Une bombe explosait à Karachi, le 8 mai 2002, tuant quatorze personnes, dont onze Français. Toutes travaillaient, pour la direction des constructions navales, à l’exécution d’un contrat de près d’un milliard de dollars signé en 1994 avec la France pour la fourniture au Pakistan de trois sous-marins. Dès l’origine, les autorités françaises ont suspecté Al-Qaida d’être responsable de cet acte de terrorisme. Or, les juges d’instruction auraient émis récemment, devant les familles des victimes, une autre hypothèse : cet attentat aurait été un avertissement sanglant de certains éléments de l’armée pakistanaise, après l’interruption du versement de commissions à des intermédiaires.
Charles Millon, ancien ministre de la défense, a depuis confirmé l’existence de telles commissions, et l’interruption de leur paiement sur ordre de Jacques Chirac. Reste que le motif de cette interruption n’est, lui, pas clairement établi. Souci de lutter contre la corruption, ou volonté d’assécher le financement politique de concurrents ? Selon des renseignements parvenus aux juges, en effet, il aurait pu s’agir d’éviter que de possibles rétrocommissions n’aillent contribuer au financement des campagnes d’Edouard Balladur, premier ministre et candidat à l’élection présidentielle à l’époque de la signature du contrat, soutenu par celui qui était alors ministre du budget - Nicolas Sarkozy. Ce dernier, interrogé à Bruxelles sur cette piste d’enquête, l’a qualifiée de « fable » grotesque.
Nous nous garderons bien de prétendre démêler le vrai du faux dans cette affaire. Nous ne savons pas s’il s’agit bien de la cause de l’attentat, et nous ignorons si ces commissions ont pu donner lieu à des rétrocommissions. Ce qui est absolument certain aujourd’hui, c’est la gravité de l’affaire et de ces accusations, et c’est qu’il faut que cette enquête puisse désormais se dérouler dans de bonnes conditions, afin que les responsabilités, quelles qu’elles soient, soient enfin clairement établies.
C’est pourquoi nous attirons l’attention du chef de l’Etat et de sa majorité sur les conséquences désastreuses que pourraient avoir, dans ce dossier comme dans d’autres, deux des réformes actuellement en cours : la suppression des juges d’instruction et l’extension du domaine du secret-défense. Si ces deux textes étaient définitivement votés, il s’agirait d’une entrave considérable à toute enquête sensible, et à la confiance des Français envers l’institution judiciaire.
ENTRAVES À L’ENQUÊTE
En effet, une fois les juges d’instruction supprimés et leurs tâches confiées à un parquet soumis au pouvoir exécutif, des questions telles que celle qui a si fort agacé le chef de l’Etat seront bien plus difficiles à soulever... De même, comment expliquer les dispositions iniques nichées dans le projet de loi de programmation militaire 2009-2014, qui visent à supprimer la possibilité des perquisitions utiles dans des lieux sanctuarisés, et à étendre sans fondement légitime ni démocratique la notion de secret-défense ? Si ce texte devait passer, malgré les réserves du président UMP de la commission des lois de l’Assemblée nationale et les aménagements mineurs qu’il a pu obtenir, il sera par exemple impossible d’aller saisir dans un ministère ou une entreprise les contrats litigieux, contenant des clauses de commissions illégales ou mentionnant la possibilité de rétrocommissions, terreau de la corruption. Ce serait alors utiliser, en temps de paix, la notion de « défense » pour masquer une criminalité organisée et placer les bénéficiaires de détournements de fonds à l’abri de la justice.
Quelle étrange différence avec l’abondance de textes sur la sécurité, la répression des bandes et du port de la cagoule ! Ici, on interdit ce qui est visible au grand jour, et tombe déjà sous le coup de nombreuses dispositions pénales. Là, on préserve ce qui est dissimulé dans l’ombre, et déjà presque hors d’atteinte... Au mieux, ces deux projets devenus lois provoqueraient un soupçon systématique sur toutes les enquêtes (déjà largement entravées) touchant à la criminalité financière, à la responsabilité de l’Etat, etc. Difficile alors de parvenir à une société apaisée, à des citoyens et à des justiciables satisfaits et sereins face aux juges et aux responsables politiques supposés les servir. Au pire, ces soupçons se transformeraient en secret de polichinelle, et les pires dérives qu’ils portent pourraient se matérialiser.
« Si la vérité vous offense, la fable au moins se peut souffrir », écrivait La Fontaine. Pour Nicolas Sarkozy, même la fable semble de trop... Sans doute était-il dans son droit de se défendre contre une mise en cause de son entourage politique ; mais au moins aurait-il pu le faire en prenant la mesure de la gravité de la situation. Il y a dans cette affaire des victimes qui attendent autre chose des pouvoirs publics que des entraves supplémentaires à l’enquête.