En novembre 2002, l’International
Centre for Ethnic Studies de Colombo invita
Robert Rothstein, co-directeur d’un ouvrage
collectif sur les tentatives de paix entre Israël et la Palestine [1], à prononcer une confé-
rence sur les leçons que les acteurs sri lankais pouvaient tirer des expériences du
Moyen-Orient et de l’Irlande du Nord [2]. L’exercice était difficile : sur les 38 accords
de paix formalisés entre 1988 et2000, 31 ont échoué durant les trois années qui
ont suivi leur signature. De fait, les négociations de paix se heurtent à des obstacles
de plus en plus complexes. Outre les effets de ce que Rothstein appelle la « loi de
Gresham des conflits » (les extrémistes tendent à chasser les modérés du jeu politique), ces difficultés croissantes sont liées aux manœuvres des « entrepreneurs de
guerre » (militaires, politiques et religieux) pour préserver leurs sources de pouvoir
et de profits et à la multiplication du nombre des parties prenantes dont il est difficile de concilier les intérêts avec ceux des deux principaux protagonistes. Elles sont
enfin dues à l’implication d’un nombre accru d’acteurs gouvernementaux ou non
gouvernementaux extérieurs au conflit, qui débordent l’action des facilitators initiaux.
On retrouve toutes ces difficultés dans le processus de paix en cours à Sri Lanka,
mais le rappel du contexte historique dans lequel il a vu le jour et les caractéristiques de la culture politique de l’île permettent de saisir toute la spécificité de cette
expérience, lorsqu’on la compare à celle qui a été tentée pour mettre fin au conflit
israélo-palestinien.
Des analogies superficielles
La spécificité du processus de paix à Sri Lanka réside, tout d’abord, dans le fait qu’il
a été conçu comme le test empirique d’une hypothèse théorique, fondée sur le double
principe –cause de bien des confusions–, d’une démarche consistant à faciliter les
contacts entre le gouvernement et les séparatistes et d’une surveillance active de
l’application du cessez-le-feu et des décisions prises lors des négociations.
La deuxième caractéristique est que le cas sri lankais, considéré en général
comme n’impliquant pas de grands enjeux internationaux, n’a pas retenu durablement l’attention des médias à l’échelle mondiale. Seuls les organes d’information de la diaspora tamoule et, dans une moindre mesure, la presse indienne de
Chennai (Madras) suivent de près le conflit et son processus de résolution, dont
l’opinion publique, qu’elle soit occidentale, asiatique ou même indienne, ne se
préoccupe qu’occasionnellement. Quant au mouvement séparatiste tamoul,
Liberation Tigers of Tamil Eelam (LTTE), il n’a jamais atteint une visibilité
comparable à celle du militantisme palestinien ou irlandais, bien qu’il soit pleinement
« globalisé », tant dans son recrutement et son financement que dans son fonctionnement, et que les méthodes terroristes auxquelles il a recours depuis1990 soient
particulièrement spectaculaires.
Un troisième élément, qui s’est d’ailleurs révélé décisif pour amener les protagonistes à la trêve et aux pourparlers, tient au coût de la guerre comparé aux profits
que les belligérants pourraient escompter d’une victoire. Après vingt ans d’escalade du conflit, les forces en présence ont atteint un point d’équilibre que seules
pourraient rompre de nouvelles dépenses d’armement –que le budget d’un État
financièrement fragile ne peut supporter–, et une mobilisation de moyens humains
–dont est incapable une armée minée par les désertions [3]. Quant aux séparatistes,
leurs circuits internationaux de financements occultes sont étroitement surveillés
depuis le 11septembre 2001 et leur image ternie pour longtemps par le recrutement
de militants de plus en plus jeunes.
L’histoire du conflit sri lankais peut être comparée sur certains points avec celle
du conflit israélo-palestinien. L’indépendance de Ceylan (sous la forme d’un
dominion) et celle d’Israël datent de la même année (1948) et résultent, toutes
deux, du retrait colonial britannique. Mais, dans le cas de Ceylan, la puissance
coloniale avait préparé son retrait en octroyant à l’île, dès 1931, un système parlementaire fondé sur le suffrage universel sans distinction de sexe ni de communauté
d’appartenance. Tandis que l’Inde et le Pakistan obtenaient leur indépendance
dans un climat de décisions précipitées, de tragédies humaines et de menaces de
guerre (comme au Proche-Orient), à Ceylan, la transition se déroula, entre Cingalais
et Tamouls, le plus pacifiquement possible. Face à la majorité cingalaise (environ
70% de la population à l’époque), les minorités [4] ne revendiquaient ni territoires
séparés ni statut fédéral, tout au plus une représentation proportionnelle dans les
organes décisionnels.
Durant les années 1940, les Cingalais entreprirent, comme l’ont fait les pionniers
sionistes, de recoloniser les régions arides, délaissées sept siècles plus tôt, pour donner
des terres à la population croissante du Centre et du Sud où l’occupation des
terres par les plantations (dont la main-d’œuvre tamoule avait récemment quitté
l’Inde) empêchait toute expansion des cultures. C’est à partir de 1956, alors que
les deux communautés avaient coexisté sans heurts durant des siècles dans les villes
et les régions côtières de l’île, qu’eurent lieu les premières violences entre Tamouls
et Cingalais dans ces régions de colonisation où ils étaient en rivalité pour la terre,
et qui devinrent, trente ans plus tard, le théâtre de la guerre. L’élite cingalaise au
pouvoir justifia la colonisation par l’argument revivaliste et présenta la rivalité
naissante comme l’héritage d’une histoire millénaire de conflits entre Cingalais et
Tamouls : ainsi se mirent en place les conditions d’autoréalisation d’une prophétie
communautariste.
Les représentations du temps et de l’espace chez les Cingalais comme chez les
Tamouls ont largement contribué à donner au conflit un caractère obsessionnel.
Chaque communauté a le sentiment d’être en état d’insécurité, enserrée, étouffée
ou pénétrée par l’autre, dépouillée de ses terres et de son identité. La vision de
l’histoire développée par les nationalistes cingalais depuis le début du XXe siècle
imagine la communauté cingalaise, définie comme indo-aryenne, isolée au milieu
d’un monde de culture dravidienne, menacée dans son identité bouddhiste par
l’hindouisme triomphant (après l’avoir été par l’islam conquérant et par les missions
chrétiennes encouragées par les colonisateurs européens), et agressée par l’installation des travailleurs tamouls des plantations. De leur côté, les nationalistes
tamouls cultivent un profond ressentiment à l’égard de la classe politique cingalaise au pouvoir depuis l’indépendance. Ils l’accusent d’avoir sciemment organisé
la recolonisation du Nord pour les chasser de leur foyer national et de les avoir
écartés de la fonction publique en imposant le cingalais comme seule langue officielle entre1956 et la fin des années1980.
Un autre trait commun aux mouvements palestinien et tamoul est le rôle joué
par les groupes d’émigrés installés dans les pays proches ou lointains, les communautés diasporiques dans l’acception large du terme. Dans le cas srilankais, l’émigration tamoule, pour l’essentiel issue de la péninsule de Jaffna à l’extrême Nord
de l’île, a alimenté le conflit et a été alimentée par lui. Cette émigration a commencé
à la fin du XIXesiècle sous l’effet de l’esprit d’entreprise des Jaffnais et grâce à leur
maîtrise de l’anglais, qui leur permettait de postuler à des emplois dans les autres
colonies britanniques. Elle n’est devenue massive qu’après les années 1960 face aux
mesures discriminatoires prises à leur encontre dans l’île, et surtout après 1983,
lorsque le conflit armé a débuté. Pour les hommes jeunes, il s’agissait d’une émigration de survie, qui leur permettait d’échapper à la répression des forces gouvernementales et à la conscription dans les rangs desLTTE. La majorité de la diaspora
tamoule [5] s’est alors établie en Europe et en Amérique, où elle est devenue la principale source de financement et de soutien politique au mouvement séparatiste, tandis
que les Tamouls réfugiés en Inde, moins nombreux, ne jouent plus un rôle comparable
depuis l’assassinat de Rajiv Gandhi par les LTTE en 1991 et le changement de
politique de l’Inde vis-à-vis des militants tamouls – et du problème sri lankais en
général –, qui en est résulté. Depuis les années 1970, l’émigration a également
touché les autres communautés de l’île. Près du tiers des Tamouls des plantations
ont été rapatriés de gré ou de force en Inde et autant de Cingalais sont allés chercher
des emplois temporaires dans les pays du Golfe ; mais ces phénomènes n’ont eu aucun
rôle dans l’affirmation identitaire de ces groupes.
À l’instar de l’OLP, le mouvement des séparatistes tamouls (LTTE) est struc-
turé autour d’un leader charismatique et autocratique, Vellupillai Prabhakaran. Celui-
ci est parvenu à imposer son autorité en adoptant une position maximaliste, qui
consiste à éliminer physiquement ses rivaux et à cultiver l’image d’un chef inflexible
et invincible. Mais, à la différence d’Arafat, Prabhakaran a su maintenir cette
image en refusant toute compromission dans le jeu politique et en entretenant le
caractère militariste de son organisation dont se glorifient ses partisans. Les séparatistes tamouls sont convaincus que le cadre institutionnel actuel n’offre aucune
garantie aux minorités linguistiques et religieuses, et que seule la création d’un État
séparé (mais associé, le cas échéant, au reste de l’île), et non une simple formule
fédérale, peut répondre à leur attente. Pour cet État indépendant (baptisé Eelam),
ils revendiquent un territoire continu (Tamil Eelam), formé des actuelles provinces
orientales et septentrionales de l’île, peuplées en majorité de locuteurs de tamoul
de religion hindoue et chrétienne, mais comprenant aussi une forte minorité
musulmane (majoritaire, en revanche, dans le Sud-Est) très hostile aux aspirations
séparatistes. Ce territoire inclurait le port de Trincomalee qui offre un intérêt
stratégique majeur pour le contrôle de l’océan Indien et qui, par conséquent, intéresse l’Union indienne au premier chef.
Face aux séparatistes tamouls, la grande majorité des Cingalais défendent le
principe de l’État unitaire légué par le colonisateur britannique et qui répond aux
conceptions politiques élaborées par le nationalisme cingalais depuis le début du
XXe siècle. Aux origines de ce mouvement, qui a combiné un élément linguistique
et un élément religieux (la défense du bouddhisme) [6], on trouve, comme aux origines du mouvement sioniste, un phénomène de transfert du nationalisme européen du XIXe siècle, dont les arguments centraux étaient le discours revivaliste, la
notion de terre promise [7] et la conscience aiguë du rôle de la langue dans la préservation de l’identité nationale. Mais, contrairement aux Juifs, le seul exil qu’aient
connu les Cingalais bouddhistes est celui qui les a contraints, vers le XIIIe siècle,
à abandonner à la jungle les ouvrages d’irrigation et les capitales de leur royaume
antique pour se replier vers les zones plus hospitalières situées à une centaine de
kilomètres au sud, tandis que les Tamouls, majoritairement hindous, se concentraient
dans les zones littorales du Nord et de l’Est, à proximité de l’Inde du Sud dont ils
étaient issus.
La pratique des négociations et le rôle de la Norvège
À l’issue des élections législatives et de la présidentielle de 1994, qui avaient amené
au pouvoir la People’s Alliance dirigée par Chandrika Kumaratunga, une trêve a
permis l’amorce de négociations, sans aucune médiation, entre le gouvernement
srilankais et les LTTE. Pour la première fois, un gouvernement acceptait publiquement de reconnaître l’organisation séparatiste comme interlocuteur. Mais,
faute d’un projet politique précis et par manque de confiance réciproque, la tenta-
tive échoua dès avril 1995. Malgré la reprise des combats et la multiplication des
attentats terroristes, le gouvernement élabora des plans de dévolution dont l’institutionnalisation se heurta à l’intransigeance de la droite parlementaire, des mouvements cingalais militants et à la stratégie extrémiste desLTTE. C’est dans ce
contexte que, dès 1998, la présidente Chandrika Kumaratunga sollicita discrètement les bons offices de la Norvège.
Dans leurs grandes lignes, les versions successives des plans de dévolution
visaient à créer un État quasi fédéral (qualifié d’Union de régions), mettant sur le
même plan, dans leurs relations avec le pouvoir central, les régions du Nord et de
l’Est (à majorité tamoule), et chacune des autres régions de l’île (à majorité cingalaise). Ce fédéralisme à l’indienne était inacceptable pour les séparatistes tamouls
qui, à défaut d’obtenir l’indépendance de leur Eelam, envisageaient un système
donnant une autonomie très poussée à cette seule région, avec un droit à l’autodétermination que ne possèdent pas les États indiens : une formule de type confédéral reposant sur le concept d’un État pour deux nations. Quant aux leaders
musulmans, ils refusèrent que le Sud-Est, où ils étaient majoritaires, soit intégré
dans un Eelamdominé par les Tamouls non musulmans.
La reprise du processus de négociations date du succès du parti UNP (United
National Party, droite libérale) de Ranil Wickremesinghe aux élections législatives
anticipées de novembre 2001 et de la trêve unilatéralement proclamée par les LTTE
immédiatement après. Les deux parties ont formalisé cette trêve le 23 février 2002.
Les négociations proprement dites ont débuté le 16septembre de la même année,
sous l’égide de la Norvège, et se sont poursuivies jusqu’au 21 mars 2003, au rythme
d’une réunion mensuelle environ. Les deux premières sessions, tenues en Thaïlande,
ont mis en place des commissions paritaires chargées de proposer et de gérer les
actions d’aide humanitaire et de reconstruction, de désescalade militaire et de mise
en place de structures politico-administratives. Lors de la troisième session tenue
à Oslo du 2 au 5 décembre 2002, les parties se sont engagées à trouver une solution
politique au conflit sur une base fédérale. Des divergences importantes étant apparues lors des trois dernières sessions (en Thaïlande, en Allemagne et au Japon) sur
la question du respect des droits de l’homme par les LTTE et sur celle du maintien
de troupes gouvernementales dans les zones dites de haute sécurité au cœur des
régions tamoules, les LTTE ont décidé de se retirer des négociations en avril 2003.
Comme l’ont souligné tous les observateurs des processus de paix, les incompréhensions liées aux difficultés du dialogue interculturel constituent une pierre
d’achoppement majeure dans la pratique des négociations. Les différences culturelles entre la classe dirigeante, principalement cingalaise, et les militants séparatistes tamouls, sont liées à des facteurs religieux, à la nature de l’impact colonial,
mais aussi aux origines de classe et aux expériences de vie radicalement différentes
des porte-parole des deux parties.
Durant la période coloniale, et longtemps après l’indépendance, les élites politiques cingalaises, tamoules et musulmanes parlaient une langue commune, l’anglais,
recevaient la même formation –généralement en droit– et partageaient les mêmes
conceptions politiques. Les rivalités majeures étaient internes à chaque communauté. Le factionnalisme, les coteries familiales, l’esprit de caste et le clientélisme
dominaient la vie politique. Les élections étaient l’occasion de débordements
démagogiques et de promesses contradictoires, et les politiciens, quelle que fût leur
appartenance, pratiquaient volontiers le double langage. Les modérés tamouls du
Parti fédéral défendaient officiellement la démocratie tout en encourageant les
groupes militants et les politiciens cingalais faisaient des promesses aux repré-
sentants des minorités qu’ils s’empressaient d’oublier lorsque les élections étaient
passées. Le tournant a eu lieu durant les années 1980-1990. Tandis que la classe politique cingalaise contenait au prix d’une violente répression la montée du militantisme du Janatha Vimukthi Peramuna (JVP), une organisation révolutionnaire
nationaliste très influente auprès de la jeunesse cingalaise du Sud et responsable de
deux soulèvements majeurs en 1971 et 1988-1989, la classe politique tamoule fut
balayée par le triomphe des groupes séparatistes armés. Les LTTE, comme le JVP,
ont été fondés par des étudiants issus de castes de statut inférieur (dans les deux cas,
des castes de pêcheurs). Ils ont recruté leurs membres dans la jeunesse instruite des
milieux populaires des villes et des campagnes de l’extrême Nord et de l’extrême
Sud, défavorisée sur le marché de l’emploi parce que non anglophone. À la table
des négociations, étaient donc réunis la délégation gouvernementale, composée de
représentants de la classe dirigeante anglophone ayant une formation de juristes,
et les représentants des LTTE issus de milieux modestes et ne devant leur position
qu’à leur expérience de combattants et à leur habileté de tacticiens.
À cette différence de classe s’ajoutaient des attitudes déterminées par des facteurs
culturels. Dans l’ethos bouddhique, on valorise la retenue plutôt que l’affirmation
de soi, l’universalité plutôt que l’identité, l’aménité des comportements et des
propos plutôt que la franchise. Cette disposition conduit fréquemment à l’évitement des conflits et des vérités déplaisantes, à la flatterie, aux promesses non
tenues et aux projets irréalistes, mais aussi à l’expression soudaine et irrationnelle
des tensions contenues et lentement accumulées. Cet ethos a connu au cours du conflit
quelques inflexions, mais il continue pour l’essentiel à déterminer les comportements. En revanche, chez les Tamouls du Nord de l’île, l’hindouisme shivaïte qui
s’est développé durant l’Antiquité et le catholicisme introduit par les Portugais au
XVIe siècle ont contribué à forger des attitudes plus tranchées, plus revendicatives
et à valoriser la foi dans le pouvoir absolu et infaillible d’un dieu ou d’un maître.
La tâche initiale des Norvégiens a donc consisté à faciliter les contacts entre des protagonistes que tout séparait.
Par ses efforts continus pour promouvoir la paix aux quatre coins du monde, la
Norvège est un acteur de premier plan dans l’« industriede résolution des conflits ».
N’ayant ni passé colonial, ni intérêts économiques et/ou géostratégiques suffisamment importants pour qu’on puisse la soupçonner d’une implication partisane dans un conflit particulier, elle apparaît plus neutre que d’autres États. Ces
éléments ont été déterminants dans la décision des belligérants de solliciter son aide,
officieusement à partir de 1998 et officiellement depuis 2000. Même si de multiples
acteurs, étatiques et non étatiques, se sont impliqués dans la recherche d’une solution durable au conflit srilankais, aucune opposition n’a jamais été formulée de la
part de la communauté internationale à l’encontre d’une telle démarche et seuls
quelques groupes bouddhistes cingalais extrémistes ont manifesté leur désaccord.
Pourtant, dès la création, en février2002, de la Sri Lanka Monitoring Mission
(SLMM), organisme chargé de surveiller l’application du cessez-le-feu en vertu de
l’accord conclu entre le gouvernement et les séparatistes, la Norvège a été amenée
à s’impliquer davantage dans le processus. À la tête d’observateurs appartenant à
un groupe d’États en majorité scandinaves, elle a été investie d’un rôle d’arbitre
chargé de surveiller l’application du protocole d’entente validant la trêve et rendant
possible l’avancée de la négociation proprement dite. Quel a été finalement le
rôle des Norvégiens dans les négociations : facilitators ou médiateurs ? La facilitation
suppose que la tierce partie se limite au rôle d’intermédiaire. Elle s’entremet
comme messager entre les belligérants, propose ses bons offices pour développer
un climat de confiance, mais se limite à répondre aux demandes des deux parties.
Un médiateur, en revanche, dispose de plus de liberté d’action. Il peut prendre les
initiatives qu’il juge nécessaires pour faire avancer le processus, voire proposer
des solutions. Mais c’est précisément ce pouvoir d’initiative qui limite le droit à
l’erreur du médiateur dont l’action peut être plus facilement récusée par les belligérants que celle d’un facilitator.
De l’avis général des acteurs norvégiens et sri lankais [8], la Norvège a joué un rôle
de facilitator dans la phase initiale du processus, puis de médiateur à mesure que
les négociations progressaient. Si l’internationalisation du processus a conféré une
reconnaissance officielle à l’implication de la Norvège, elle a aussi poussé les deux
protagonistes à avoir de plus en plus recours à elle dans leurs relations avec les acteurs
internationaux. Cette évolution a obligé la Norvège à prendre plus de responsabilités ; elle l’a aussi davantage exposée aux critiques. On lui a ainsi reproché de ne
pas être assez sévère envers les violations du protocole d’accord et de vouloir la paix
à tout prix. La question que soulèvent alors ces critiques est la suivante : le rôle de
pacificateur est-il compatible avec celui d’arbitre ? Si la Norvège, en tant que
leader de la SLMM, censure les violations de l’un des belligérants, ce dernier peut
menacer d’interrompre la négociation en taxant lefacilitatorde partialité.
La solution envisagée par beaucoup d’observateurs du processus, tel le politologue sri lankais Jayadeva Uyangoda, directeur du bimensuel Polity, pour remédier
à cette situation a été de placer un autre État scandinave à la tête de la SLMM, mais
une telle formule soulèverait deux difficultés majeures : la SLMM garderait sa
connotation nordique et ses décisions seraient, de toute façon, attribuées à l’influence
norvégienne. En outre, changer d’arbitre à un moment difficile de la négociation
déstabiliserait encore plus le processus : chacun des protagonistes interpréterait le
changement en sa faveur et serait tenté d’exercer des pressions sur le nouvel arbitre
en menaçant de le récuser à son tour. Une autre solution serait que la Norvège se
montre plus intransigeante, mais il faudrait surtout élargir la SLMM à d’autres
acteurs étatiques et non étatiques, notamment à ceux qui sont déjà impliqués sur
le terrain dans l’aide au développement et dont les belligérants ne peuvent prendre
l’arbitrage à la légère.
L’implication internationale
Les premiers succès de la médiation norvégienne ont suscité l’intérêt d’une pléthore
d’acteurs internationaux occidentaux attirés par le caractère exceptionnel de l’expérience. Cet intérêt s’est manifesté tout d’abord sous la forme d’encouragements,
puis s’est transformé en une implication plus directe et plus exigeante, notamment à travers l’assistance à la reconstruction des régions affectées par le conflit
et l’octroi de facilités financières. Le principe de cette implication veut que les pays
donateurs conditionnent le déblocage des aides à l’avancée du processus de négociation et au respect des droits de l’homme. Ainsi les acteurs se sont-ils multipliés
en vertu d’une dynamique de « spirale ascensionnelle variable » [9] (des changements conjoncturels pouvant réduire ou accroître le nombre d’acteurs impliqués).
Cet effet d’internationalisation en spirale dans un conflit essentiellement interne
a été interprété de différentes façons par la population sri lankaise. Selon les
enquêtes du Peace Confidence Index [10] de mai2003, 87% des personnes interrogées
étaient convaincus que les négociations de paix étaient la meilleure façon de mettre
fin à la guerre (contrairement à 7% qui préféraient les moyens militaires) et 63%
pensaient que l’intervention d’une tierce partie pourrait favoriser une solution
pacifique. L’approbation par l’opinion srilankaise de l’implication norvégienne dans
le processus de paix a connu des variations considérables au cours des négociations. Juste avant l’interruption des négociations, en avril 2003, 43% de la population
interrogée approuvaient encore le rôle des Norvégiens, alors qu’ils étaient 54%
lors du lancement des négociations en février2002. Le désaveu a connu une croissance proportionnelle, allant de 20% en février 2002 à 30% en avril 2003 [11].
Les acteurs nationaux avaient pourtant largement partagé l’euphorie de la phase
initiale du processus. Les perspectives de paix étaient bien plus réelles qu’avant :
la communauté internationale avait promis son aide financière et structurelle et les
deux belligérants semblaient prêts à envisager des moyens pacifiques pour parvenir
à une solution durable. Aucune période de paix, depuis le déclenchement de la guerre
vingt ans plus tôt, n’avait duré aussi longtemps. Les médias eux-mêmes, qui
portaient traditionnellement un regard sceptique sur tout processus de paix à
Sri Lanka, étaient favorables à la nouvelle initiative, tandis que l’émergence progressive des « dividendes de la paix » [12] conduisait la population à approuver l’implication norvégienne. Or cet enthousiasme n’a pas duré. Les bénéfices des « dividendes de la paix » se sont estompés à mesure que les promesses devenaient plus
difficiles à tenir et que s’accumulaient les complications bureaucratiques et les
rivalités interministérielles.
C’est à ce moment précis que la communauté internationale [13], qui avait assisté
au succès des premières négociations, décida de s’impliquer davantage en soutenant
le processus de paix financièrement et politiquement. L’initiative des négociations,
désormais placées sous l’égide internationale, échappa aux deux acteurs principaux. Alors que le Premier ministre Ranil Wickremesinghe interprétait ce soutien
comme un filet de sécurité (safety net) pour la poursuite des négociations, les LTTE
perçurent l’implication internationale comme un piège (safety noose) qui entravait
leur liberté de manœuvre. Ils se livrèrent à des actes de provocation pour faire
connaître leur désapprobation, suspendirent unilatéralement leur participation
aux négociations en avril 2003 et décidèrent de boycotter la conférence des pays
donateurs tenue à Tokyo en juillet 2003.
Du côté du gouvernement, le fossé se creusa entre le Premier ministre et la présidente. Cette dernière, à l’instar du LTTE, se sentait dépossédée du processus de
paix qu’elle avait entamé en 1998 avec l’aide de l’équipe norvégienne. S’opposant
à toute implication internationale dans une affaire qu’elle définissait comme « strictement domestique », et critiquant la partialité de la SLMM en faveur des LTTE,
elle dénonça le « manque total de professionnalisme » du Premier ministre dans
la conduite du processus et l’accusa de « vendre son pays » [14]. Le 4 novembre
2003, elle limogea trois ministres du gouvernement de Ranil Wickremesinghe,
déclenchant une crise politique qui pouvait remettre en cause la cohabitation en
vigueur depuis décembre 2001 et compromettre la reprise des négociations.
Malgré les difficultés de l’année 2003, la trêve conclue début2002 et le principe
même des négociations n’ont pas été reconsidérés. La suspension du processus, qui
s’est traduite par le retrait temporaire des Norvégiens et du chef de la SLMM, n’a
pas non plus provoqué la paralysie totale de la mission de surveillance. Les principaux observateurs rencontrés au cours de l’année 2003 par les auteurs de la
présente étude n’envisageaient pas la reprise, dans un proche avenir, d’un conflit
armé prolongé, sauf en cas de dérapage (un affrontement naval qui aurait pour enjeu
le contrôle du port de Trincomalee) ou d’attaque éclair menée par les LTTE
contre les fragiles positions gouvernementales dans la péninsule de Jaffna. Cette
opération, militairement possible mais politiquement peu vraisemblable, ferait
encourir aux LTTE une condamnation unanime qui altèrerait définitivement
l’image d’organisation responsable qu’ils se sont efforcés de donner depuis le
début des négociations.
Parmi les scénarios possibles, ces observateurs envisageaient soit des élections générales anticipées dans le Sud, visant à mettre un terme à la paralysie résultant du jeu
de la cohabitation et à rendre possible la reprise du processus de négociation avec
un seul interlocuteur du côté gouvernemental ; soit la formation d’un réel gouvernement d’union nationale, ce qui n’est pas dans les mœurs politiques de la démocratie sri lankaise ; soit un statu quo qui se traduirait par l’enlisement du processus
de paix. C’est la première hypothèse qui s’est concrétisée au début de l’année 2004
avec la dissolution de l’Assemblée et l’organisation d’élections générales prévues en
avril. Si l’issue de ces élections ne modifie pas l’équilibre des forces, et dans l’hypothèse d’une reprise de l’action médiatrice d’une tierce partie, norvégienne ou autre,
la longueur et les obstacles du chemin à parcourir entre les revendications des LTTE
énoncées par Vellupillai Prabhakaran et les positions de la présidente Chandrika
Kumaratunga rendraient difficilement envisageable, à court terme, un accord sur
une formule politique durable. Le premier, tout en ayant renoncé à l’objectif immé-
diat d’indépendance, refuse tout désarmement terrestre et naval et maintient son
exigence d’une reconnaissance du seul leadership politique des LTTE dans le cadre
d’une administration provisoire couvrant l’ensemble du Nord et de l’Est, et non des
seules régions déjà administrées de facto par les LTTE. La seconde, qui a noué une
alliance électorale avec le JVP en janvier 2004, se refuse à toute concession vis-à-
vis d’une organisation qui ne dispose d’aucune légitimité démocratique.En prenant
le contrôle, en novembre 2003, des ministères de la Défense, de l’Intérieur et de
l’Information, elle a bloqué les initiatives prises par le Premier ministre Ranil
Wickremesinghe pour relancer le processus de négociation. Les LTTE, tirant parti
de l’ambiance tendue de la cohabitation, peuvent se servir de cette situation pour
gagner l’approbation de la part de la communauté internationale de ce qu’ils
affirment être leur engagement pour la paix. Faute de reprise du processus à l’issue
des élections, on peut finalement se demander si les deux protagonistes ne trouveraient pas quelque intérêt à l’enlisement de la négociation, après le relâchement
de la spirale de l’implication internationale : les LTTE obtiendraient une indépendance de facto à défaut de l’obtenir de jure, tandis que le gouvernement se libérerait de l’obligation d’opérer une transformation radicale des institutions.
Le contexte politique interne sera donc décisif pour avancer sur la voie de la paix.
Àd éfaut d’une relance du processus à l’initiative des deux principaux protagonistes, relance qui rendrait à l’implication de la communauté internationale la
forme d’une facilitation acceptable par l’opinion publique sri lankaise et par les
leaders du gouvernement et desLTTE, le scénario d’enlisement semble le plus plausible. Une paix durable ne peut être atteinte que si la communauté internationale
joue pleinement son rôle de facilitator, sans en déborder pour autant le cadre [15].
Mars 2004
Post-scriptum
La défection du chef militaire LTTE de la province orientale, Karuna, au début
de mars 2004, est susceptible de remettre en cause le caractère monolithique du
mouvement et d’affaiblir sa prétention à représenter l’ensemble des Tamouls. Par
ailleurs, lors des élections législatives anticipées qui se sont déroulées le 2 avril 2004,
le fait que l’Alliance nationale tamoule (Illankai Tamil Arasu Kachchi), alignée sur
les positions des LTTE, ait remporté la majorité des sièges dans le Nord et une
partie de l’Est de l’île (22élus) accorde une légitimité politique à l’organisation séparatiste. Ces mêmes élections ont donné une nette majorité (45,6% des voix et
105 sièges sur 225 à l’Assemblée) à la coalition qui regroupait autour de la présidente Chandrika Kumaratunga son parti, l’Alliance Populaire, et le JVP, tandis que
l’UNP, mené par le Premier ministre Ranil Wickremesinghe, n’a obtenu que
37,8% des voix et 82 sièges : la cohabitation a pris fin et le chef de la principale
composante de la coalition, Mahinda Rajapakse, a été chargé le 7avril de former
un nouveau gouvernement. Au lendemain du scrutin, la présidente a annoncé son
intention de relancer le processus de négociations, mais sa marge de manœuvre est
très limitée : sa coalition n’a pas la majorité absolue à l’Assemblée ; en outre
40 sièges sont occupés par ses alliés du JVP qui apparaissent comme les principaux
bénéficiaires de ce scrutin et sont susceptibles de bloquer toute avancée en s’alignant sur les positions extrémistes des 9 élus du Parti de l’Héritage Cingalais
fondé par des moines bouddhistes hostiles à tout accord avec les séparatistes
tamouls. Lakshman Kadirgamar, politicien d’origine tamoule, proche conseiller de
la présidente, perçu par les LTTE comme leur plus dangereux adversaire, a retrouvé
le portefeuille des Affaires étrangères qu’il détenait avant la période de cohabitation. Il envisage de solliciter l’assistance de l’Union indienne, qui était la grande
absente des négociations, ce qui introduirait un élément nouveau dans l’équation
des forces internationales.