Dakhla (Sahara occidental) Envoyée spéciale
Maquillée, les ongles faits, le visage encadré de son voile traditionnel, le melhfa, elle s’exprime d’une façon à la fois nonchalante et assurée. « Je ne me marierai qu’avec un Sahraoui. Ce sont des hommes généreux ! Il faudra qu’il soit d’une bonne famille, et qu’il soit riche, bien sûr ! Et si jamais ça ne va pas entre nous, je le quitterai. » A écouter Raaboub, journaliste de 31 ans, « toutes les Marocaines du Nord sont jalouses » de leurs soeurs des « provinces du Sud », terminologie officielle à Rabat pour parler du Sahara occidental annexé par le Maroc en 1975.
Les femmes sahraouies ont une place unique dans le monde arabo-musulman. « Elles sont un peu l’homme de la famille ! On inculque aux enfants, dès leur plus jeune âge, le respect de la mère, avant le respect du père », explique une restauratrice belge installée depuis plusieurs années à Dakhla, important port de pêche de 130 000 habitants sur la côte atlantique, à 1 700 kilomètres au sud de Rabat.
Quand elle se marie, la Sahraouie obtient une liberté quasi totale, dont le droit de sortir et de se promener librement, ainsi que de donner son avis sur tout. Si elle porte le voile, c’est moins par souci religieux que pour se préserver du soleil. « Si on affiche une peau bronzée, ça veut dire qu’on travaille dehors, dans les champs ! », dit une jeune femme en s’enduisant le visage de poudre blanche pour présenter un teint laiteux.
Outre la peau claire, il est bien vu d’avoir quelques kilos superflus. Mais l’obésité, fréquente chez les Sahraouies il y a encore une dizaine d’années, tend à disparaître. Les canons de la beauté évoluent, en même temps que sont entendus les avertissements des médecins sur les risques liés aux excès de poids.
D’où vient le statut si particulier des Sahraouies ? Difficile à dire. « Cela remonte à l’époque où nous étions une société nomade. Nous vivions sous la tente. On ne pouvait rien cacher aux femmes. Elles ont ainsi toujours su prendre leur place et s’imposer », avance El Mami Boussif, le président de la région. A cela s’ajoute sans doute le fait que, depuis plus de trente-quatre ans, la population sahraouie se retrouve dans une situation douloureuse : une partie vit sous administration marocaine (quelque 250 000 personnes) ; l’autre en exil, dans les camps de réfugiés de Tindouf, en Algérie, (environ 130 000). Pas une famille sahraouie qui ne soit divisée par le « mur de défense » érigé par l’armée marocaine en plein désert, dans les années 1980, et qui allait consacrer la partition du Sahara occidental. Dans ces conditions, les femmes ont appris à assumer des responsabilités traditionnellement masculines. Seules, en tout cas, les Maures mauritaniennes - liées aux Sahraouis par la langue, les coutumes et la tribu - peuvent revendiquer un pareil statut, en particulier le droit de décider de leur vie privée.
« La réforme de la Moudawana ? C’est bon pour les femmes du Nord, pas pour les Sahraouies ! Nous, nous sommes libérées depuis longtemps ! », dit Raaboub avec dédain. Adopté en 2004, le nouveau code de la famille, qui autorise les Marocaines à se marier sans tuteur et à réclamer le divorce, a fait sourire, voire agacé, au Sahara occidental. « On oblige désormais les gens à passer devant un tribunal pour divorcer, comme des malfrats, ce qu’ils ressentent comme une humiliation. Jusque-là, ils s’arrangeaient entre eux, dans la tribu », confirme Laghdaf Eddah, le directeur de la télévision régionale d’El-Ayoun.
Loubna, coiffeuse d’une trentaine d’années, a divorcé après quatre mois de mariage. Elle venait d’apprendre qu’elle était enceinte. « Un jour, j’ai emmené mes vêtements et ma bonne, et je suis repartie chez mes parents. Ils m’ont accueillie à bras ouverts. Mon frère s’occupe de ma fille. Elle l’appelle »papa« », dit-elle avec décontraction. Son amie Azza, assistante sociale, mère divorcée avec une enfant de 5 ans, décrit, elle, une réalité moins heureuse. « Ma fille voudrait savoir pourquoi son père ne vit pas avec nous. C’était moins compliqué autrefois. Les enfants étaient élevés par le grand-père et les oncles. Mais les choses changent », soupire-t-elle, inquiète de ne pas réussir à se remarier.
Tous les après-midi, ces six amies, de 25 à 40 ans, jettent les dés pour connaître leur avenir. Les dés, ce sont des coquillages rapportés du Sénégal. Assises par terre, pieds nus, dans la boutique de l’une d’elles, elles bavardent en fumant cigarette sur cigarette. Cinq sont divorcées, certaines pour la deuxième ou troisième fois. Elles vivent chez leurs parents, en attendant un nouveau prétendant. « Etre divorcée, c’est un »plus« . Le signe qu’on a de l’expérience. Les hommes nous recherchent pour cette raison ! », disent-elles avec fierté.
L’une des curiosités de Dakhla tient à ses boutiques. Ici, on les appelle des « salons ». Ils ne sont tenus que par des femmes. Une galerie commerciale, en plein centre de Dakhla, est ainsi exclusivement féminine. On y vend tissu, chaussures, parfums, bijoux de pacotille, vêtements rapportés d’Espagne ou de Turquie. La plupart de ces femmes ont pu ouvrir leur salon grâce au microcrédit. Ces boutiques sont pour elles un passe-temps, une occasion de sortir, plus qu’un gagne-pain.
« Les hommes ont leurs cafés pour se retrouver. Nous, ce sont les salons ! », explique Hasna, allongée sur un tapis, tout en buvant un thé à la menthe avec deux amies. Arrive un client. Personne ne se lève. Les femmes interpellent paresseusement le visiteur, étendues sur le côté, en équilibre instable. Pourquoi garder une position aussi inconfortable ? « Pour ne pas m’abîmer les fesses », répond Hasna sans la moindre gêne.
Les hommes sahraouis ne se lassent-ils jamais du comportement de leurs épouses ? Certains avouent que oui. D’autres, tel Laghdaf Eddah, se réfèrent gentiment à l’amour courtois, version orientale. « Il faut beaucoup d’efforts et de patience pour être à la hauteur d’une femme sahraouie. Beaucoup d’argent, aussi ! », souligne-t-il avec amusement.
Florence Beaugé