Douar Tamgoute El-Jadid, à la périphérie d’Aoulouz (Maroc). Avant l’aube, Kabira, 26 ans, et une quinzaine de voisines s’entassent, debout, à l’arrière d’une camionnette. Elles soupirent : « Nous ne reviendrons que vers 20 heures à la maison. » Après la première prière, des véhicules transportant comme du bétail des ouvrières agricoles drapées dans leurs voiles parcourent les routes de la plaine du Souss. On les achemine vers des exploitations intensives à capitaux marocains (notamment royaux), français ou espagnols pour la plupart. « Avant, on travaillait dans nos champs et dans ceux des voisins, se lamentent ces paysannes. Ça se faisait sans autorités ni conflits entre membres de la communauté. Dans ces grandes fermes, nous n’avons pas le droit de parler. Quand l’une d’entre nous ne travaille pas assez vite, elle se fait insulter par les chefs. Par endroits, ils frappent avec des bâtons... » L’une des exploitations de la zone a si mauvaise réputation qu’elles la surnomment Guantánamo.
La plaine du Souss s’étend d’Agadir vers l’est, entre l’Atlas et l’Anti-Atlas, jusqu’à Aoulouz. Une région peuplée d’environ 3 millions d’habitants, dont 60 % de ruraux, essentiellement de culture amazighe (berbère). De génération en génération, leur vie est liée à l’arganeraie : une forêt qui, dans un climat semi-aride, fait rempart à la désertification. Depuis 1925, une loi leur reconnaît des droits d’usage de cette ressource domaniale où, en fonction des crues ou de rares pluies, ils cultivent du blé entre les arbres, font paître leurs chèvres, et récoltent les fruits qui tombent en été pour en extraire une huile appelée argane.
Mais les politiques agricoles d’intégration dans l’économie mondiale ont marginalisé cette agriculture familiale. Dès les années 1970, explique l’économiste Najib Akesbi, professeur à l’Institut agronomique et vétérinaire Hassan-II [1], l’Etat a focalisé son attention et l’essentiel de ses moyens sur quelques « périmètres » de cultures commerciales et d’exportation, abandonnant peu à peu l’idée de sécurité alimentaire. En 1985, sous la tutelle de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI), les programmes d’ajustement structurel ont amorcé la libéralisation du secteur agricole. Ils ont préparé le terrain aux accords de libre-échange, notamment avec l’Union européenne (voir ci-dessous « Une dépendance alimentaire accrue »), favorisant la libéralisation des importations et la réduction des dépenses de l’Etat consacrées à l’agriculture. Une partie des terres publiques ou collectives a été cédée au privé, tandis qu’était attiré l’investissement étranger.
C’est dans ce contexte que la plaine du Souss devient la première zone de culture de primeurs du pays. Elle produit à présent 685 000 tonnes de légumes, dont 95 % des exportations nationales de tomates, surtout écoulées sur le marché français, d’octobre à juin. Vient ensuite l’agrumiculture, avec une production de 666 000 tonnes, dont la moitié part à l’exportation.
En tant que président de la région Souss Massa Draa, M. Aziz Akhannouch, le ministre de l’agriculture du pays, affiche l’ambition, à l’horizon 2015, d’imposer cette plaine « comme l’un des centres agricoles les plus dynamiques au monde ». Mais Kabira ne voit pas du même œil les perspectives de développement de sa campagne natale. « Tomates, oranges..., éclate-t-elle. J’ai tout fait ! » A la mise en service du barrage Aoulouz, il y a dix-huit ans, sa famille a perdu sa ferme, engloutie sous les flots. Elle était jeune mais elle se souvient du déménagement ; des bulldozers détruisant leur maison ; de l’installation à Tamgoute El-Jadid ; des indemnités minables qui ont fondu en quelques mois. A peine adulte, elle a dû travailler dans les grandes fermes, sans contrat, au gré des récoltes, gagnant 50 dirhams par jour (4,50 euros).
« Sur sept années de travail, seuls trois mois ont été déclarés »
La construction de ce barrage a tari de nombreuses sources. Les paysans d’Aoulouz en ont fait les frais. Ce scénario s’est reproduit, en 2001, lors de la mise en eau du barrage voisin de Mokhtar Soussi. « Cette année, nous avons travaillé à perte tellement la récolte de blé était maigre. Les oliviers n’ont rien donné non plus. Pour survivre, la majorité d’entre nous est obligée d’aller travailler ailleurs », rapporte M. Driss Aakik, le président du Syndicat des paysans pauvres d’Aoulouz, qui réunit une centaine de familles contraintes à de maigres récoltes sur des terres asséchées. Femmes en tête, elles ont organisé une marche en 2006 pour réclamer leur droit à l’eau et à l’électricité. Résultat : les leaders ont été inculpés. Les paysans manifestent régulièrement pour mettre en cause la politique d’investissement de l’Etat. « Elle s’est focalisée sur quelques zones irriguées grâce à ces grands ouvrages hydrauliques », dénonce M. Amal Lahoucine, un militant de ce syndicat et de l’Union marocaine du travail (UMT) de Taroudant.
Encouragée par la Banque mondiale, cette politique des grands barrages a généré, selon M. Akesbi, des disparités considérables. L’institution internationale elle-même le reconnaît dans une énième note : « Plus de 70 % de l’investissement public à l’agriculture va à la grande irrigation, laquelle bénéficie aux agriculteurs relativement plus aisés et aux exploitations plus grandes. » Parallèlement, des milliers de petites exploitations ont continué à produire sur des terres « bour » (non irriguées) selon des procédés archaïques, sans accès aux financements bancaires. Sur la base des données de 2005, le rapport 2008 du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) a rétrogradé le Maroc de trois places, le positionnant 126e sur 177 pays en matière de développement humain. Le gouvernement a eu beau démentir, il suffit de parcourir les campagnes pour constater le manque d’accès aux soins, à l’eau potable, à l’éducation — qui affecte en premier lieu les femmes.
Khadija, 12 ans, une voisine de Kabira, vient de tenter sa chance dans les mandarines. « Normalement, nous sommes payées tous les quinze jours. Mais j’ai commencé il y a deux mois et n’ai reçu qu’un salaire ! » Son amie Thouraya, 16 ans, travaille depuis un an et demi dans la même entreprise sans avoir vu l’ombre d’un contrat. Et si la Caisse de sécurité sociale a bien envoyé à chaque salarié connu de ses registres un bulletin récapitulatif, celui de Kabira réservait des surprises : « Sur sept années de travail, seuls trois mois ont été déclarés ! »
Selon M. Lahoucine Boulberj, le responsable régional du secteur agricole UMT, « sur les 70 000 ouvriers agricoles de la région [dont 70 % de femmes], 15 000 sont déclarés. Et encore ! Beaucoup d’employeurs trichent sur le nombre d’heures ! » Conséquences : hyperflexibilité sans indemnités chômage, absence de congés payés et de points retraite, ni assurance ni congés-maladie. « On commence seulement à parler des maladies du travail dues à l’usage de pesticides, ajoute M. Boulberj. Les produits toxiques hors normes sont courants ici. En règle générale, les chefs disent aux malades de revenir quand ils iront mieux ! Qui ose contester est licencié ! Le droit de se syndiquer est seulement toléré par endroits. »
La société française Soprofel, l’une des plus importantes entreprises de la région, distribue ses tomates en France sous la marque Idyl. « Si une section syndicale a été constituée, la direction l’a infiltrée », affirment les délégués de l’UMT et de la Confédération démocratique du travail (CDT), qui ont réussi à mener une série de grèves et de sit-in dans plusieurs fermes de cette société en 2008. « On ne réclamait que nos droits : être déclarés, avoir des bulletins de paie, faire reconnaître nos heures supplémentaires, disposer d’un service médical ! Mais l’entreprise abandonne peu à peu des fermes, en faisant pression sur les syndiqués, puis en rouvre ailleurs avec de nouveaux ouvriers. » L’UMT se plaint de la non-application des accords signés avec le syndicat. Basée à Châteaurenard, dans les Bouches-du-Rhône, la direction de cette entreprise, qui a produit 75 000 tonnes de primeurs au Maroc lors de la dernière saison, n’a pas souhaité s’exprimer.
En s’appuyant sur les carences du code du travail marocain adopté en 2004, plusieurs sociétés ont renvoyé des grévistes pour « obstruction au travail ». Les délégués syndicaux des fermes des domaines royaux [2] de Chtouki dénoncent des licenciements sous de faux prétextes « visant à se débarrasser d’ouvriers syndiqués ».
A Biougra, l’Association marocaine des droits humains (AMDH) signale plusieurs cas de viol dans des fermes. Sage-femme de métier, la vice-présidente Fatifa Sakr s’inquiète de la propagation du sida et des autres maladies sexuellement transmissibles, et pointe la vulnérabilité de travailleuses venues seules ou avec leurs enfants de douars éloignés du Moyen Atlas. « Il n’y a pas de logements sociaux, se plaint-elle. Quelques sociétés proposent des habitations très précaires à la ferme. » Sur la commune rurale d’Aït Amira, dans le douar Laarab, des ouvriers agricoles dorment dans des abris faits de bric et de broc, érigés sur un terrain vague jonché d’ordures. Selon M. Oulhouss Lahoucine, président de la section locale de l’AMDH, « la délinquance et la consommation de drogue y atteignent des niveaux inquiétants ».
La route poussiéreuse menant au bidonville n’offre qu’un paysage de désolation : des serres en lambeaux s’écroulent sur un sol craquelé entre des arganiers déshydratés. Ce sont des sites abandonnés par les exploitants. A El-Guerdane, près de 3 000 hectares de vergers ont été délaissés ou arrachés entre 1995 et 2002, en raison du tarissement des ressources hydriques. En cours de réalisation, un adducteur de 90 kilomètres de long doit irriguer les cultures agrumières restantes. Partant des barrages d’Aoulouz, cette canalisation longe les champs asséchés des paysans pauvres privés d’eau.
En dépit des économies faites sur la main-d’œuvre, les coûts d’irrigation diminuent les profits de ces grandes fermes. « La plupart doivent maintenant pomper à plus de 200 mètres de profondeur, constate M. Abdelkrim Azenfar, directeur régional des eaux et forêts du Sud-Ouest. Cela provoque une baisse du niveau de la nappe phréatique d’environ 3 mètres par an... Le déficit hydrique annuel de la région est passé à 240 millions de mètres cubes. » Il regrette que ces entreprises se préoccupent peu du devenir du pays. Après avoir désertifié un endroit, elles en assèchent un autre, toujours plus au sud, à la recherche de l’ensoleillement maximal : Guelmine et Dakhla, dans le Sahara occidental, sont les nouvelles zones-phares de la production de tomates sous serre et hors sol.
Outre Soprofel, implantée dans ce désert, Azura, une entreprise franco-marocaine, détient 25 fermes à Agadir et 2 à Dakhla. Cette société, dont les productions sont commercialisées par Disma International (installée à Perpignan), communique sur ses techniques biologiques de lutte par des insectes auxiliaires [3], mais ne mentionne nullement la question de la disponibilité en eau.
Dans le Souss, selon un rapport des eaux et forêts, l’impact de ce type d’agriculture sur l’arganeraie est déjà grave : « Mutation des structures sociales par le développement de l’agriculture de rente qui profite aux spéculateurs et pénalise les usagers locaux, mortalité des arbres après érosion du sol et arrêt des apports d’eau... » [4] Pourtant, comme le souligne M. Benhammou Bouzemouri, le directeur national du développement forestier, l’arganeraie participe au revenu familial des paysans dans des proportions allant de 25 % à 45 % [5]. Inquiet des conséquences d’une agriculture gourmande en eau, M. Bouzemouri s’alarme également du succès croissant, à l’échelle mondiale, de l’huile extraite des fruits de l’arganier, qui accentue la pression sur la forêt : « A long terme, si rien n’est fait, on peut aller vers une désertification totale. »
Le succès commercial de l’huile d’argan pourrait pourtant contribuer au développement d’une autre économie rurale dans le Souss. Il existe déjà, en effet, plus d’une centaine de coopératives de production où quelque 4 000 femmes travaillent collectivement.
C’est à la fin des années 1990 que les premières entreprises sociales féminines d’extraction de cette huile ont vu le jour, grâce, notamment, à Mme Zoubida Charrouf. Les recherches de cette chimiste avaient déjà confirmé les vertus de l’argan, dont l’usage ne dépassait guère la lisière de la forêt. La production se faisait en famille. Une fois séchés, les fruits récoltés sont dépulpés pour obtenir une noix qu’il faut taper entre deux pierres afin d’en extraire des amandes. Le savoir-faire des paysannes du Souss réside dans ce geste séculaire : elles produisent un peu plus de 1 kilo d’amandes en une journée. Or il faut presser 2 kilos et demi de ces amandes pour obtenir 1 litre d’huile.
Des terres sacrifiées au profit de l’urbanisme et des projets touristiques
Cette production a été propulsée sur le marché international vers 2004. « Les grands laboratoires se sont mis à communiquer sur l’image de la femme berbère à qui ils donnaient du travail et de la dignité », ironise Mme Charrouf. En quelques années, tandis que les intermédiaires se multipliaient, des industriels marocains et européens ont installé à Casablanca et à Marrakech de petites unités ou des usines à fort potentiel, équipées en machines d’extraction capables de produire aux normes de l’exportation. Le marché du cosmétique est porteur en Europe, aux Etats-Unis, au Canada et au Japon ; l’huile d’argan y occupe les rayons beauté des supermarchés au sein d’une gamme de plus en plus large de produits vendus à grand renfort de marketing.
Toutefois, aucune machine ne brise correctement la noix d’argan. La plupart de ces industriels achètent donc pour une somme dérisoire des tonnes d’amandes à des grossistes. Ceux-ci s’approvisionnent auprès de paysannes isolées qui n’ont pas le pouvoir de négocier la valeur de ce qu’elles livrent — le fruit lui-même, sa récolte, son dépulpage et son concassage. En coopérative, en revanche, une femme gagne au moins 4 euros par jour et bénéficie d’autres avantages (cours d’alphabétisation, crèche, éventuel partage des bénéfices), observe Mme Taraabt Rachmain, la présidente de l’Association nationale des coopératives d’argan (ANCA).
Grâce à la coopération européenne, la plupart des 42 coopératives membres de l’ANCA se sont équipées en presses électriques. Néanmoins, elles ne parviennent pas à faire face à la guerre des prix que livrent les industriels : le coût de revient d’un litre d’huile en coopérative, rien qu’en matière première et en salaire, est, selon Mme Rachmain, d’au moins 18 euros. Or, des entreprises vendent le litre une vingtaine d’euros dans les supermarchés du Maroc (alors que le prix est entre huit et dix fois plus élevé en Europe).
Parmi ces industriels, l’entrepreneur français Benoît Robinne occupe l’une des premières places. « Nous faisons travailler à façon 2 000 à 3 000 femmes dans des douars, à qui nous livrons des sacs de fruits, les rémunérant 5,30 euros par kilo [donc par jour] pour leur travail de concassage », assure-t-il. M. Robinne n’en a pas moins été filmé par les journalistes de l’émission télévisée « Envoyé spécial » [6], au souk, en compagnie d’un collaborateur portant une valise remplie de billets pour négocier de grosses quantités d’amandes. Sa société, Absim, produit entre 8 000 et 12 000 litres par mois, selon la directrice de l’usine à Casablanca. En comparaison, une coopératrice ne peut produire plus de 15 litres d’huile sur la même période.
Du coup, sous la pression de la demande, cette forêt qui s’étend sur 820 000 hectares est de plus en plus menacée, bien qu’elle ait été reconnue « réserve de la biosphère » par l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco). « Tous les fruits des arganiers sont ramassés. La forêt ne se régénère plus naturellement. On voit même des gens gauler les fruits, ce qui nuit à la prochaine floraison », se plaint M. Azenfar. Pour ne rien arranger, les arganiers n’ont presque rien donné durant l’été 2008, du fait de la sécheresse devenue structurelle.
La matière première se raréfiant, son prix a alors triplé en deux mois. Des spéculateurs ont déjà constitué des stocks de fruits pour les revendre à prix fort aux industriels obligés d’honorer leurs commandes. « Des coopératives se sont arrêtées de produire faute de fonds pour s’approvisionner en fruits », s’alarme Mme Rachmain. Si la récolte 2009 devrait être meilleure, la situation ne peut qu’empirer à long terme : les programmes de plantation de cet arbre qui donne des fruits seulement au bout de dix ans n’arrivent pas à compenser la perte d’environ 600 hectares de forêt par an. Plus de 7 000 hectares sont mis en culture, sous serre ou en plein champ. Environ 9 000 autres ont été sacrifiés en 2006-2007, au profit de l’urbanisme et de projets touristiques [7].
Certes, le ministre de l’agriculture déploie des efforts pour protéger cette production spécifique à sa région. La création d’une indication géographique protégée (IGP) pour l’huile d’argan devrait aider, dans le Souss, à conserver la valeur ajoutée. Mais les difficultés sont légion, à commencer par le choix du nom à protéger. « Argane, le nom vernaculaire de l’huile ! », soutiennent les coopératrices. Un mot déposé dans les années 1980 par les laboratoires français Pierre Fabre, qui ont commercialisé une crème à base d’argan sous ce terme. Alors que les productrices sont scandalisées, la maison Fabre prétend ignorer que « sa » marque pose problème.
En outre, rien n’indique pour l’heure que l’IGP protégera les coopératives traditionnelles ou semi-mécanisées face aux industriels qui négocient fermement le cahier des charges. Plutôt que d’encourager les petits producteurs, qu’il s’agisse de l’agriculture ou de l’arganeraie, la politique du ministre conforte surtout les investisseurs-exportateurs. D’abord, par les importantes subventions pour l’équipement de systèmes « goutte à goutte » plus économes en eau qui sont proposées aux exploitations de primeurs ; ensuite, par un soutien aux producteurs industriels d’huile d’argan installés hors arganeraie pour emménager dans la zone de l’IGP. Parallèlement, les aides destinées aux coopératives se concentrent sur la consolidation des structures existantes fragilisées plutôt que sur la création de nouvelles entités.
Ainsi, la jeune coopérative Okhowa à Taroudant n’a reçu ni machines ni soutien financier. Malika, une jeune femme dont la ferme a été noyée par l’un des barrages d’Aoulouz, ne peut compter que sur la motivation et la solidarité d’une trentaine d’associées. « Nous en avions marre de travailler dans les grandes fermes », expliquent la plupart d’entre elles. Les femmes du Syndicat des paysans pauvres d’Aoulouz aimeraient aussi monter une coopérative. Mais ces deux groupes manquent de moyens. « Que faire d’autre ? », s’interrogent-elles.
L’élevage de chèvres ? L’avancée du désert pousse les nomades du Sud, avec leurs troupeaux, dans la forêt d’arganier — qui souffre déjà de surpâturage. Agriculture familiale, argane et élevage constituaient les trois ressources traditionnelles des paysannes berbères du Souss Massa Draa. Ces activités maintenaient une petite économie rurale assurant la sécurité alimentaire, avec des modes d’exploitation qui ne demandaient qu’à évoluer. C’est aussi la culture amazighe qui disparaît. Kabira exprime son inquiétude en un geste : elle mime le vol d’un avion en direction de l’Europe, et elle lance : « Ici, walou [rien] ! »
Cécile Raimbeau
Une dépendance alimentaire accrue
En 1996, dans le sillage de la conférence euro-méditerranéenne de Barcelone, le Maroc signait un accord de partenariat avec l’Union européenne. Entré en vigueur en mars 2000, ce texte est officiellement fondé sur le principe de la « réciprocité ». Il prescrit le libre accès des produits industriels marocains au marché communautaire tandis que le Maroc s’engage à démanteler progressivement son dispositif tarifaire pour les produits industriels européens. La libéralisation du commerce des services constitue une composante essentielle du mécanisme visant à établir une zone de libre-échange en 2012. « Quand l’accord sur les services sera signé, on aura fait un pas important », soulignait fin février, à Rabat, M. Bruno Dethomas, le chef de la délégation de la Commission européenne, clôturant la première phase des négociations bilatérales sur ce dossier.
Pour l’heure, sur le marché européen, les produits agricoles marocains sont soumis à des droits de douane réduits ou nuls et à des prix d’entrée minimaux, le tout dans la limite de contingents stricts et de calendriers contraignants. « Alors que l’on impose la réciprocité en ce qui concerne les produits industriels, on maintient l’exception agricole, ironise l’économiste Najib Akesbi, professeur à l’Institut agronomique et vétérinaire Hassan-II. Autrement dit, libre-échange là où le Maroc a peu de chances de tenir tête à la concurrence européenne et protectionnisme là où il est assez compétitif ! »
L’accord avec les Etats-Unis s’affirme, lui, résolument libre-échangiste, y compris dans le domaine agricole. Ratifié en janvier 2005, il enclenche un compte à rebours qui doit conduire à l’ouverture du marché marocain aux productions américaines, plus compétitives et subventionnées. Conclu après treize mois de négociations opaques, ce texte n’aura pas suscité de débat public et le Parlement marocain n’y a pas été associé. Lorsque des associations ont appelé à un rassemblement pour revendiquer le « droit à l’information », leurs actions ont été réprimées par les forces de l’ordre...
Pourtant l’engagement en faveur du libre-échange risque d’accentuer la dépendance alimentaire du pays et d’affecter en premier lieu la petite paysannerie. La filière céréalière est promise à un dépérissement progressif face à ses concurrentes européennes et américaines. D’autant que la stratégie du ministre de l’agriculture Aziz Akhannouch renforce principalement les produits d’exportation tels que la tomate ou la fraise, à travers son plan Maroc vert. Annoncé en avril 2008, ce programme définit la politique du pays sur dix ans.
Son premier volet, destiné au « développement agressif d’une agriculture à haute valeur ajoutée - haute productivité », table sur la construction d’un « secteur agricole moderne » mis en difficulté par le problème de disponibilité en terres et leur hyper morcellement. Il vise à développer l’agrégation, un système selon lequel des petits et moyens agriculteurs sont structurés autour d’un « opérateur performant » auquel ils sont liés par contrat. Qualifié « d’innovant », le système s’apparente plutôt à un processus de « féodalisation » des agriculteurs, selon M. Akesbi.
Certes, le deuxième volet du plan prévoit l’accompagnement solidaire de la petite agriculture. Mais, avec sept fois moins de moyens que le premier volet, il risque de s’en tenir à quelques investissements sociaux pour permettre aux très petits paysans, qui constituent 70 % des exploitants, de garder la tête hors de l’eau... Quant au défi de la maîtrise de la ressource en eau, la réponse proposée est sa privatisation sur les grands périmètres irrigués...
Cécile Raimbeau