La tribune d’Olivier Le Cour Grandmaison
Bourse du travail, mars 1938. « J’ai honte de ceux dont je me suis toujours sentie le plus proche. J’ai honte des démocrates français, des socialistes français, de la classe ouvrière française. » Poursuivant, l’auteure des lignes ajoute à propos des ouvriers : « Depuis des années ils voient leurs compagnons de travail nord-africains souffrir à leurs côtés plus de souffrances qu’eux-mêmes, subir plus de privations, plus de fatigues, un esclavage plus brutal. » « Y a-t-il beaucoup d’hommes, parmi les militants ou les simples membres de la SFIO et de la CGT, qui ne s’intéressent pas beaucoup plus au traitement d’un instituteur français, au salaire d’un ajusteur français, qu’à la misère atroce qui fait périr de mort lente les populations d’Afrique du Nord ? »
Ainsi s’exprimait la philosophe Simone Weil, qui dénonçait les positions des partis politiques et des syndicats du mouvement ouvrier relativement aux colonies de la République impériale et aux travailleurs « indigènes » présents en métropole. Victimes de dispositions discriminatoires et racistes dans les territoires d’outre-mer dominés par la France, ceux qu’il faut appeler « les colonisés-immigrés » subissent alors dans l’Hexagone une exploitation et une oppression spécifiques trop souvent inaperçues ou tenues pour secondaire par ceux-là mêmes qui prétendent défendre les « intérêts matériels et moraux » de tous les prolétaires. Quant à la « solidarité ouvrière », elle n’est qu’un mythe, affirme Simone Weil.
24 juin 2009. La commission administrative de la Bourse du travail à Paris, composée de représentants de la CFDT, de la CGT, de FO, de l’Unsa et de Solidaires [1], publie un communiqué pour saluer la « libération » de ce lieu - c’est le terme employé, dévoyé serait plus juste - par des militants de la CGT. Libéré de qui ? Des centaines de sans-papiers qui y vivaient dans des conditions précaires depuis le 2 mai 2008 et empêchaient les réunions des « salariés », comme on peut le lire dans le même texte qui dénonce aussi « une sorte de prise en otage ». Remarquable rhétorique qui n’a rien à envier, du point de vue des arguments et du vocabulaire utilisés, à celle du Medef ou du gouvernement lorsqu’ils sont confrontés à des situations voisines. Pour rétablir l’ordre dans les entreprises, par exemple, eux aussi affirment agir au nom de la liberté bafouée par des activistes irresponsables. Libéré de quelle manière ? Par la violence, de nombreux témoignages concordants le prouvent, et l’appel aux fonctionnaires du ministère de l’Intérieur, comme le reconnaît le secrétaire général de la commission précitée, Edgar Fisson, membre de la CGT. En effet, alors que « l’évacuation » était en cours - admirons une fois encore la délicate euphémisation du langage employé pour désigner ce qui doit être considéré comme une expulsion conduite manu militari - il s’est adressé au maire de Paris pour obtenir l’intervention de la « police ».
Adéquation des discours et des pratiques qui transforment les victimes de la politique xénophobe aujourd’hui mise en œuvre par l’Etat en adversaires stigmatisés qu’il faut combattre et jeter à la rue en couvrant cette ignominie d’une phraséologie empruntée à la défense des salariés et de leurs organisations syndicales. La CGT n’est pas seule en cause. Toutes les confédérations syndicales, qui observent aujourd’hui un silence bruyant, de même les partis de la gauche parlementaire, qui n’ont pas jugé nécessaire de dénoncer cette action perpétrée à la Bourse du travail, sont concernés.
Bavure, comme certains l’affirment ? C’est oublier un long passé, celui rappelé par Simone Weil, et un long passif qui a vu, au début des années 80, certains applaudir la destruction par des bulldozers de l’entrée d’un foyer de travailleurs maliens à Vitry-sur-Seine, et la dénonciation publique de jeunes Marocains présentés comme des dealers par Robert Hue, alors maire de Montigny-lès-Cormeilles.
Plus récemment, quand Manuel Valls, confronté à des « populations de couleur », déclare qu’il faut plus de « Blancs » dans la ville qu’il dirige - Evry -, peu s’en sont émus au Parti socialiste, et nul dirigeant national, à notre connaissance, ne s’est précipité pour dénoncer ce discours. Au mieux l’indifférence, un mol soutien aux luttes des sans-papiers ou l’abandon à « l’air du temps » sécuritaire et xénophobe en espérant des jours meilleurs alors qu’une telle attitude conforte les préjugés et la stigmatisation dont sont victimes les étrangers en situation irrégulière, notamment. Au pire l’exploitation partisane et syndicale des inquiétudes des « Français » comme disent les uns, des « salariés » comme disent les autres, sur le dos de ces nouveaux parias que sont les « clandestins ». Dangereuses dérives. Sinistre époque.
Olivier Le Cour Grandmaison
Une lettre de Solidaires
Nous avions signalé en note que Solidaires avait vivement protesté contre l’expulsion des sans-papiers de la Bourse du travail unilatéralement décidée par la CGT Paris. Nous publions maintenant la lettre que Solidaires à envoyé à ce sujet à Olivier Le Cour Grandmaison.
RE : Tribune Libération
Monsieur Le Cour Grandmaison,
C’est avec grand intérêt que nous avons lu la tribune que vous avez écrite dans le journal Libération du 6 juillet et que vous nous avez fait parvenir ce jour.
Quel dommage que vous nous ayez pas contacté avant de l’écrire, cela aurait peut-être pu vous permettre de rectifier quelques inexactitudes.
Ainsi, il est faux de dire que la Commission Administrative de la Bourse du travail a publié un communiqué « pour saluer la « libération » de ce lieu ».
Ce communiqué, effectivement, existe mais il est du fait seul du secrétaire général de la CA, et signé de son nom.
C’est pour éviter toute méprise que notre union syndicale a publié dès le lendemain un communiqué rappelant que
« Cette expulsion n’a pas été décidée par la Commission Administrative de la Bourse dont fait partie Solidaires Paris. »
Comme celui-ci rappelle que
« l’union syndicale Solidaires Paris a toujours affirmé qu’il n’était pas concevable que les syndicats tentent de régler le problème de ces centaines de travailleurs en les expulsant des locaux de la Bourse.
Les désaccords avec les formes d’actions prises par certaines catégories de travailleurs ne peuvent se régler ainsi. »
Ce communiqué, bien que peu repris par la presse, a été affiché sur les sites parisien et national de Solidaires et diffusé largement dans nos réseaux, ce qui nous semble éloigné d’un « silence bruyant »…
Ayant été la seule union départementale à faire entendre une voix discordante dans cette terrible affaire, nous aurions pu espérer que cette voix soit entendue.
Vous souhaitant bonne réception,
Veuillez recevoir, Monsieur Le Cour Grandmaison nos salutations syndicales.
SOLIDAIRES PARIS
144 BD DE LA VILLETTE
75019 PARIS
TEL : 01 40 18 79 99
FAX : 01 43 67 62 14