New Delhi, correspondant
C’est une constante de la politique indienne. L’appartenance à la caste continue de motiver l’acte électoral en Inde, même si les mutations sociales contemporaines - notamment l’urbanisation - tendent à éroder quelque peu les identifications communautaires de jadis. La campagne pour les élections législatives qui s’achèveront le 13 mai - n’a pas dérogé à la règle. Elle a confirmé à quel point le critère de caste, outre celui de la religion, pesait dans les combinaisons électorales, en particulier dans les zones rurales.
L’ordre socio-religieux hindou comprend quelque 3 000 castes, subdivisées en 25 000 sous-castes, se rattachant à quatre grandes catégories appelées varnas (« couleurs »), hiérarchisées selon leur degré de pureté supposée. Cette structuration du monde découle des Lois de Manu, un des textes fondateurs de l’hindouisme, établissant que l’Etre suprême créa les hommes à partir de son propre corps.
De sa bouche (qui proclame) sortirent les brahmanes, les prêtres gardiens des temples, quintessence de la pureté et élite trônant au faîte de l’édifice. Du bras (qui saisit l’arme) surgirent les kshatriya, la classe des guerriers mais aussi des princes. De la cuisse (qui s’active dans le labeur) naquirent les vashiyas, la classe des agriculteurs et des marchands. Du pied (dessous de l’édifice) émergèrent les shudras, la classe des serviteurs. Il existe bien une cinquième catégorie, la plus dégradée, porteuse d’une impureté absolue qui la condamne à l’effacement. Mais elle n’a pas de statut formel. Il s’agit des intouchables. Parce que les Lois de Manu les ignorent, ils sont hors système, ou encore « hors castes ». Apitoyé par cette sous-humanité, Gandhi les avait baptisés harijans ou « fils de Dieu », un qualificatif jugé aujourd’hui dédaigneux.
DISCRIMINATION POSITIVE
Ce modèle est bien sûr théorique. La démocratisation de la société indienne ainsi que les politiques de discrimination positive entamées sous l’ère coloniale britannique, et poursuivies après 1947 par l’Inde indépendante, ont permis une promotion partielle des basses castes.
La Constitution de 1950 réserve 15 % des postes dans l’administration, les assemblées locales et l’éducation aux intouchables, soit une proportion correspondant à leur poids dans la population (16,2 % selon le recensement de 2001). Pour leur part, les groupes tribaux et aborigènes, autre catégorie marginalisée, se voyaient allouer des quotas à hauteur de 7,5 %.
L’Inde est donc pionnière en matière d’« affirmative action ». Son chantier est non seulement le plus ancien du monde, mais il est surtout le plus radical. L’expérience est souvent tumultueuse, car elle attise les rivalités entre groupes aspirant à la sollicitude de l’Etat. Les passions s’étaient ainsi enflammées à la suite de la décision du premier ministre V. P. Singh en 1990 d’élargir la politique des quotas aux castes intermédiaires - appelées « other backward castes » (autres classes arriérées, ou OBC) - en leur réservant 27 % des postes administratifs. Les étudiants brahmanes, hostiles au rétrécissement de leurs débouchés, avaient violemment manifesté.
La montée en puissance de ces OBC depuis une vingtaine d’années a aussi multiplié les frictions avec les intouchables. Cette tension est la clé du succès politique de Behan Kumari Mayawati, la « reine des intouchables ». Mme Mayawati a conquis en 2007 l’Uttar Pradesh à la suite d’un rapprochement avec les brahmanes. Cette convergence entre l’élite et la plèbe, a priori paradoxale, avait sa logique : les deux groupes partagent la même inquiétude quant à la percée des castes intermédiaires.
Frédéric Bobin
* Article paru dans l’édition du 14.05.09. LE MONDE | 13.05.09 | 17h05 • Mis à jour le 13.05.09 | 17h14.
L’ambition de la « reine des intouchables » de l’Uttar Pradesh : conquérir New Delhi
Lucknow (Uttar Pradesh), envoyé spécial
Ram Naresh Kuriel pointe du doigt le caniveau qui charrie une eau visqueuse, noire et malodorante. « Voilà, nous n’avons toujours pas d’égouts et l’eau potable », grince le résident de cette banlieue de Lucknow, chef-lieu de l’Etat indien de l’Uttar Pradesh (Nord), une zone incertaine où se mêlent ville et campagne, béton et rizières. Ram Naresh Kuriel est un intouchable, issu du groupe social le plus défavorisé du système socio-religieux hindou. Chaussé de simples sandales en plastique, il arpente la ruelle de poussière bordée de cabanes de bois où s’affaire une multitude d’artisans : réparateurs de cycles, coiffeurs, tailleurs. « Les choses n’ont pas vraiment changé ici », soupire-t-il.
Si Ram Naresh Kuriel est désenchanté, c’est qu’il nourrissait de puissants espoirs. Il attendait beaucoup de Behan Kumari Mayawati, une intouchable comme lui, la patronne politique de l’Uttar Pradesh, dont la personnalité pèse lourdement sur les élections législatives indiennes, qui doivent s’achever le 13 mai, après avoir commencé un mois plus tôt.
Il y a deux ans, la victoire à la majorité absolue de son parti, le Bahujan Samaj Party (BSP), dans cet Etat le plus peuplé du pays, avec 190 millions d’habitants, avait enfin conféré tout le pouvoir à cette fille de la « sous-humanité » indienne, qui avait été premier ministre à trois reprises, mais dans des coalitions qui ne lui laissaient pas les mains libres. Ce fut un choc.
Ronde et joufflue, cheveux taillés à la garçonne, le cou ceint d’une écharpe rose ou citron et sac à main en bandoulière, l’égérie des parias est, à l’âge de 53 ans, la figure montante de la politique indienne. Elle domine donc seule le pouvoir local depuis 2007, débarrassée d’encombrants partenaires et projetant d’implanter son parti - le Bahujan Samaj Party (BSP) - à travers le pays.
La « reine des intouchables » ambitionne sans complexe de devenir premier ministre à New Delhi. Le poids politique de l’Uttar Pradesh, qui a fourni à l’Inde depuis l’indépendance de 1947 huit de ses premiers ministres, autorise tous ses espoirs. Et si le trône lui échappe, elle peut espérer une position charnière enviée de « faiseur de rois ».
Ram Naresh Kuriel a toujours voté pour Mme Mayawati, mais il est aujourd’hui un brin sceptique. Le sort des intouchables de son quartier de Baudh Vihar, un précaire pâté de maisons où les enfants jouent au bord d’égouts à ciel ouvert, attend toujours l’émancipation sociale annoncée. « La seule réalisation, c’est le goudronnage de la ruelle de terre qui traversait le quartier, s’afflige-t-il. Et encore, nous l’avons obtenu car nous avons manifesté, sinon il ne serait rien passé. Le problème, ajoute-t-il, c’est que Mme Mayawati tient notre vote pour acquis. »
La reine des intouchables a jusqu’à présent été adulée, vénérée, par ses troupes de l’Uttar Pradesh, emplies de fierté par son ascension aux plus hautes marches. Les humiliations accumulées par ces castes inférieures, longtemps rejetées dans les limbes de la non-existence, sont si profondes que Mme Mayawati peut, à ce stade, se contenter d’incarner leur espoir d’émancipation à défaut d’honorer ses promesses. « En tant qu’intouchables, nous n’avons guère d’autre option que de voter pour elle », soupire Ram Naresh Kuriel, fidèle mais perplexe.
Forte de ce capital de loyauté, la figure emblématique de la cause des dalits - le terme militant (« écrasé », « brisé ») revendiqué par les intouchables - peut s’offrir le luxe d’élargir sa base sociale. Coup de tonnerre dans la politique indienne, elle était parvenue en 2007 à séduire les brahmanes - le groupe trônant au faîte de la hiérarchie hindoue - un précieux soutien qui lui avait permis d’enlever la majorité absolue à l’Assemblée locale de l’Uttar Pradesh. Il lui avait fallu pour cela mettre en sourdine la virulente rhétorique anti-brahmane dont elle était familière.
Qu’importe : Mme Mayawati est pragmatique. Elle est prête à tous les compromis, même à enterrer la guerre des castes, pour monter toujours plus haut. Le calcul était judicieux. Les brahmanes sont infiniment moins nombreux (moins de 10 %) que les dalits (21 %) dans l’Uttar Pradesh, mais ils lui ont offert la respectabilité et les réseaux de pouvoir. Cette réconciliation entre l’aristocratie et la plèbe - passée dans le langage commun comme l’« alliance arc-en-ciel » - est le coup de génie de Mme Mayawati.
Les brahmanes, quelque peu déstabilisés par la montée en puissance des basses castes depuis une vingtaine d’années, ont tout lieu de s’en satisfaire. « Les brahmanes dirigent à nouveau la société », persifle le journaliste Srawan Shukla, correspondant local du magazine Tehelka.
Mme Mayawati n’a pas l’intention de s’arrêter en si bon chemin. Forte de la recette de son arc-en-ciel sociologique, elle cherche à conforter sa base chez les musulmans et même à s’ouvrir aux classes moyennes urbaines. Cette politique de l’attrape-tout alimente bien des inquiétudes sur la solidité de ses alliances. « Ce sont des mariages de convenance, nuance Ram Advani, un libraire de Lucknow. Les identités de caste restent profondes et l’aversion mutuelle persiste. » « Comment satisfaire à long terme des intérêts à ce point divergents ? Un jour, la contradiction éclatera », prédit Salim Kidwai, professeur d’histoire.
Mme Mayawati sait mieux que quiconque que son jeu tactique est en train d’affadir son projet d’émancipation sociale. Faute de pouvoir en offrir la réalité, elle en cultive le symbole avec une emphase frisant la folie des grandeurs. Lucknow est en train de connaître une spectaculaire révolution architecturale. La ville est parsemée de mémoriaux érigés à l’honneur d’icônes du combat dalit, en particulier Bhimrao Amdedkar, le père fondateur du mouvement des intouchables. Projet pharaonique, un Mémorial Ambedkar, dont la grande allée est bordée de deux colonnes d’éléphants (le symbole du BSP) en pierre, émerge de gigantesques chantiers. Une armée d’ouvriers s’y échine à tailler des blocs de grès rose importés du Rajasthan voisin, dégageant un épais voile de poussière qui brouille l’air de Lucknow.
La débauche d’argent finançant ces travaux monumentaux choque au pays des intouchables. Mais Mme Mayawati joue une carte quasi religieuse : le culte des héros. Les intouchables, pour l’instant dévots, s’en satisferont-ils longtemps ?
Frédéric Bobin
* Article paru dans l’édition du 14.05.09. LE MONDE | 13.05.09 | 17h05.