Lors de la remise des prix à Cannes, le dimanche 24 mai 2009, tous les commentateurs, sur scène ou hors scène, définirent le film comme une « magnifique histoire d’amour », certains se référant sans vergogne à l’histoire biblique du même nom (qui est tout sauf une histoire d’amour, et avec lequel le film n’a rien à voir). En effet, le sous-titre du dossier presse, « True Love », l’autorisait.
En fait, ce petit film magique ne tolère aucune pirouette mondaine et convenue. Avec son humour, sa musique country et ses silences, ses déserts et son bas-quartier, ses images déchirantes, avec ses jeunes acteurs non-professionnels, il soulève des montagnes, aussi rouges (de sang) que celle d’Ayers Rock, et shoote dans les deux cent cinquante ans de la courte histoire de l’Australie blanche.
C’est une histoire toute simple de deux adolescents, dans une communauté aborigène au milieu de l’Outback, le centre de gravité de l’Australie, un pays sauvage où il pleut n’importe comment, et où les températures font le grand écart.
La petite communauté aborigène n’est ni un bidonville, ni une réserve indienne, elle est ensoleillée et moderne, il y a l’électricité, et une cabine téléphonique, une voiture. Il y a aussi des musiciens, des jeux, des moqueries. Samson a une tignase blonde et rêve de jouer de la guitare. Delilah, avec sa grand-mère, peint des motifs traditionnels qu’un marchand vient récupérer régulièrement. C’est presque une vie de village normale.
Sauf que personne ne répond jamais aux sonneries du téléphone public, que lui, sans père, sniffe de la colle dès le matin, et qu’elle perd sa grand-mère. Pour une dispute de voisinage, ils fuient la communauté vers la ville.
La grande ville de ce désert, c’est Alice Springs, « l’exotique ville d’art » : ses trekkings en 4x4 à la recherche de quelque pépite ou pierre précieuse, son bush et ses légendes autochtones, son Desert Mob Festival annuel (août-septembre), qui offre aux amateurs d’art la chance de pouvoir acquérir des œuvres aborigènes à des prix compétitifs, sa charmante histoire de « pionniers ». (sic)
Mais pour les deux enfants, c’est là que commence un voyage, muet et halluciné, dans une exclusion inconcevable et sans nom, qu’ils ne soupçonnaient pas, tant qu’ils étaient encore protégés par leur monde minuscule et désarticulé, quelques semblables, quelques habitudes et quelques caravanes.
Ce sont des gamins. Ils n’ont jamais su ce qu’était une tribu ou un clan. Ils ne parlent pratiquement pas, même dans leur langue, ils ignorent qu’il a existé au moins deux cent cinquante langues, regroupées en vingt-sept familles linguistiques, et ils ne comprennent pas l’anglais. Ils ne savent rien de leur histoire et de leur honneur. Que leur peuple est vieux de 50 000 ans, qu’il avait des terres, des dieux et des légendes. Qu’il y a eu une invasion, une résistance, des massacres, des héros.
C’est comme si, sous leur pont, avec leur couverture de fortune, dans la marge sale de la ville, ils devaient refaire, seuls, le chemin de leurs ancêtres génocidés, non-recensés, volés, violés. Mais, cette fois, sans les armes d’autrefois, communion et spiritualité, et face à des hommes blonds, propres sur eux et non-violents, sûrs de leur bonne conscience, puisque leur gouvernement avait demandé pardon. L’année dernière, en 2008.
Eux, on leur a tout volé avant même qu’ils naissent, et leur Temps du rêve (1) à eux, c’est la colle.
Une grande personne, Gonzo, leur semblable hirsute et alcoolique, issu d’une « génération volée » (2), leur enseigne quelques règles élémentaires de survie et quelques ruses, dans la jungle des villes. Mais qui donc apprend autrement que sur le tas ? C’est dans ses accidents que Delilah va trouver son instinct de survie, comme ses ancêtres l’ont trouvé dans leurs défaites. C’est peut-être aussi dans un souvenir obscur de matrilinéarités de sa vieille race, qu’elle trouve les secrets de fabrication d’un nouveau homeland. Avec, à tous hasards, comme grigri, deux bouts de bois en croix au mur. C’est au milieu de nulle part, paradis ou enfer, qu’Adam et Eve sont possibles.
Warwick Thornton choisit « la vision des vaincus ». Il nous apprend qu’ils ont survécu, et il nous bouleverse. Everybody owns a reason for being. In everybody’s journey through life, there is the good fight. Samson & Delilah is my good fight, dit-il.
Le film a reçu le prix de la Caméra d’or le 24 mai 2009, à deux jours près, du National Sorry Day. (3)
Anne Vignaux-Laurent
* Samson and Delilah. réal, sc, ph : Warwick Thornton ; mont : Roland Gallois ; déc : Daran Fulham ; int : Rowan Mcnamara, Marissa Gibson, Mitjili Gibson, Scott Thornton. (Aust, 2009, 101 min.)
Notes
1. http://fr.wikipedia.org/wiki/Temps_du_rêve