Total est à nouveau rattrapé par ses liens troubles avec la junte birmane. Dans un rapport publié aujourd’hui, que Libération a pu lire en avant-première, l’ONG américano-thaïlandaise Earth Rights International (ERI) accuse le géant pétrolier français et son partenaire américain Chevron (ex-Unocal) d’être les principaux soutiens financiers de la junte, au pouvoir depuis 1962, ainsi que d’avoir « contribué à un haut niveau de corruption en Birmanie » et de se rendre indirectement complice de « travail forcé et d’exécutions » sur le site du gisement gazier de Yadana, dans le sud du pays (1). Contactée hier par Libération, la direction de Total n’a pas souhaité s’exprimer avant d’avoir lu ce rapport.
Après deux ans d’enquête, ERI révèle que le gisement de Yadana a permis au régime birman d’engranger 4,83 milliards de dollars (3,31 milliards d’euros) entre 2000, début de l’exploitation du site, et 2008. Sur la même période, les enquêteurs avancent que « Total aurait perçu approximativement 483 millions de dollars [331 millions d’euros]et Chevron, 437 millions de dollars [299 millions d’euros] après avoir déduit 30% de taxes imposées par le régime et 10% de coûts de production ».
MANNE. Selon les enquêteurs « 75% des revenus du projet Yadana vont directement au régime militaire ». Loin d’être versée au budget national, cette manne détournée par les généraux « est localisée dans deux grandes banques offshore à Singapour, réputées pour abriter des fonds des gouvernements de la région et des diasporas ». D’après ERI, il s’agit d’une part de la « Overseas Chinese Banking Corporation (OCBC), qui détient la plupart de ces revenus », d’autre part de « DBS Group ». L’OCBC, précise ERI, est « une des plus grandes institutions financières du marché malaiso-singapourien » et DBS group « la plus grande banque du Singapour en terme d’avoirs ».
EarthRights International conclut que « Yadana a été un élément décisif permettant au régime militaire birman d’être financièrement solvable ». Autrement dit, il a pu « à la fois ignorer la pression des gouvernements occidentaux et refuser au peuple birman toute demande démocratique ».
Régime autoritaire doté de solides et croissants moyens financiers, le Conseil d’Etat pour la paix et le développement (nom officiel du régime) a pu agir à sa guise dans la région de Tenasserim où est installé le gisement et le pipeline reliant la mer d’Andaman à la Thaïlande. Là, dans un corridor long de 60 km, vivent près de 50 000 personnes. Total et Chevron ont confié leur sécurité et celle de leurs installations à l’armée birmane. Selon ERI, « au moins 14 bataillons militaires interviennent dans la région pour assurer la sécurité du pipeline ». C’est dans cette zone difficile d’accès qu’Earth Rights International enquête depuis une quinzaine d’années.
Travaux forcés. Témoignages à l’appui (lire ci-dessous), elle évoque plusieurs cas récents de « travail forcé ». Les militaires birmans obligent les villageois à construire des abris pour eux ou la police, à participer à des tours de garde, etc. Ces révélations contredisent les affirmations de Total selon lesquelles le travail obligatoire a été « éradiqué » dans la région. Par la voix de Jean-François Lassalle, directeur des relations extérieures, le groupe pétrolier dit pourtant « avoir toujours veillé à ce qu’il ne soit pas pratiqué dans la zone ». L’Organisation internationale du travail (OIT) a précisé en août qu’il serait « injuste et inexact de dire que le travail forcé n’existe plus dans la zone du pipeline ». En 2005, l’entreprise avait indemnisé huit plaignants birmans qui poursuivaient Total pour « séquestration arbitraire ». Le rapport d’ERI illustre le décalage saisissant entre le respect des droits sociaux et des droits de l’homme, dont Total se revendique dans sa « charte éthique », et la réalité sur le terrain.
Les entretiens menés auprès de villageois et de déserteurs rapportent des exécutions -notamment un enfant, en 2007-, des cas de tortures, de taxations arbitraires, d’expropriation… Face à de tels témoignages, les doutes d’ERI sur la réalité des programmes de santé et d’éducation subventionnés par Total passent largement au second plan.
« Si vous ne signez pas, je vous descends »
TEMOIGNAGES
Les récits de paysans recueillis le long du gazoduc décrivent un système de quasi-servage.
Témoignages extraits du rapport de l’ONG Earth Rights International « Total impact ».
Construire pour l’armée
Un habitant du village de Zinba, le long du gazoduc Yadana. « Début 2009, les soldats birmans [chargés de la sécurité du gazoduc de Total] basés près de chez nous ont demandé à notre village de construire un nouveau camp de police. L’ordre a été donné fin mars. Le terrain appartient à deux villageois. Je n’ai pas entendu dire qu’ils avaient été compensés. Les habitants ont dû couper du bambou, du bois, des feuilles et construire les huttes. Je les ai entendus dire « aide » plutôt que « travail forcé ». Ils n’osent pas utiliser ces mots. »
Un habitant se plaint de l’afflux de soldats déployés dans les villages le long du gazoduc : « Les soldats n’arrêtent pas de venir. Ils sont deux ou trois à la fois. Ils s’emparent de nos légumes, de fruits et d’autres biens qui nous appartiennent sans nous demander la permission. Ils nous demandent aussi de planter pour eux, de scier du bois dans la forêt et d’autres types de travail forcé… Le travail forcé est incessant »
Monter la garde la nuit
Un habitant du village de Michauglaung, le long du pipeline, explique qu’il était contraint par l’armée birmane d’assurer la sécurité du gazoduc : « Il nous fallait aussi monter la garde la nuit une fois toute les deux semaines pendant trois heures. Si on s’endort il faut payer en gage à l’armée birmane trois kilos de poulet. Parfois, ils nous battent, et il faut accomplir un jour de travail forcé ».
Donner sa terre sans compensation
Un habitant raconte en 2008 comment les militaires l’ont contraint à donner son terrain pour la construction d’une route près du gazoduc. « L’officier Saw Khun Chow est venu avec un dossier et nous a demandé de signer un papier pour la compensation qu’on était supposé obtenir. L’acte stipulait qu’on « donnait sans contrainte nos terres à l’Etat ». Tous les villageois ont refusé. On en a parlé avec le bureau et on a tous refusé de signer. L’officier a alors sorti son pistolet en disant « Si vous ne signez pas, je vous descends sur le champ ». Alors on a dû signer. »
L’essentiel
LE CONTEXTE
La junte birmane, dont Total assure l’essentiel des finances selon l’ONG Earth Rights, paraît plus retranchée et solide que jamais.
L’ENJEU
Les sanctions ne marchent pas parce qu’elles excluent le secteur des hydrocarbures et ne concernent pas les pays voisins de la Birmanie, qui accueillent l’argent sale des généraux.
Affaires
Par FRANÇOIS SERGENT
Total a toujours justifié sa présence en Birmanie en expliquant que ses activités, au moins dans la zone où elle travaillait, profitait aux populations locales. Le rapport de l’ONG que nous publions met cette thèse à mal. Le pipeline achemine surtout des dollars sur des comptes secrets et personnels des généraux birmans qui exploitent leur pays. La firme française n’est pas nécessairement comptable de l’usage de ces fonds mais peut-elle ignorer ce détournement ? De même, les enquêteurs de Earth Rights International montrent que se poursuivent dans la zone du pipeline les abus déjà dénoncés par l’opposition birmane. La France ne peut se laver les mains de ces accusations et botter en touche en recommandant des sanctions sur le commerce du bois qui, comme de juste, épargnent les hydrocarbures et donc Total. On sait que les pays voisins, la Chine, Singapour ou la Thaïlande, protègent la junte et dissimulent ses milliards de royalties.
Il est juste d’avoir accordé le prix Nobel de la paix à Aung San Suu Kyi. Il est juste d’avoir protesté contre sa nouvelle condamnation décidée par la junte.Mais ces protestations ne sont, pour l’heure, que des rodomontades. Pourquoi ne pas monter un système de sanctions ciblées, de smart sanctions, visant les dirigeants de la junte, leurs fortunes mal gagnées et les pays qui les couvrent ? Le gouvernement français se doit aussi de demander des comptes à Total, la firme française qui, depuis qu’elle fait des affaires avec la junte, est bien en mal de montrer ce que les Birmans ont gagné avec le pipeline.
Une dictature qui se rit des sanctions
Analyse
Les mesures économiques contre le régime restent sans effet. Cibler le secteur des hydrocarbures serait plus efficace, mais pas sans danger.
Par PHILIPPE GRANGEREAU
Pas question de sanctionner la compagnie privée française Total qui est, aux côtés de la Chine, un des plus gros investisseurs en Birmanie. Le 11 août, suite à la condamnation de l’opposante et prix Nobel de la Paix Aung San Suu Kyi à 18 mois de résidence surveillée supplémentaires, l’Union européenne a décidé de nouvelles mesures punitives contre la junte militaire au pouvoir. Celles-ci comprennent des interdictions de visa à des personnalités birmanes et des gels d’avoirs de membres de la junte. Elles s’ajoutent à de nombreuses mesures déjà prises depuis 1996, telles que l’interdiction d’exportation d’armes. Il n’a absolument pas été question de sanctions dans le domaine stratégique du gaz et des hydrocarbures, qui auraient concerné Total. L’éventualité de mesures punitives touchant le pétrolier français n’a même pas été vraiment évoquée dans les discussions entre les pays de l’UE. « Il n’y a pas eu de débat approfondi sur cette question », nous affirmait hier un diplomate européen.
Le rapport Kouchner. « Le seul moyen de pression économique sérieux [contre la Birmanie] serait évidemment le groupe Total. Pour le reste, il n’y a pas de commerce entre l’Unioneuropéenne et la Birmanie », reconnaissait le ministre des affaires étrangères Bernard Kouchner en mai devant une commission de l’Assemblée nationale. Mais celui-ci s’empressait d’ajouter qu’une telle action était impossible dans la pratique. L’arrêt de l’exploitation du champ gazier Yadana signifierait, poursuivait Kouchner, qu’« on coupe le gaz à une grande partie de la population birmane, et aussi à la ville de Bangkok, parce que ce gaz va en Thaïlande. » Et Kouchner ajoutait que si Total se voyait interdire d’opérer en Birmanie, la Chine prendrait aussitôt le relais - ce qui est probable. Le passé du chef de la diplomatie française ne plaide pas en faveur de l’adoption de sanctions touchant Total : il avait en effet rédigé pour le pétrolier, en 2003, un « rapport » payé 25 000 euros dans lequel il blanchissait Total des accusations selon lesquelles l’entreprise exploitait une main-d’œuvre forcée, en connivence avec l’armée birmane, pour construire son pipeline. L’émotion suscitée l’a incité ensuite à verser cet argent à trois ONG. Ce texte est toujours disponible sur le site Internet de Total. « Fallait-il répondre aux appels et installer ce gazoduc en Birmanie ? Je le crois », écrit Kouchner qui ajoute : « L’époque n’est plus à l’embargo et au boycott. »
Voie médiane. Mais le fait est que sanctionner Total serait en effet une affaire compliquée, puisque le consortium Yadana, qui comprend l’américain Chevron mais est dirigé par Total, est lié par un contrat commercial vendant le gaz birman à la Thaïlande. Il y a aussi le risque de voir l’Etat birman s’emparer des installations de Total si l’entreprise ne paie plus son dû à la junte. Une voie médiane consisterait peut-être à suivre l’exemple américain, qui outre de nombreuses autres sanctions, a supprimé les avantages fiscaux accordés à Chevron dans le cadre de ce contrat.
Mais d’une manière générale, à Bruxelles comme à Washington, l’appétit pour les sanctions à l’égard de Rangoun est en train de faiblir sérieusement, en raison du manque de résultats. « Depuis 1996, on a empilé les sanctions contre la Birmanie, mais le fait est que le régime est toujours en place, reconnaissait hier le même diplomate européen. Il est certain que les sanctions de l’Union européenne et celles des Etats-Unis sont nécessaires, mais pas suffisantes, et qu’il faudrait que les pays voisins de la Birmanie suivent le mouvement ».
« Dérisoire ». Aux Etats-Unis, l’administration Obama penche pour l’« engagement constructif ». « Il est clair que la voie des sanctions que nous avons prise n’a pas influencé la junte birmane », déplorait au début du mois la secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton, en annonçant une nouvelle approche, plus conciliante. Un proche d’Obama, le sénateur Jim Webb, a rendu visite fin août au chef de la junte, le général Than Shwee, et obtenu la libération de l’Américain John Yettaw, condamné pour avoir rencontré clandestinement Aung San Suu Kyi. Parlant des sanctions dont la Birmanie est la cible depuis une dizaine d’années, Webb a expliqué que « bien que les motivations politiques sous-tendant cette approche soient nobles, le résultat est entièrement contreproductif […] Le régime est à la fois devenu plus isolé et plus retranché ». Webb se déclare opposé à la levée de sanctions déjà imposées, ajoutant qu’« il serait totalement dérisoire de tourner nos têtes et de prétendre qu’en ne faisant rien, on contribue à résoudre le problème en Birmanie ».
L’image, une obsession pour Total
Sur la Birmanie, le groupe communique à tour de bras, quitte à arranger les faits.
Par ARNAUD VAULERIN
Des rapports, un site internet, des courriers, une charte, des interviews, des visites guidées… Total sait communiquer et le fait à tout va. Car le groupe a du pain sur la planche : l’Erika, AZF, profits records, Birmanie… « Notre image n’est clairement pas très bonne », déplorait en mai le directeur général de Total, Christophe de Margerie. Un sondage publié en février confirme le jugement : 57 % des Français ont une mauvaise image du groupe. Alors, Total communique, « parce que la pire des choses, c’est de ne pas parler du tout », dit Margerie.
Jane Birkin. Faites l’essai : tapez Total et Birmanie sur Google. Le moteur de recherche vous propose immédiatement le site ad hoc (1) que le groupe pétrolier a ouvert pour parler de ses activités autour du gisement gazier de Yadana, dans le sud du pays. On peut y lire les 19 pages du rapport très controversé que le consultant Bernard Kouchner avait signé en 2003 (lire ci-contre). L’entreprise a également mis en ligne sa « charte éthique » stipulant que la compagnie française « adhère aux principes des droits de l’homme, rejette la corruption ». Dernier document publié, en juin, la réponse de Margerie à Jane Birkin. Quelques jours plus tôt, dans le Monde, l’actrice en appelait à l’intervention du groupe pétrolier pour libérer l’opposante Aung San Suu Kyi. Total rate rarement l’occasion de répondre aux interpellations ou mises en cause. Sans toujours mettre les formes. En août, dans une interview à Newsweek, Margerie a dit aux critiques « d’aller se faire voir ». « Les gens veulent nous empêcher de parler. » Mais « nous parlerons plus, même si cela déplaît ». Le patron de Total s’est dit « fier » d’apporter du gaz à la Thaïlande, via le pipeline de Yadana.
Jean-François Lassalle, le directeur des relations extérieures de Total, n’est pas avare de commentaires non plus. Sur le site du groupe, il vante la qualité du programme socio-économique que Total subventionne pour que le « projet Yadana améliore véritablement la vie des habitants dans les villages riverains du gazoduc ». Il en veut pour preuve l’expertise menée sur le site de Yadana par l’organisme indépendant Collaborative for Development Action (CDA). Cette organisation américaine s’est rendue cinq fois en Birmanie. « Les conclusions du CDA soulignent qu’au-delà du réel progrès matériel apporté aux populations, la présence de Total permet d’abord de garantir la paix et la tranquillité dans la zone », selon Lassalle. L’ONG Earth Rights International (ERI) corrige le tableau idyllique dans un rapport qui sort également aujourd’hui. « CDA a interviewé des villageois en groupe et en présence de membres de Total et des services de renseignements militaires », note ERI, qui écrit que les Birmans avaient été briefés et menacés par les soldats.
Glissements. Même communication escamotée sur le travail forcé (lire ci-dessus). A ce sujet, la compagnie française a opéré un certain nombre de glissements sémantiques. En 2002, le PDG Thierry Desmarest affirmait que Total n’avait « jamais recouru, directement ou indirectement, au travail forcé ». Un an plus tard, Jean du Rusquec, chargé de mission de Total en Birmanie, déclarait à l’AFP : « Il y a eu des problèmes au démarrage du chantier. Strictement du travail forcé, vers décembre 1995, pour la construction de baraquements et pour du portage […]. Nous avons indemnisé les villageois, 400 environ. Il a fallu se bagarrer. » Un demi-aveu déjà oublié.
(1) http://birmanie.total.com/