A la mi-février 2009, le territoire occupé par l’organisation séparatiste des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE) est réduit à une « poche » côtière de cent cinquante kilomètres carrés, autour du bourg de Puthukkudiyiruppu (PTK). S’y entasse une population estimée entre cent mille (selon le gouvernement) et deux cent cinquante mille personnes (selon la Croix-Rouge). Entre le 1er janvier et le 5 février, l’organisation a perdu le contrôle de ses principales bases dans le nord-est du Sri Lanka : Kilinochchi, siège de son administration parallèle ; Elephant Pass, commandant l’accès à la péninsule de Jaffna ; Mullaitivu et Chalai, les ports d’où opéraient les navires d’approvisionnement et les vedettes d’attaque des LTTE ; les pistes construites dans la jungle en prévision de la montée en puissance de leur aviation ; les bunkers d’où le chef historique de l’organisation, M. Velupillai Prabhakaran, pilotait ses opérations.
Comment l’armée sri-lankaise a-t-elle pu s’emparer si rapidement des principaux bastions des Tigres, alors que l’organisation, réputée être l’une des plus efficaces du monde, la tenait en échec depuis un quart de siècle ? Plusieurs raisons l’expliquent, dont la plupart remontent aux années 2004-2005, parmi lesquelles la défection de M. Vinayagamoorthi Muralitharan, alias « Karuna », chef des Tigres de la province orientale ; l’élection à la présidence de M. Mahinda Rajapakse, le 17 novembre 2005, favorisée par l’abstention imposée aux électeurs tamouls par les consignes des LTTE ; et même les effets du tsunami de décembre 2004 [1]. Privés des conseils d’Anton Balasingham, leur « idéologue » décédé à Londres en décembre 2006, les stratèges tamouls ont sous-estimé les effets de ces changements. Ils ont rompu la trêve [2] en pariant sur une confrontation qui a tourné à leur désavantage.
Plutôt que la négociation, les armes
D’autant qu’ils ont dû faire face à une stagnation de leurs effectifs après la défection de Karuna, qui, dès 2004, avait refusé d’envoyer de nouvelles recrues dans le bastion du Nord contrôlé par M. Prabhakaran. De plus, les jeunes Tamouls — hommes et femmes — ont continué à émigrer en dépit des pressions des LTTE pour les retenir. Au total, la disproportion croissante entre leurs effectifs (stagnant autour de dix mille à quinze mille combattants) et ceux des troupes gouvernementales (passées de cent mille à cent soixante-dix mille hommes dans les unités combattantes) a permis au gouvernement de reconquérir progressivement le territoire entre 2006 et 2008.
L’entraînement, l’armement et le commandement des troupes de Colombo sont également devenus plus performants. La stratégie visant à contrôler les accès maritimes pour tarir les approvisionnements des LTTE s’est révélée payante : sept navires de transport d’armes ont été détruits en 2008, et les bases d’où opéraient les Tigres sur la côte orientale de l’île ont été neutralisées. Ils n’ont pas eu le temps de constituer une véritable force aérienne d’attaque et de transport, selon le projet qu’ils avaient commencé à mettre à exécution.
Les liens entre les militaires et le pouvoir ont été resserrés avec la nomination comme secrétaire à la défense du frère du président, M. Gotabhaya Rajapakse, officier à la retraite revenu des Etats-Unis où il résidait. Le système de renseignement de l’armée a par ailleurs bénéficié des informations fournies par Karuna et ses proches, très au fait de la localisation des troupes LTTE et de leur organisation. Colombo a également reçu l’appui discret des services indiens dans le domaine du renseignement (notamment maritime) et de l’entraînement (des pilotes et des opérateurs de radar, entre autres), et a acquis des matériels israéliens et américains sophistiqués.
A ces données militaires se sont ajoutés des éléments politiques. Grâce à une propagande efficace, la majorité cinghalaise a apporté un soutien massif à la politique de lutte à outrance du président Rajapakse. L’opposition est restée inaudible, tandis que l’ultragauche nationaliste cinghalaise du Front de libération du peuple (JVP) s’est ralliée au pouvoir. L’habile manipulation politique par le gouvernement des dissidents des LTTE a donné à Karuna et à d’autres ex-militants une position d’autorité sinon de représentativité à l’échelle locale.
Au niveau international, l’inscription des LTTE sur la liste des organisations terroristes par l’Union européenne, en mai 2006, a été suivie par le retrait progressif des observateurs scandinaves du cessez-le-feu, à la demande de l’organisation tamoule. Elle s’est accompagnée de mesures à l’encontre des activités transnationales (collecte et transfert de fonds, trafic d’armes) des Tigres par l’ensemble des pays occidentaux qui avaient appuyé la trêve.
Enfin, les séparatistes ont été privés de l’appui des exécutifs régionaux successifs de l’Etat du Tamil Nadu, en Inde du Sud ; ce qui a laissé le champ libre à la position très hostile à leur égard du gouvernement de New Delhi, dirigé par le Parti du Congrès depuis 2004. Les Tigres ont ainsi perdu l’image d’interlocuteurs responsables que leur communication s’était efforcée de diffuser durant la trêve.
En revanche, la diaspora tamoule a continué de soutenir politiquement et financièrement le mouvement séparatiste. Après le tsunami, l’Organisation de réhabilitation tamoule (ORT), contrôlée par les LTTE, a drainé des sommes considérables, en dépit de la volonté des gouvernements des pays abritant cette diaspora (tels que le Canada, le Royaume-Uni et la France) de mettre un terme aux extorsions. Les militants ont poursuivi une stratégie d’entrisme dans les assemblées locales des pays d’accueil, en se faisant élire dans des conseils municipaux, par exemple, ou en développant des associations culturelles, sportives, etc.
Au Sri Lanka, les cent mille à deux cent cinquante mille personnes prises au piège dans la « poche » de PTK connaissent une situation dramatique. Human Rights Watch l’avait prévu dès décembre 2008 dans deux rapports qui s’avèrent prémonitoires [3]
Cette population est l’otage de l’organisation séparatiste, qui l’empêche de quitter la zone, y recrute ses combattants et sa main-d’œuvre, et s’en sert comme d’un bouclier humain : les hommes et les femmes des LTTE ne portent plus leur uniforme, de façon à se fondre parmi les civils. En face, l’armée gouvernementale multiplie les attaques aériennes et les tirs de mortier. Craignant l’infiltration de militants, elle dirige systématiquement ceux qui parviennent à s’enfuir vers des camps de tri où ils ne sont pas à l’abri de dénonciations ni de tortures — ce qui n’encourage pas un mouvement de ralliement.
Vivant dans des conditions difficiles (la saison des pluies vient de prendre fin), cette population est composée de résidents ayant survécu au tsunami de 2004, particulièrement meurtrier dans la zone, et de personnes déplacées ayant suivi de gré ou de force les Tigres en 1995, lors de l’évacuation de la péninsule de Jaffna, puis en 2008 lors du repli des LTTE dans la région de PTK. Installés dans des lotissements construits au cours des dernières années, ces déplacés sont évidemment suspectés de sympathies pro-Tigres par les forces gouvernementales.
L’armée affirme qu’une zone de sûreté a été délimitée. Mais les civils sont visés par des tirs qui n’épargnent pas les hôpitaux ; les convois de la Croix-Rouge internationale ne parviennent qu’à grand-peine à évacuer les blessés par voie maritime ou en traversant les lignes de combat.
De la manière dont ce drame va se dénouer dépend en partie l’avenir. Les pays qui avaient soutenu financièrement et politiquement la trêve [4] ont appelé les belligérants à laisser partir les civils, et les militants du LTTE à se rendre, ce qu’ils ont refusé. Le gouvernement sri-lankais, lui, exige leur capitulation inconditionnelle.
Les Tigres — sans doute une dizaine de milliers d’hommes et de femmes —, fondus dans la population civile, se préparent à une lutte sans merci ou à un retour à la clandestinité. On peut craindre que la bataille pour le contrôle de la « poche » de PTK soit particulièrement sanglante, que les violences commises par l’armée creusent le fossé entre le pouvoir et la minorité tamoule, qu’elles accentuent la mobilisation des Tamouls de l’Inde et de ceux de la diaspora, et qu’elles ternissent l’image du Sri Lanka à l’étranger — d’autant que l’interdiction faite à la presse et aux observateurs étrangers d’accéder à ces régions autorise toutes les supputations. L’approche des élections générales indiennes, en mai prochain, donne aux dirigeants politiques et à la population du Tamil Nadu l’occasion de manifester leur soutien aux Tamouls de l’île, et de peser sur le gouvernement de New Delhi.
Si les LTTE sont vaincus, il restera au gouvernement à gagner la paix. Une tâche ardue. La plupart des interlocuteurs tamouls indépendants ont été éliminés physiquement par les Tigres, à l’exception de M. Veerasingham Anandasangaree, chef du Tamil United Liberation Front, lauréat en 2006 du prix de l’Unesco pour la promotion de la tolérance et de la non-violence. Les autres, comme Karuna, sont déconsidérés aux yeux de beaucoup de Tamouls du fait de leur collaboration avec les forces armées et le gouvernement, tandis que les députés de la Tamil National Alliance se sont trop alignés sur les positions des LTTE pour être en mesure de s’en distancier à présent.
Une victoire totale de Colombo risque de renforcer l’arrogance des ultranationalistes cinghalais, qui s’en prévaudraient pour refuser toute concession politique. Il est loin d’être acquis que les promesses imprécises du président Rajapakse résistent à leurs pressions.
Les graves atteintes aux droits humains perpétrées par des groupes armés tolérés, voire encouragés, par le pouvoir rappellent les pires moments de la période 1983-1994 [5]. Ainsi au début de janvier 2009, peu après les premières victoires militaires, les studios de la principale chaîne de télévision privée (Sirasa TV) étaient mis à sac, et Lasantha Wickrematunge, journaliste qui accusait les frères Rajapakse de corruption et d’abus de pouvoir, était assassiné en plein jour.
Une solution de type fédéral satisfaisant les demandes des minorités du Nord et de l’Est, envisagée sous la présidence de Mme Chandrika Kumaratunga (1994-2005), est-elle viable ? La revendication d’un « Eelam » regroupant le Nord et l’Est tamoulophones n’a plus guère de chances d’être entendue. Pourrait-elle laisser place à une formule d’autonomie donnant d’une part à la province septentrionale (tamoule en grande majorité) et d’autre part à la province orientale (où sont présents musulmans, Tamouls hindous et chrétiens, et Cinghalais bouddhistes) un statut de régions autonomes, avec une représentation spéciale dans les institutions centrales, de façon à garantir les droits des minorités ? Mais toute forme de dévolution n’entre-t-elle pas en contradiction avec le maintien d’un système présidentiel autoritaire ?
A défaut de solution politique, l’éventualité d’une reprise de la lutte séparatiste ne saurait être exclue. Tant que M. Prabhakaran reste actif, la guérilla peut reprendre ses activités. Toutefois, sa disparition ne priverait pas les Tigres de tout leur potentiel. En effet, le 30 janvier 2009, l’organisation a confié à M. Selvarajah Pathmanathan (alias Kumaran Pathmanathan, alias « KP ») les pleins pouvoirs pour la représenter à l’étranger. Or « KP » est le véritable artisan de la puissance financière des LTTE.
Né en 1955 dans une famille de tradition guerrière du nord de la péninsule de Jaffna, il a rejoint les Tigres au début des années 1980 à Madras (Chennai), où il a été chargé de se procurer des armes auprès des mafias indiennes. Après le grand exode consécutif aux violences de 1983, il a étendu ses activités dans tous les pays où s’est installée une diaspora, y mettant en place des organisations, des circuits de collecte de fonds, puis d’approvisionnement en armes et en munitions, et nouant des liens avec les grands trafiquants internationaux d’armes, notamment en Ukraine et au Cambodge. Circulant sous différents noms, il a été arrêté et remis en liberté à plusieurs reprises, la dernière fois (septembre 2007) en Thaïlande, où il réside fréquemment. Il est sorti de l’ombre depuis la mort des deux porte-parole politiques des LTTE, Balasingham (1938-2006) et Suppayya Paramu Tamilselvan (1967-2007).
Au niveau gouvernemental se pose la question de l’avenir des quelque deux cent mille jeunes soldats et supplétifs recrutés au cours des dernières années. Leur démobilisation risque d’accroître le sous-emploi, dans une économie déstabilisée par un conflit prolongé et par la crise mondiale. Elle peut également nourrir une tendance déjà présente au développement de mafias armées.
Inversement, ces jeunes pourraient être utilement employés à des travaux de reconstruction des régions ravagées par le conflit. Mais une telle démarche n’aura de sens que si elle s’accompagne d’un travail de réconciliation. Peut-on espérer que la majorité bouddhiste, après l’épreuve d’un conflit qui a provoqué un profond sentiment d’insécurité, se détournera des appels d’une minorité de moines fondamentalistes et retrouvera la voie de la compassion, de la tolérance et de l’intelligence enseignée par le Bouddha ? Peut-on espérer que la communauté tamoule, au Sri Lanka et dans la diaspora, saura tirer les leçons de l’impasse dans laquelle l’a entraînée une organisation prônant le sacrifice au mépris de la vie ?