Kaboul, envoyé spécial
Elles sont huit, assises sur des coussins moelleux autour d’un tapis aux motifs rouge sang. Les rideaux tamisent la dure lumière du dehors. La pièce donne sur le jardin d’une maison nichée au pied d’une des collines à la pierraille grise qui encerclent Kaboul. Institutrices ou femmes au foyer, elles sont venues livrer leurs pensées et sentiments à quelques jours du scrutin présidentiel du 20 août, sous haute tension en raison des menaces proférées par les talibans.
Visage encadré par le châle de rigueur, discrètement maquillées, elles s’expriment avec passion, trahissent leur désenchantement, mais confient aussi leurs espoirs. La plupart annoncent qu’elles bouderont les urnes, par désillusion ou absence de motivation, tandis qu’une petite minorité (trois sur dix) se déplacera, fière d’user de son « droit citoyen ».
A les écouter, on mesure mieux la déception générale de la population afghane à l’égard d’une « reconstruction » de l’Afghanistan surtout riche en « promesses non tenues », comme dit Zakia, institutrice. Toutes égrènent les mêmes griefs : le chômage dans les familles, la misère des salaires (quand il y en a), la mauvaise qualité de l’éducation, la crise du logement (« Nous sommes quinze dans deux pièces »), la corruption des nouveaux maîtres, l’insécurité ambiante avec une peur panique des enlèvements d’enfants.
La plus dure est Jamila, institutrice elle aussi. Non seulement elle ne votera pas, mais elle clame qu’elle a « jeté sa carte électorale ». « A quoi ça sert ?, interroge-t-elle. La démocratie, c’est pour Kaboul peut-être. Mais à l’extérieur, cela n’existe pas. » Elle cite un exemple, le port de la burqa. « A 15 km de la capitale, si une femme n’est pas vêtue de la burqa, elle est menacée par des extrémistes. On vit dans l’insécurité permanente. Où est la démocratie ? »
La discussion s’engage sur la condition des femmes en Afghanistan, près de huit ans après la chute du régime taliban, fin 2001. Chacune admet que le président sortant Hamid Karzaï, en dépit de tous ses défauts, demeure « préférable » aux talibans. La mémoire de la brutalité du régime islamiste (1996-2001) reste vive. Zarmina narre une anecdote personnelle sur l’ambiance de l’époque : « J’étais au marché. J’ai soulevé quelques instants ma burqa pour mieux regarder les aliments sur les étals. Des vigiles talibans m’ont aussitôt frappée. »
Zakia acquiesce. « Sous Karzaï, on peut au moins aller travailler. » Chekeba abonde : « Oui, on est plus libre. » Une de ses voisines lui objecte : « Tu dis ça, mais tu n’iras pas voter car ton mari te l’interdit. » Chekeba s’empourpre d’embarras et murmure : « Je dis cela pour les autres femmes. » Zakia met tout le monde d’accord en brossant une synthèse de la situation : « Il y a un progrès pour les femmes de la classe moyenne des villes, qui peuvent sortir, travailler. Mais les choses n’ont pas changé pour les femmes victimes de l’oppression des familles, notamment dans les campagnes. »
Parce qu’elles ont déjà durement éprouvé l’ordre taliban, ces femmes demeurent finalement mesurées dans leur critique du système mis en place depuis 2001. On ne leur fera pas dire que la lourde présence militaire occidentale (près de 100 000 hommes) relève d’une « occupation » de l’Afghanistan. « Si les étrangers partent, l’insécurité va empirer, avertit Sima. Il y a un processus en cours, je veux rester optimiste. On a déjà vécu tant de choses horribles. Avec le temps, avec l’éducation qui va se généraliser, les choses devraient finir par s’arranger petit à petit. » Zarmina, elle, s’en remet au Tout-Puissant. « Si l’Afghanistan s’en sortira ? Si la condition des femmes s’améliorera ? De toute façon, c’est Dieu qui décide. »