La croissance rapide du nombre de travailleurs migrants surexploités repose sur l’existence d’un immense réservoir de main-d’œuvre dans les campagnes. C’est là que vit misérablement plus de la moitié de la population chinoise, soit davantage que le total de la population de l’Union européenne. Ce qui suit2 présente les raisons pour lesquelles cet afflux de migrants n’est pas prêt de se tarir même si quelques améliorations ont eu lieu récemment [2].
L’agriculture chinoise stagne depuis des années. En 2003, la production de céréales était au même niveau qu’en 1990, tandis que le revenu moyen des paysans avait été divisé par six depuis 1997. Étant donnée l’augmentation du coût des soins de santé et de l’éducation, leur pouvoir d’achat réel a encore plus baissé [3].
Plutôt que de chercher à augmenter le niveau de vie des paysans et à réduire la fracture entre industrie et agriculture, les autorités centrales continuent à les tirer vers le bas. Les greniers restent vides et la nourriture est achetée de façon croissante à l’étranger. Le nouveau grand marché de consommation n’est qu’une invention et un rêve des pays capitalistes occidentaux : plus de la moitié de la population fait partie de ce que la Banque mondiale appelle “ le quatrième monde ”, avec un pouvoir d’achat équivalent à celui des pays les plus pauvres du monde.
La situation difficile des paysans est rendue invivable par le véritable racket auquel ils sont soumis.
Avec l’abolition des Communes populaires en 1984, (…) la propriété de la terre a été transférée non pas aux paysans, mais aux municipalités. Celles-ci furent autorisées à lever leurs propres impôts, et cela sans avoir à publier leur comptabilité et, bien sûr, sans mécanisme de contrôle par en bas.
Résultat, la croissance de la bureaucratie locale a conduit à une vaste prolifération de taxes prélevées directement sur les paysans, non plus sous forme de biens ou de corvées mais en argent liquide, et plus ou moins selon le bon vouloir des responsables intermédiaires.
Dans leur livre, Chen et Wu1 ont tenté de faire la liste de ces taxes. Ils ont comptabilisé 93 taxes levées par différents ministères, ainsi que 293 taxes payables à la municipalité ou au canton, mais ils ont finalement renoncé, concluant que les paysans payaient, suivant leur expression, « plus de taxes qu’il y avait de poils sur une vache ». Il existe en effet des taxes pour financer la construction des bâtiments de la mairie, des écoles, du centre médical, du club social des membres du parti, du centre de propagande de la politique familiale, des entreprises appartenant au village, ainsi que le fond pour la défense de l’environnement et la prévention de la criminalité.
Il existe des taxes pour l’éducation (pour le salaire des enseignants supplémentaires, pour réparer les bâtiments, financer les bibliothèques et divers équipements), des taxes pour la politique familiale (santé infantile, alimentation après avortement, salaire des responsables). Il y a aussi des taxes pour la milice populaire et les services sociaux.
Il faut ajouter celles pour la réparation des routes, la construction de maisons, les services vétérinaires, la dératisation et l’équipement de la police en uniformes, en vélomoteurs, ou en mégaphones. Il y a de plus les taxes sur les porcs (reproduction, égorgement et naissance des porcelets), même pour les paysans qui ne possèdent pas de cochons.
Et par-dessus tout cela, les paysans doivent payer des « taxes administratives » pour financer les déplacements et diverses autres dépenses des membres du parti ou des délégués à l’Assemblée nationale lorsqu’ils participent à des évènements officiels ou à des réunions politiques.
Si les paysans n’ont pas d’argent, l’équipe de collecte des impôts du secrétaire local du parti confisque leurs cochons, leurs meubles, leurs récoltes et leurs machines. En cas de résistance, il peut appeler les forces de sécurité et les paysans sont alors battus, arrêtés ou emprisonnés.
Brutalités et intimidations sont monnaie courante : le fils du président du parti du district de Jiwangchang avait l’habitude de débarquer avec une escorte de la milice populaire et, si les paysans essayaient de se cacher dans les maisons pour ne pas donner l’argent réclamé, "il défonçait la porte, faisait payer le paysan en y ajoutant le remboursement des frais occasionnés par le cassage de la porte. Après avoir collecté tout l’argent, il emmenait toute sa bande au restaurant pour un énorme repas, et demandait ensuite au village de régler la note. »
Le secrétaire du parti du canton de Linquan envoya une équipe de 300 personnes pour « enquêter » sur le contrôle des naissances dans un village. En une seule année, trois fonctionnaires du village de Sunmiao, arrêtèrent plus de 200 villageois des environs pour « violation de la réglementation du contrôle des naissances », et les enfermèrent dans un centre de détention sans fenêtre jusqu’à ce que leurs familles viennent payer une lourde amende.
Pour toutes ces raisons des luttes sociales intenses se déroulent dans les campagnes.
Les paysans de Duzhuhu, dans le district de Huangyu, par exemple, utilisent des signaux d’alerte lorsqu’une équipe de collecteurs d’impôts est repérée en train de s’approcher du village. Si l’équipe s’approche par l’ouest, les villageois de ce côté du village tapent sur une cymbale en cuivre. S’ils arrivent par l’est, les villageois de ce côté utilisent des sifflets. Au signal, tous les paysans saisissent toutes les armes possibles, comme des bâtons ou des couteaux, et se précipitent pour attaquer les collecteurs.
Souvent, ce sont les villageois qui ont voyagé en ville ou qui ont une certaine éducation qui prennent la tête du mouvement. Lorsqu’ils ne peuvent plus supporter de tels pillages, ils envoient des déclarations écrites réclamant l’aide des représentants les plus élevés de l’État.
Ding Zuoming, un jeune paysan du village de Luying dans le canton de Anhui’s Lixin, suivait à la radio les débats du Comité central du Parti concernant la réduction de l’imposition rurale. Il écrivit un tract expliquant à ses voisins que les taxes levées par les fonctionnaires locaux pour le fond destiné au développement du village étaient beaucoup trop élevées.
Cela ressemblait beaucoup à la propagande que faisaient les cellules communistes clandestines dans les zones contrôlées par le général Jiang Jieshi (Tchang Kaï-chek) avant 1949.
Ding conduisit une délégation de paysans auprès du comité de village du parti, et envoya une série de lettres aux autorités supérieures. Rapidement, quelques cadres du village s’en prirent physiquement à lui, puis l’accusèrent de les avoir attaqués. Lorsque Ding refusa de payer l’amende qu’ils lui demandaient, il fut emprisonné au poste de police du village, torturé et battu à mort. Une foule furieuse de villageois quitta Luying pour monter à la capitale du canton, se transformant à l’arrivée à Jiwangchang, en une manifestation bruyante de milliers de personnes, avec des tracteurs, des tricycles, des camions agricoles, des charrettes et des rickshaws [4]. Alertées par le reporter de l’agence Chine Nouvelle, les autorités centrales avaient été mises au courant de la manifestation plus rapidement que par le comité du parti de Lixin.
Ils savaient aussi que des dizaines de milliers de paysans venaient juste de s’affronter à la police lors d’une manifestation contre les taxes excessives dans le canton de Renshou (province du Sichuan), et voulaient être certain qu’il n’y aurait pas d’escalade.
Une équipe du Comité central fut envoyée à Lixin pour réprimer les responsables de « l’affaire Ding Zuoming ».
Mais, retournant au village de Luying huit ans après la mort de Ding, Chen et Wu découvrirent que sa famille n’avait toujours pas reçu la compensation stipulée lors du procès. Les enfants de Ding avaient dû quitter l’école prématurément pour aider leur mère sans le sou à travailler aux champs.
Lorsque les paysans surtaxés ont demandé une enquête sur les comptes du village de Xiaozhang, Zhang et ses brutes de fils attaquèrent avec des couteaux les enquêteurs, tuant quatre d’entre eux. Sur instruction du comité du parti du canton de Guzhen, la télévision locale expliqua que les morts étaient dues à une « dispute », sans mentionner les antécédents de Zhang concernant des crimes et des extorsions de fonds.
Lorsque les familles des victimes allèrent manifester au chef-lieu du canton pour se plaindre, les cadres locaux leur ont demandé de se taire et leur ont interdit d’envoyer des rapports aux autorités supérieures ou de répandre des rumeurs sur cette affaire.
Les familles des victimes n’ont pas été prévenues quand le tribunal municipal a siégé pour ces meurtres et elles n’ont pas eu le temps de trouver des avocats. Aucun enquêteur n’a été envoyé pour interviewer les témoins. Aucun des parents des victimes n’a pu voir l’acte d’accusation, qui ne mentionnait nulle part l’équipe de contrôle fiscal. Lorsqu’ils se sont précipités au tribunal, on leur a dit qu’ils avaient le droit d’écouter, mais pas de parler. Quand ils tentèrent de faire appel contre les sentences légères rendues contre certains meurtriers, leur demande fut rejetée. Lorsque Chen et Wu se rendirent à Xiaozhang en 2001, les familles vivaient dans la peur, car l’un des meurtriers était encore en liberté.
Lorsqu’une délégation du village de Wangying s’est rendue à Beijing (Pékin) pour essayer d’obtenir l’application à leur village de la politique de réduction d’impôts, des manifestations locales contre les pratiques d’extorsion de Zhang Xide, le secrétaire du parti du canton, entraîna de nouvelles menaces contre les villageois. Les trois villageois de la délégation avaient été reçus de façon sympathique au ministère de l’agriculture et les autorités du canton avaient été obligées d’envoyer une équipe d’enquêteurs à Wangying. Néanmoins, à leur retour, l’un d’entre eux, Wang Junbin, un ancien soldat et membre du parti, fut licencié de son poste et les deux autres furent battus par les autorités municipales.
Après que les policiers venus pour arrêter les trois hommes au milieu de la nuit aient été chassés par les paysans en colère, Zhang Xide envoya huit camions lourdement armés des forces de sécurité pour briser la résistance. Pendant les arrestations massives qui suivirent, deux des villageois furent envoyés en prison dans la région d’où Zhang Xide est originaire. Ils y restèrent deux mois, avec les mains attachées dans le dos, jour et nuit, obligés de manger dans un bol posé sur le sol comme des animaux.
Quand leur procès eut finalement lieu, ils eurent des sentences légères, grâce aux rassemblements de masse organisés à l’extérieur du tribunal du canton de Linquan, et Zhang Xide fut transféré dans un autre canton. Un des trois villageois a été récupéré par le pouvoir. Il fut réadmis dans le parti et embauché comme secrétaire du village de Wangying. En 2001, “comme si le système du parti en zone rurale était un lac magique dans lequel il suffisait de se baigner pour changer de caractère“, comme le commentent Chen et Wu, Wang Junbin fût accusé par les paysans de Wangying de s’être mis dans la poche les indemnités de sécheresse prévues pour le village.
La surexploitation de la paysannerie est un choix politique délibéré des autorités chinoises. Les mobilisations dans les villes sont beaucoup plus dangereuses pour elles et ont beaucoup plus de chances d’avoir une couverture médiatique avec un effet négatif sur les investisseurs.
L’Occident a les mêmes préoccupations : les capitalistes occidentaux craignent encore plus l’instabilité en Chine que le parti communiste chinois lui-même. Ils ont besoin de l’autorité du parti pour sauvegarder leurs milliards de dollars d’investissements. Pour cette raison, ils sont prêts à fermer les yeux sur n’importe quels crimes commis par le parti contre son peuple, en premier lieu en déconnectant les violations des droits de l’Homme des relations commerciales. Les capitalistes occidentaux sont sourds aux nombreux appels contre le recours à des conditions de travail inhumaines ou l’interdiction du Fa Lun Gong [5].
La richesse créée par le sang et la sueur des paysans est accaparée par des bureaucrates corrompus, ou envoyée à l’étranger pour acheter des Bons du Trésor américain permettant aux estomacs occidentaux de poursuivre leur consommation sans fin.