Dans les années soixante le prestige de la philosophie pâlissait devant la montée en puissance des sciences humaines. Après s’être séparée de la théologie, puis des sciences dures, elle continuait à partir en lambeaux au profit de la psychanalyse, de la linguistique, de l’anthropologie, de la sociologie. En somme, la philo, c’est ce qui restait quand on avait enlevé tout le reste : soit une métaphysique et une morale vieillottes.
La tendance s’est en partie inversée au tournant des années quatre-vingt. Le retour en grâce de la philo coïncidait alors étrangement avec la fin de la guerre du Vietnam et l’amorce de la contre-offensive libérale. Plus généralement, la conjuguaison du malaise persistant dans la civilisation et de l’obscurcissement des horizons politiques, devenait propice au petit (et au grand) commerce des généralistes de l’âme. La demande se traduisit par le succès des cafés philosophiques et par la prolifération des talk-shaws philosophique à la télé ou dans les réunions d’actionnaires et de conseils d’administration. Certaines firmes devinrent même friandes de cette étrange denrée idéologique : la philosophie d’entreprise.
Le phénomène est évidemment contradictoire. Il traduit d’un côté une disponibilité et un besoin significatifs, une curiosité confirmée depuis, sous d’autres formes par le succès du Monde diplomatique, par l’écho des petits livres « Raisons d’agir ». C’était d’une certaine manière l’annonce d’un fragile rougeoiement du fond de l’air, confirmé par le renouveau du mouvement social au cours des annés soixante dix. Mais c’était aussi le risque - poussé parfois jusqu’à la charlatanerie - de confondre le bavardage et le tartinage de la subjectivité avec le travail de connaissance et d’argumentation, autrement dit de briser la tension féconde entre vérité et opinion au bénéfice de la seconde. D’autant que la puissance journalistique et médiatique donnait le ton comme jamais.
A la fin des années soixante-dix, le paysage philosophique en France était balayé par le vent d’Ouest de la « nouvelle philosophie », qui s’annonçait déjà comme une philosophie revancharde et martiale. Après la Barbarie à Visage humain de BHL, l’essai géopolitique de Glücksman, Le Vertige de la Force, en faveur du déploiement des Pershing donnait le ton, tandis que Pascal Brückner entreprenait avec Le sanglot de l’Homme blanc son œuvre de déculpabilisation et de réhabilitation de l’Occident. Il est assez navrant que des têtes réputées mieux faites, comme Castoriadis et Morin, ait alors donné dans cette croisade anti-totalitaire au nom d’un danger principal (soviétique) dont la suite a démontré le caractère dérisoire.
Dès le début des années quatre-vingt, le ton changeait, au diapason de la bienpensance social-démocrate. La philosophie politique (Blandine Kriegel) devint à la mode, au détriment de la « question sociale » porteuse du péril totalitaire, la plupart du temps dans une version appauvrie d’Hannah Arendt et sous forme d’une apologie ahistorique de la démocratie. Heureusement, certains textes de Castoriadis et Claude Lefort, en lisière de ces productions académiques, restent d’un apport incontestable. Ces années furent aussi celles de la promotion d’une philosophie assagie pour les familles, menus plaisirs et petites vertus (« rigorisme assoupli et hédonisme tempéré » ironise Dominique Lecourt), dont Luc Ferry et André Comte-Sponville sont, par delà leurs différences, le binôme symbolique. Le premier avait commencé sa carrière publique en compagnie d’Alain Renaut avec La pensée soixante-huit, navrante élucubration qui méritait bien le verdict impitoyable rendu par Gilles Deleuze : « Une rancœur de 68, ils n’ont que ça à vendre. »
Ce fut aussi une période de retour aux grands textes philosophiques, souvent pour le pire avec la restauration d’un ordre académique meurtri par les lendemains de 68, mais aussi pour le meilleur avec les travaux de Macherey, Negri, Yovel, Albiac sur Spinoza, de Françoise Proust sur Kant (Kant et le ton de l’Histoire, Payot), ou, tout dernièrement de Bernard Mabille sur Hegel (L’épreuve de la contingence, Aubier). Pendant ce temps, Deleuze ou Derrida continuaient à produire des œuvres critiques majeures.
Ces dernières années semblent marquer un nouveau tournant en restaurant l’exigence d’une philosophie critique. Il a sans aucun doute quelque chose à voir avec le fait que le monde ne se porte pas mieux depuis l’effondrement du totalitarisme bureaucratique et la victoire de la Contre-Réforme libérale. La Fondation Saint-Simon vient ainsi de consacrer significativement l’une de ses dernières notes avant l’auto-dissolution au « Nouvelles radicalités ». Son auteur Philippe Raynaud recommande de « prendre au sérieux » « la permanence dans la France d’aujourd’hui d’une culture anti-libérale qu’on croyait plus affaiblie ». S’il estime que la pensée d’extrême-gauche s’est « à peu près vidée de tout contnu programmatique et utopique » elle n’en représente pas moins une résistance à la clôture libérale de l’histoire et de la pensée.
Dans des registres différents, Qu’est-ce que la philosophie ? de Deleuze et Guatari (1991) et les Spectres de Marx de Derrida (1993) sont peut-être les prémisses de ce changement de ton. Les premiers réagissaient au discours consensuel des droits de l’homme : « Les droits de l’homme ne nous font pas bénir le capitalisme (...) Nous ne nous sentons pas hors de notre époque, au contraire, nous ne cessons de passer avec elle des compromis honteux. Ce sentiment de honte est un des plus puissants motifs de la philsophie. »
C’est cette intranquilité critique que Dominique Lecourt reprend à son compte dans les Piètres penseurs (Flammarion 1999), comme caractéristique d’une pensée philosophique, pour l’opposer aux béatitudes morales de la bonne conscience contemplative. Une philosophie digne de ce nom repose selon lui sur « cette idée simple que pour changer le monde, il faut le penser ; et que pour le penser, il faut vouloir le changer ». Piètres penseurs, les « journalistes transcendentaux » et les « moralistes multimédias » se contentent au contraire de « le juger selon partage supposé éternel du Bien et du Mal » ; il se bornent au mieux à « commenter l’actualité lorsqu’ils ne se contentent pas de mettre en scène leurs propres états d’âme ».
Il y a là les indices d’une révolte roborative contre l’intelligence servile et la démission de la pensée. Dans le genre corrosif, y contribuent également les essais récents du regretté Gilles Châtelet - hommage lui soit ici rendu -, Vivre et penser comme des porcs (Exils 1998), Michel Surya, De la Domination. Le capital, la transparence et les affaires (Farrago, 1999), ou Jean-Claude Michéa, L’enseignement de l’ignorance (Climats, 1999).
Pas plus qu’il n’y eut une « pensée 68 », tout celà ne fait aujourd’hui une « pensée d’extrême-gauche », plutôt une nébuleuse d’affinités et de différence, dont le centre de gravité est le refus de se rendre à l’ordre libéral nouveau. Il est significatif à ce propos que ces courants se soient retrouvés sur des positions voisines lors de la guerre du Golfe, des grèves de 1995, du soutien aux sans-papiers, ou de l’intervention otanienne dans les Balkans (à l’exception de Balibar dans ce dernier cas). Chez Rancière (La mésentente), Badiou (Abrégé de métapolitique), Negri (Le pouvoir constituant), on trouve une revendication de la politique à contre-courant des apaisements de la philosophie politique et des lois naturalisées de l’économie, comme politique de l’évènement et de l’invention. Mais l’accent unilatéral mis sur les intensités événementielles peut aussi être un moyen de dénouer la tension nécessaire entre historicité et événement, vérité et opinion, et d’esthétiser la politique au lieu de la pratiquer au cœur des contradictions et du conflit.
Le pensée et l’action de Pierre Bourdieu jouent un rôle clef, notamment pour les jeunes générations, dans ce mouvement de remobilisation, dont il faudra rendre compte plus largement. Car s’il se défend de tout rapport avec la philosophie, la sociologie « pascalienne » dont il se revendique (Méditations pascaliennes, 1997) participe indiscutablement de la nouvelle radicalité critique.
Comment ne pas rendre enfin un hommage particulier à l’œuvre de Françoise Proust -disparue, hélas en décembre1998-, non seulement pour sa relecture pénétrante de Kant, mais pour les deux essais majeurs qu’elle nous a légués, L’Histoire à contretemps et De la Résistance : tout un programme !
Ce renouveau de la pensée critique ne se conçoit pas sans un dialogue avec l’héritage sans mode d’emploi de l’œuvre de Marx. Sa présence est d’ailleurs significative dans l’émergence de nouveaux rapports de forces intellectuels. Derrida a publié ses Spectres de Marx en 1993 et Gilles Deleuze annonçait avant son suicide un dernier livre sur « Le Grand Karl » ! Les deux Congrès Marx international, organisés à l’initiative de la revue Actuel Marx, les publications auxquelles elles ont donné lieu, la rencontre internationale de 1998 à l’initiative d’Espaces Marx pour le cent-cinquantenaire du Manifeste ont témoigné de la diversité et de la vitalité de la recherche à partir d’un Marx délivré des orthodoxies d’Etat ou de parti. Dans le champ plus directement philosophique elle est illustrée notamment ces dernières années par les travaux d’André Tosel, Georges Labica, Henri Maler, Michel Vadée (Marx, penseur du possible), Michaël Löwy, Lucien Sève (Critique de la Raison bioéthique, Sciences et Dialectique de la nature), Patrick Tort.
Et ce n’est évidemment qu’un début.