L’Afghanistan s’apprête à entrer dans une nouvelle phase de turbulences à l’occasion du scrutin présidentiel du 20 août. Près de huit ans après la chute du régime taliban, fin 2001, et la mise en route d’une laborieuse « reconstruction », l’incertitude sur l’avenir du pays est plus grande que jamais. D’autant que l’environnement extérieur - comme le front intérieur - se recompose.
Le fait saillant est l’érosion de la prépondérance qu’y exerçaient les Etats-Unis au lendemain de leur intervention militaire précipitée par les attentats du 11 septembre 2001. Cette hégémonie a vécu. Elle a, au fil des ans, offensé un nationalisme afghan ombrageux - héritier d’un « royaume de l’insolence » qui n’a jamais été proprement colonisé - au point que les élites de Kaboul, censées être des marionnettes de l’étranger, ont fini par se raidir. L’évolution du président Hamid Karzai est à cet égard symptomatique. L’« homme des Américains » a amorcé à partir de 2008 un tournant nationaliste, cherchant à opposer des contrepoids à l’influence de Washington et, au-delà, à celle de Londres dont les ingérences plus subtiles - passé colonial oblige - ont aussi fini par indisposer. Trois puissances régionales ont profité de l’espace ainsi ouvert : la Russie, l’Iran et la Chine. Ou comment la géopolitique afghane s’est « multipolarisée ».
Quelle ironie de l’Histoire que ce retour de Moscou ! Il ne saurait pourtant étonner. Car contrairement aux Etats-Unis, puissance lointaine, la Russie est un Etat d’Asie centrale aux ambitions régionales jugées légitimes. Le « grand jeu » de naguère, qui avait opposé au fil du XIXe siècle la Russie et l’Angleterre, n’a pas eu lieu pour rien. Cette poussée russe vers le Sud, donc vers l’Afghanistan, a été constante, insidieuse, jusqu’à culminer par une brutale invasion militaire (1979-1989) qui s’est soldée par un désastre. La leçon a été retenue. Le profil bas est jugé plus efficace. Aujourd’hui, M. Karzai veut acheter du matériel militaire russe. Et les Américains eux-mêmes - autre ironie de l’Histoire ! - quémandent auprès de MM. Poutine et Medvedev l’autorisation de faire transiter l’approvisionnement de l’OTAN par la frontière nord de l’Afghanistan, arrière-cour de la Russie.
Les mêmes lois de la géographie éclairent le regain d’influence de l’Iran, le voisin de l’ouest. Là encore, rien de très nouveau. Avant la rivalité anglo-russe, l’Afghanistan avait été le théâtre d’un autre « grand jeu », celui opposant au XVIIe siècle la Perse et l’empire moghol indien. Après une très longue éclipse, Téhéran reprend aujourd’hui ses marques sur le théâtre afghan, exploitant - comme lors de sa récente percée en Irak - la carte de la communauté chiite (minoritaire). Le but évident est de miner une présence militaire américaine jugée menaçante. L’heure n’est plus où l’Iran se dressait contre les talibans, ces sunnites ultraorthodoxes persécutant les chiites. Son jeu est devenu plus fin. Entre le danger sunnite taliban et le péril américain, la priorité est d’endiguer le second.
Quant à la Chine, son ambition de se glisser dans le concert afghan s’inscrit dans sa politique générale à l’égard de l’Asie centrale. Deux impératifs l’animent : contrôler les foyers islamistes susceptibles de déstabiliser sa région occidentale du Xinjiang, peuplée de Ouïgours musulmans, et s’approvisionner en matières premières. Son offensive de charme auprès de Kaboul vient de porter ses fruits. En obtenant d’exploiter la mine d’Aynak, qui recèlerait la deuxième réserve mondiale de cuivre, Pékin réalise une percée majeure en Afghanistan.
Mais cette nouvelle carte géopolitique est loin d’être rigide. Elle pourrait à nouveau évoluer à la faveur de la « sortie de crise » que tentent d’amorcer les Américains et, derrière eux, l’OTAN et les Nations unies. Si le dialogue avec l’insurrection, ou certaines factions de celle-ci, devait s’imposer (comme chacun le pense), le Pakistan et l’Arabie saoudite pourraient recouvrer un crédit qu’ils avaient perdu depuis la chute du régime taliban.
En dépit de ses protestations officielles, le Pakistan demeure très lié aux talibans combattant en Afghanistan. Cette connexion est vitale pour les stratèges d’Islamabad, qui ont toujours cherché à installer à Kaboul un régime allié afin de desserrer la pression de l’Inde rivale. L’influence de New Delhi en Afghanistan s’étant accrue depuis 2001, les Pakistanais continuent d’user des talibans comme des « actifs stratégiques », dont la mission est d’évincer les réseaux indiens. Cette proximité rend donc inévitable le recours aux services secrets d’Islamabad quand sonnera l’heure des négociations.
L’affaire est toutefois délicate pour tout gouvernement de Kaboul. Car le nationalisme afghan est très hostile au Pakistan, accusé d’ingérence permanente. Il faut donc un écran, un acteur tiers. C’est là qu’intervient l’Arabie saoudite, qui cumule les atouts - proche des Pakistanais, soutien historique de l’ex-régime taliban et haut lieu de l’islam - pour s’imposer comme médiateur. Des contacts ont déjà été noués en 2008 à La Mecque. Ils sont appelés à se renouveler. Plus que jamais, la géopolitique afghane se complexifie.