Ce qui était en jeu à Hong-Kong, c’était la survie institutionnelle de
l’Organisation Mondiale du Commerce. Après l’échec des deux conférences
ministérielles de Seattle et de Cancun, un troisième fiasco aurait
sérieusement nuit à la survie de l’OMC en tant que principe moteur de la
libéralisation du commerce mondial. Il fallait un accord, et on est parvenu
à un accord. Comment, pourquoi, et qui en sont les acteurs, c’est toute
l’histoire de ce qui s’est passé à Hong-Kong.
Un accord qui n’est pas anodin
Certains comptes-rendus ont qualifié l’accord de Hong-Kong d’ « accord
minimal », qui aurait surtout pour fonction de maintenir l’OMC à flot. C’est
loin d’être le cas. Des concessions substantielles ont été arrachées aux
pays en développement, qui n’ont pratiquement rien reçu en échange.
S’agissant de l’Accès aux Marchés Non Agricoles(AMNA), il a été stipulé une
« formule suisse » (NDT : mécanisme d’abaissement des barrières douanières
très précis, déjà présent dans les accords de 1993) qui entraînera des
baisses proportionnellement plus importantes aux droits de douane les plus
élevés. Cela pénalisera surtout les pays en développement puisque, pour
renforcer leurs secteurs industriels et supplanter les importations, ils
appliquent sur les produits industriels des droits de douane plus élevés que
ceux des pays développés.
La procédure de négociation « plurilatérale » spécifiée dans le texte
concernant les services perd la souplesse de la démarche offre-demande qui a
marqué les négociations de l’Accord Général sur le Commerce des Services
(AGCS). .Cette procédure introduit une contrainte qui va enfermer de
nombreux pays en voie de développement dans des négociations sectorielles
conçues pour faire voler en éclats les services essentiels.
Ce que les pays du Sud ont obtenu en échange, c’est principalement une
échéance pour l’élimination progressive et définitive des subventions à
l’exportation dans l’agriculture. Cela laisse néanmoins pratiquement intact
le dispositif de subventions agricoles dans l’Union européenne et aux
Etats-Unis. Même s’il est formellement prévu de supprimer les subventions à
l’exportation, d’autres formes de soutien aux exportations permettront à
l’Union Européenne, par exemple, de continuer à les subventionner à hauteur
de 55 milliards d’euros après 2013.
En somme, c’est un accord de poids, mais qui va surtout peser sur les pays
en voie de développement.
Les grandes lignes de l’accord étaient déjà manifestes avant Hong-Kong, et
de nombreux pays en voie de développement s’étaient rendus à la conférence
ministérielle avec la ferme intention de s’y opposer. Et il y a bien eu
plusieurs évènements, tels que la formation du G 110 par le G33 le 16
décembre, le G90, et la réunion de l’ACP (Asie Caraïbes Pacifique), qui
laissaient penser que ces pays pouvaient encore s’unir pour faire échouer
l’accord imminent. Pourtant, en fin de compte, les gouvernements des pays en
voie de développement ont cédé, car beaucoup d’entre eux n’étaient guidés
que par la crainte de se retrouver accusés de porter la responsabilité de la
faillite de l’organisation. Même Cuba et le Venezuela se bornèrent à
manifester des réserves concernant le texte sur les services lors de la
session de clôture de la conférence ministérielle, le 18 décembre au soir.
Les faiseurs d’accord
La défaite des pays en développement a été due, non pas à l’absence de
meneurs, mais plutôt au fait que les meneurs les ont entraînés dans une
direction contraire à leurs intérêts. Le fiasco de Hong-Kong s’explique par
le rôle joué par le Brésil et l’Inde, les chefs du célèbre groupe des 20.
Le Brésil et l’Inde étaient déjà prêts à accepter l’accord avant de venir à
Hong-Kong. L’essentiel pour le Brésil était que l’Union Européenne précise
une échéance pour la suppression des subventions aux exportations de
produits agricoles, et c’était un point dont les négociateurs brésiliens et
beaucoup d’autres attendaient l’annonce par l’Union Européenne à la
conférence ministérielle, même si, pour des raisons tactiques, les Européens
ne devaient le dévoiler qu’au dernier moment.
En venant à Hong-Kong, le Brésil était disposé à accepter la formule de la Suisse concernant l’AMNA,
ainsi que la démarche plurilatérale concernant les services. L’Inde, pour sa
part, était arrivée à Hong-Kong avec des positions connues de tous. Elle
accepterait la démarche plurilatérale dans la négociation sur les services
ainsi que la formule suisse pour l’AMNA, et s’alignerait sur le Brésil pour
les questions agricoles. La seule question que beaucoup se posaient était de
savoir si l’Inde ferait pression sur les pays développés pour qu’ils fassent
des concessions sur le mode 4 de l’AGCS, c’est-à-dire pour que les
Etats-Unis et l’Union Européenne acceptent l’immigration d’un plus grand
nombre de personnes qualifiées issues des pays en voie de développement. En
fin de compte, elle décida de ne pas insister auprès de Washington sur ce
sujet.
La récompense
L’accord final se traduira-t-il par un bénéfice net pour le Brésil et l’Inde
? On peut en débattre, mais à supposer qu’il se solde par une perte nette,
celle-ci serait vraisemblablement plus faible que pour les pays les moins
avancés. Cependant, le principal bénéfice pour le Brésil et l’Inde ne se
trouve pas dans l’impact de l’accord sur leurs économies, mais dans le rôle
actif qu’ils jouent désormais dans la redistribution du pouvoir au sein de
l’OMC.
Avec l’émergence du G20 lors de la conférence ministérielle de Cancun en
2003, l’Union européenne et les Etats-Unis prirent conscience que la vieille
structure de pouvoir et de prise de décision à l’OMC avait fait son temps.
L’élite devait s’ouvrir à de nouveaux joueurs. Le cercle du pouvoir devait
s’agrandir pour remettre l’organisation d’aplomb et en ordre de marche.
L’invitation lancée par l’Union Européenne et les Etats-Unis au Brésil et à
l’Inde pour qu’ils fassent partie, aux côtés de l’Australie, des « Five
Interested Parties » (FIPs, ou Cinq Parties Intéressées), était une étape
essentielle dans cette direction, et c’est l’accord entre les FIPs qui a mis
fin à l’impasse sur les négociations agricoles, et qui, dans la foulée, a
conduit à l’Accord Cadre lors de la réunion du Conseil Général en juillet
2004.
Lors de la préparation de la réunion ministérielle de Hong-Kong, on a vu
s’affirmer le nouveau rôle du Brésil et de l’Inde en tant que répartiteurs
du pouvoir entre monde développé et pays en développement, comme en témoigne
la création d’un nouveau groupe informel connu sous le nom de « New Quad »
(Nouvelle Quadripartite). Cette formation, qui comprend l’Union Européenne,
les Etats-Unis, le Brésil et l’Inde a joué un rôle décisif en élaborant
l’ordre du jour et l’orientation des négociations. A Hong-Kong, son
principal objectif était de sauver l’OMC. Et le rôle du Brésil et de l’Inde
était de forcer les pays en voie de développement à consentir à un accord
déséquilibré qui rendrait cela possible, et cela malgré les réticences de
l’Union européenne et des Etats-Unis à faire de substantielles concessions
dans l’agriculture. L’annonce de cette acceptation constituerait la preuve
que le Brésil et l’Inde sont des acteurs « responsables » au plan mondial.
C’était le prix à payer pour être membre à part entière de la nouvelle
structure de décision, ainsi élargie.
Les deux gouvernements durent exercer beaucoup de pressions, avant et
pendant Hong-Kong, et mettre en jeu leur réputation de leaders des pays en
voie de développement, mais, malgré les réticences, ils parvinrent à faire
accepter ce mauvais accord par tous. C’était un exploit, qui impliquait :
– d’obliger:les pays les moins avancés à accepter un « paquet du
développement » consistant essentiellement en une disposition pleine
d’équivoque sur l’entrée sans droits de douane ni quotas de leurs produits
sur les marchés des pays développés, ainsi qu’un accord intitulé de manière
trompeuse « aide contre commerce ». Cet accord portait notamment sur des
prêts et leur permettrait de rendre leurs régulations économiques cohérentes
avec les règles de l’OMC, en augmentant leur endettement par la même
occasion.
– de faire les yeux doux aux producteurs de coton d’Afrique de l’Ouest pour
qu’ils acceptent un accord dont la finalité essentielle était de donner aux
Etats-Unis une année de plus avant d’éliminer les subventions aux
exportations qu’ils auraient dû supprimer il y a un an et demi, en
conformité avec une décision de l’OMC. Un accord qui faisait fi des demandes
des Africains de compenser les énormes dommages que ces subventions avaient
infligés à leurs économies ;
– d’amadouer les pays (Indonésie, Philippines, Afrique du Sud, Venezuela et
Cuba) qui faisaient des difficultés lors des négociations sur les services
afin qu’ils abandonnent leur opposition à l’Annexe C de l’avant-projet de
déclaration, laquelle prescrivait des négociations plurilatérales,
– de neutraliser les membres les plus mécontents du « AMNA 11 » (dont le
Brésil et l’Inde faisaient eux-mêmes partie) qui voulaient conditionner
l’accélération de la libéralisation des droits de douane dans l’industrie et
la pêche, demandée par le Nord, à des concessions que feraient le Nord sur
l’agriculture.
Un Club d’admiration mutuelle
La conférence de presse finale du G20, le 18 décembre en fin d’après-midi, a
été remarquable pour son manque de contenu et son insignifiance. Comme pour
couper court à de difficiles questions sur le texte ministériel et la valeur
de l’accord pour les pays en voie de développement, le ministre brésilien
des Affaires Etrangères, Celso Amorim, ne cessait de répéter « Nous avons
une date », faisant ainsi allusion à l’élimination définitive des
subventions aux exportations en 2013. Puis Amorim et le ministre indien du
Commerce et de l’Industrie, Kamal Nath, s’adonnèrent à de grandes
démonstrations d’amitié et à de mutuelles congratulations pour le bon boulot
qu’ils avaient fait en aboutissant à un accord qui protégeait les intérêts
des pays en voie de développement. Puis, alors qu’une grande partie de
l’assistance se préparait à poser des questions, Amorim mit fin
précipitamment à la conférence de presse et quitta rapidement la salle avec
Kamal Nath, soi-disant pour se rendre à une autre réunion, mais de toute
évidence pour ne pas subir un feu de questions de la part de journalistes
sceptiques et de représentants d’ONG.
A la session de clôture de la sixième conférence ministérielle, Pascal Lamy,
le directeur général, déclara : « l’équilibre du pouvoir a penché en faveur
des pays en voie de développement ». L’affirmation n’était pas totalement
cynique ni erronée. Elle comportait un brin de vérité : l’Inde et le Brésil,
les grands chefs du monde en développement, appartenaient désormais au club
des grands de l’OMC.
Paradoxe
Il est paradoxal que le G20, dont la création avait captivé l’imagination
des pays en développement lors de la conférence ministérielle de Cancun,
soit finalement devenu la rampe de lancement de l’intégration de l’Inde et
du Brésil au sein de la structure de direction de l’OMC. Mais c’est loin
d’être une exception dans l’histoire. Vilfredo Pareto, le penseur italien,
disait de l’histoire qu’elle était « le cimetière des aristocraties » qui
résistaient à l’évolution des relations de pouvoir. Pour Pareto, les élites
qui réussissent le mieux sont celles qui, face aux meneurs des insurrections
qui veulent les chasser du pouvoir, parviennent à les récupérer en
élargissant l’élite dirigeante tout en conservant la structure du système.
Bien que divisés sur l’agriculture, l’Union Européenne et les Etats-Unis
avaient pour priorité commune, depuis l’échec de Cancun, la survie de l’OMC,
et, à Hong-Kong, ils menèrent avec succès une stratégie de récupération qui
arracha la victoire au cœur même de la déroute.
Avant les événements de Hong-Kong, les cas récents de récupération les plus
marquants concernaient le gouvernement du Président Luis Inacio da Silva au
Brésil, mené par le Parti des Travailleurs, et le gouvernement de coalition
de l’Inde, mené par le Congrès. Tous deux sont arrivés au pouvoir avec des
programmes anti-libéraux. Mais une fois en place, tous deux sont devenus les
stabilisateurs les plus efficaces des politiques néolibérales, tous deux ont
reçu le soutien du Fonds Monétaire International, du lobby transnational des
entreprises, et de Washington. Il n’est pas exagéré de supposer qu’il existe
un lien entre l’action nationale de ces gouvernements et leur performance
sur la scène internationale à Hong-Kong.