dans la diaspora, et réaliser des profits considérables dans plusieurs trafics internationaux (notamment d’armes). Les méthodes des Tigres se singularisent par le recrutement de mineurs, particulièrement de jeunes filles, et par l’engagement des militants, prêts à se suicider en absorbant la capsule de cyanure qu’ils portent comme une médaille plutôt que de tomber aux mains de l’ennemi.
Face à cette organisation, le gouvernement a recruté une armée nombreuse (plus de cent mille hommes) mais inexpérimentée, indisciplinée et touchée par des désertions massives. Elle est devenue le premier pourvoyeur d’emplois masculins dans le pays, les secteurs en croissance – jadis les plantations de thé, désormais les entreprises de confection – et l’émigration organisée vers les pays du Golfe fournissant principalement des emplois féminins.
Sur le plan idéologique, la défense de l’identité cinghalaise bouddhiste et de l’unité de l’île reste le thème dominant du discours politique du SLFP et de son leader, le président Mahinda Rajapakse. Toutefois, cette rhétorique a été reprise par des mouvements plus radicaux, comme le parti Héritage national cinghalais (Jathika Hela Urumaya, JHU), animé par des moines bouddhistes politiquement engagés, ou le Front de libération du peuple (Janata Vimukthi Peramuna, JVP), mouvement révolutionnaire lancé dans les années 1960 par des admirateurs d’Ernesto Che Guevara, mais qui a évolué dans une direction ultranationaliste après l’échec de la rébellion déclenchée en 1971.
Une vague d’attentats-suicides dans les villes
La tentative d’intervention de l’Inde, d’abord par un soutien discret aux groupes séparatistes (lire « Préoccupations de l’Inde »), puis par l’envoi d’une force de maintien de la paix entre 1987 et 1990 [6], ainsi que son échec final eurent pour effet de renforcer la position des LTTE. En effet, les Tigres éliminèrent les autres groupes séparatistes tamouls partisans de cette opération. Ils s’imposèrent alors comme une organisation dictatoriale, empêchant par la violence l’expression de toute position dissidente, dans les zones du nord puis de l’est de l’île où ils établirent une administration parallèle. Cette intervention extérieure renforça également la position du JVP, qui dénonçait l’impérialisme indien, et qui se releva à partir de 1995 de la dure répression dont il avait été la cible.
Après son élection à la présidence en 1994, Mme Chandrika Kumaratunga, fille du fondateur du SLFP, essaya de relancer les négociations. En vain. Les Tigres menèrent des offensives de grande envergure pour contrer les velléités de reconquête du nord par l’armée gouvernementale, multiplièrent les attentats dans les villes à majorité cinghalaise, et systématisèrent l’emploi de commandos-suicide, souvent composés de femmes, selon une méthode déjà expérimentée pour assassiner en 1991 l’ancien premier ministre indien Rajiv Gandhi et, en 1993, le président sri-lankais Ranasinghe Premadasa.
A la suite d’une trêve conclue au début de 2002 sous les auspices de la Norvège, des négociations reprirent entre les LTTE et un gouvernement de cohabitation dirigé par M. Ranil Wickremesinghe, responsable du Parti national uni (UNP) et rival de la présidente Kumaratunga, en septembre 2002. Elles achoppèrent au cours de l’année suivante : l’organisation séparatiste estimait inacceptables les pressions internationales exercées pour la contraindre à respecter les droits de la personne, et réclamait d’être traitée sur un pied d’égalité avec le gouvernement, alors que ce dernier refusait d’envisager des concessions substantielles pour aller vers une dévolution de pouvoirs à des autorités régionales.
Peu après, la dissolution par la présidente du gouvernement de cohabitation contribua également à affaiblir le processus : elle forma un gouvernement minoritaire avec l’appui du JVP, qui avait fait de la lutte contre le séparatisme son principal mot d’ordre, et organisa des élections anticipées en avril 2004. Celles-ci renforcèrent encore la place du JVP sur l’échiquier politique, tout en donnant aux LTTE une représentation avec l’élection, dans les régions tamoules, de candidats de l’Alliance nationale tamoule (Illankai Tamil Arasu Kachchi) qu’ils soutenaient [7].
Un mois plus tôt, le chef militaire des LTTE dans la province orientale, M. Vinayagamoorthy Muralitharan, dit « Karuna », avait rompu avec le responsable historique de l’organisation, M. Velupillai Prabhakaran, à qui il reprochait d’exploiter pour son pouvoir personnel les recrues de plus en plus souvent levées dans l’est de l’île. Cette défection vite exploitée par le gouvernement conduisit M. Prabhakaran à chercher à remobiliser ses troupes autour de l’option militaire.
Les LTTE se préparaient à une reprise des hostilités avant la fin de l’année. Le tsunami de décembre 2004 les en dissuada, d’autant qu’il affecta sérieusement les moyens navals indispensables à l’approvisionnement en armes et à la stratégie des séparatistes. La catastrophe, après avoir suscité un élan de solidarité à l’intérieur de l’île, et un afflux souvent incohérent d’aide internationale, contribua à crisper les positions des anciens belligérants autour de la question de la reconstruction des zones dévastées. Le gouvernement était réticent à reconnaître les séparatistes comme autorité de fait dans les zones à majorité tamoule et à accepter qu’ils traitent directement avec les organismes financeurs. Les LTTE, forts de leur expérience de terrain et des sommes considérables souscrites par la diaspora sri-lankaise, réclamaient que l’aide passe par le canal de l’Organisation de réhabilitation tamoule, une association humanitaire qu’ils contrôlent [8].
Le tournant décisif date du 15 août 2005, lorsque les LTTE, optant pour une stratégie de la tension, prirent l’initiative d’abattre Lakshman Kadirgamar, le ministre des affaires étrangères (d’origine tamoule) du gouvernement Kumaratunga. L’élection à la présidence du chef du SLFP, M. Rajapakse, qui avait conclu un accord avec le JVP, changea également le climat. M. Rajapakse avait fortement critiqué la médiation norvégienne et s’était montré beaucoup plus dur à l’égard de la revendication séparatiste que son rival, M. Wickremesinghe.
Une consigne d’abstention assortie de menaces donnée par les LTTE fut suivie par l’énorme majorité de la population tamoule, assurant de ce fait la défaite de M. Wickremesinghe, pour qui auraient voté beaucoup de Tamouls, lui sachant gré d’avoir conclu la trêve. La mission de surveillance du cessez-le-feu signé par le gouvernement et les Tigres le 23 février 2002, confiée à un consortium de pays scandinaves, se trouva alors paralysée.
La reprise des attentats-suicides, à Colombo et dans l’extrême Sud [9], ainsi que la recrudescence des combats dans les zones entourant le port de Trincomalee, à partir de juillet 2006, ont visé à rappeler au pouvoir que les Tigres étaient capables de frapper partout. Dans le même temps, ils exigeaient le retrait des observateurs des pays de l’Union européenne membres de la mission de surveillance, après l’inclusion de leur organisation dans la liste européenne des groupes terroristes. Cela scella l’échec du processus de paix, en dépit des efforts de la Norvège et des coprésidents du consortium d’aide au Sri Lanka (Etats-Unis, Union européenne et Japon) pour réunir en Suisse deux conférences en février puis en octobre 2006.
Disparitions ciblées de suspects
Cependant, depuis le début de 2007, plusieurs faits pourraient modifier la donne : les LTTE ont échoué à garder le contrôle des zones côtières situées au sud de Trincomalee, et Anton Balasingham, leur principal négociateur, basé à Londres, est décédé. Du côté gouvernemental, la position du président Rajapakse a été renforcée par la défection d’une fraction de l’UNP, formation d’opposition comprenant des politiciens qui avaient joué un rôle majeur dans la négociation de la trêve en 2002 et qui ont obtenu des postes ministériels à la suite d’un remaniement. Il dispose désormais d’une majorité parlementaire ne reposant plus sur le JVP et le JHU, hostiles à tout processus de négociation, ce qui lui a permis de proposer aux LTTE une reprise du dialogue à l’occasion de la fête nationale, le 4 février 2007.
Ces développements circonstanciels ne sauraient masquer la dégradation générale de l’état politique, économique et social du pays. Les conditions de vie dans les régions à majorité tamoule du nord et de l’est se sont rapidement détériorées : la reprise des combats a entraîné la fermeture des voies d’approvisionnement des régions enclavées (notamment la route A9 reliant Jaffna au reste de l’île, qui avait été rouverte en 2002), et les bombardements de bâtiments civils par les forces gouvernementales ont repris ; les disparitions ciblées de suspects désignés par des informateurs masqués et l’augmentation des assassinats commis par des groupes non identifiés rappellent les épisodes les plus sombres des années 1980-1990.
De plus, un rapport de l’envoyé spécial des Nations unies, M. Allan Rock, chargé d’enquêter sur le recrutement d’enfants-soldats, a mis en évidence la reprise massive de ces pratiques par les LTTE, mais aussi par la faction dissidente de Karuna, avec la connivence de l’armée gouvernementale, qui assure sa protection et utilise ses services – allégations évidemment démenties par les autorités gouvernementales [10]. La multiplication des disparitions touche tous les milieux et toutes les régions, comme en témoigne l’enlèvement en plein centre de Colombo, sous les yeux de la police, du vice-chancelier de l’université de l’est de l’île, en décembre 2006 : près de quatre mois plus tard, les autorités n’ont toujours donné aucune indication sur son sort.
Les échecs répétés des tentatives de négociation résultent de ce qu’un politologue a appelé la « loi de Gresham des conflits » [11] : les extrémistes tendent à chasser les modérés du jeu politique. Les séparatistes n’ont abandonné en 2002 leur revendication d’indépendance totale que pour réaffirmer leur droit à l’autodétermination. Le blocage s’est manifesté par l’incapacité des protagonistes à aborder de manière constructive la question du statut des provinces à majorité tamoule. Les plans de dévolution gouvernementaux n’ont pas manqué depuis vingt ans, mais jamais ils ne sont allés jusqu’à proposer clairement l’adoption d’un statut fédéral généralisé « à l’indienne » ou la création de régions autonomes « à l’espagnole ».
En 1987, dans le cadre de l’intervention de New Delhi, les provinces nord et est avaient été amalgamées : les Tamouls se trouvaient en majorité absolue dans le nouvel ensemble, alors qu’ils ne sont qu’en majorité relative dans la province orientale, où Cinghalais et minorité musulmane sont fortement représentés. Saisie par le JVP, la Cour suprême a déclaré, le 16 octobre 2006, cette fusion inconstitutionnelle, ce qui verrouille encore plus les perspectives, les séparatistes ayant toujours fait de l’union des deux provinces un préalable à toute négociation.
Le fiasco des tentatives de médiation s’explique aussi par des raisons structurelles. Comme les Indiens quinze ans avant eux, les Norvégiens, pourtant sollicités par les deux protagonistes, ont vite été taxés de partialité. Ils n’ont pas pu empêcher l’implication de pays tiers : les initiatives politiques prises depuis juillet 2003 par le consortium des pays donateurs et par des associations internationales sont suspectées d’intentions impérialistes. La susceptibilité nationaliste tant des LTTE que du JVP (c’est bien leur seul point d’accord) est nourrie par une longue histoire de domination coloniale, d’incursion d’organismes internationaux de développement – Banque mondiale et Banque asiatique de développement – et de présence humanitaire étrangère.
Les projets interventionnistes ont constamment sous-estimé cette donnée, qui chez les Cinghalais se double d’une tendance marquée au repli insulaire, alors que les Tamouls ont toujours poussé à l’internationalisation du conflit. A travers la diaspora, ils sont largement présents dans les pays occidentaux, ce qui leur donne des moyens d’influence et ce qui a facilité jusqu’à présent les activités transnationales des LTTE [12]. Néanmoins, la mise à contribution croissante de la diaspora en vue de l’effort de guerre et les probables détournements de fonds recueillis lors du tsunami ont attiré l’attention des autorités des pays d’accueil, même s’il leur sera difficile de réprimer des pratiques si longtemps tolérées.