Depuis vingt ans, Le Monde diplomatique annonce la formation du cyclone économique qui, aujourd’hui, dévaste les salles de rédaction et dépeuple les kiosques. L’analyse des causes ne prémunissant pas contre les effets, notre journal éprouve lui aussi les conséquences des intempéries. Moins que d’autre titres, et d’une manière différente : ni sa survie ni son indépendance ne sont en cause, mais les moyens manquent à son développement. Pour éclairer l’avenir, prendre toute sa part à la bataille d’idées, transmettre enfin à de nouveaux lecteurs notre manière de voir et de déchiffrer le monde, nous faisons appel à vous.
Après le textile, la sidérurgie, l’automobile… la presse. Les ouvriers des pays du Nord ont payé au prix fort la délocalisation de la production vers le Sud ; avec la migration de leurs lecteurs vers Internet, c’est au tour des journalistes de voir disparaître leurs emplois. On pourrait conclure qu’un modèle économique chasse l’autre, soupirer que la roue tourne, que c’est la vie. Mais, aussitôt, il est question de démocratie. L’automobile, nous dit-on, loin de constituer un bien public irremplaçable, n’est qu’une marchandise. On peut la fabriquer ailleurs, autrement, lui substituer un mode de transport différent. Rien de très grave au fond. Tandis que la presse...
Cette dernière dispose d’un atout de poids dans le débat public. Quand elle juge son existence menacée, elle sonne le tocsin plus facilement qu’un ouvrier dont l’usine s’apprêterait à fermer. Et pour rallier chacun à son étendard, elle n’a qu’à prononcer la formule rituelle : « Un journal qui disparaît, c’est un peu de démocratie qui meurt. » L’énoncé est pourtant absurde, burlesque même. Se rendre à un kiosque suffit pour constater que des dizaines de titres pourraient cesser d’exister sans que la démocratie en pâtisse. Les forces de l’ordre idéologique perdraient même dans l’affaire quelques-uns de leurs commissariats. Cela ne rend pas illégitimes les inquiétudes des journalistes concernés. Mais des milliards de gens sur terre n’ont nul besoin pour défendre leur emploi de lui inventer d’autre vertu que celle de leur procurer un salaire.
Depuis quelques années, l’industrie de presse décline. Le journalisme, lui, souffre depuis beaucoup plus longtemps. Les contenus rédactionnels étaient-ils en effet mirobolants il y a vingt ans quand la plupart des périodiques constituaient des sacs à publicité et des machines à cash ? Et quand, aux Etats-Unis, les mastodontes New York Times Co., Washington Post Co., Gannett, Knight Ridder, Dow Jones, Times Mirror amassaient des profits vingt fois supérieurs à ceux de l’ère du Watergate, apogée du « contre-pouvoir » [1] ? Doté de tels moyens, adossé à des marges annuelles atteignant 30 %, voire 35 %, leur journalisme se déployait-il alors avec audace, créativité, indépendance ?
Et, en France, l’information critique trônait-elle vraiment au premier plan quand, milliards en main, les groupes Lagardère et Bouygues se disputaient le contrôle de TF1 ? Ou quand, rivalisant de vulgarité, les chaînes privées se multipliaient comme les pains du Nouveau Testament, offrant des salaires de maharajas à une poignée de journalistes qui avaient déjà démontré l’efficacité de leur dressage ? En ce moment, nombre de directeurs de presse font front commun devant l’orage et implorent le secours financier de celle qu’en d’autres circonstances ils nomment avec dédain la « mamma étatique ». Le Monde diplomatique, qui leur souhaite bonne chance, n’oublie pas la part qu’ils ont prise dans leur infortune présente. Mais, pour continuer à défendre une conception du journalisme différente de la leur, c’est d’abord à ses lecteurs qu’il fait appel.
Si les tourments des médias indiffèrent une large fraction de l’opinion, c’est pour partie qu’elle a compris une chose : la mise en avant de la « liberté d’expression » sert souvent de paravent aux intérêts des propriétaires de moyens de communication. « Cela fait plusieurs décennies, estime le cofondateur du site dissident CounterPunch.com [2] Alexander Cockburn, que les journaux dominants ont plutôt fait obstruction ou saboté les efforts destinés à améliorer notre situation sociale et politique . » [3] Les enquêtes et reportages diligentés par la presse, de plus en plus rares, permettent surtout de préserver la fiction d’un journalisme d’investigation pendant que prolifèrent dans d’autres pages faits divers, portraits, rubriques de consommation, de météorologie, de sport, copinages littéraires. Sans oublier le simple copier-coller de dépêches d’agences par des salariés en voie de déqualification rapide.
« Imaginez, lance l’universitaire américain Robert McChesney, que le gouvernement prenne un décret exigeant une réduction brutale de la place accordée aux affaires internationales dans la presse, qu’il impose la fermeture des bureaux de correspondants locaux, ou la réduction sévère de leurs effectifs et de leurs budgets. Imaginez que le chef de l’Etat donne l’ordre aux médias de concentrer leur attention sur les célébrités et les broutilles plutôt que d’enquêter sur les scandales associés au pouvoir exécutif. Dans une telle hypothèse, les professeurs de journalisme auraient déclenché des grèves de la faim, des universités entières auraient fermé à cause des protestations. Pourtant, quand ce sont des intérêts privés en position de quasi-monopole qui décident à peu près la même chose, on n’enregistre pas de réaction notable . » [4]
McChesney prolonge son exercice d’écologie mentale en posant la question suivante : puisque la démocratie est sans cesse invoquée, quand avons-nous au juste collectivement décidé — à quelle occasion ? lors de quel scrutin majeur ? — qu’une poignée de très grandes entreprises, financées par de la vente de publicité et prioritairement soucieuses de dégager un profit maximum, seraient les principaux artisans de notre information ?
Internet n’a pas décimé le journalisme, il agonisait déjà
En 1934, le dirigeant radical français Edouard Daladier fustigeait les « deux cents familles » qui « placent au pouvoir leurs délégués » et qui « interviennent sur l’opinion publique, car elles contrôlent la presse ». Trois quarts de siècle plus tard, moins d’une vingtaine de dynasties exercent une influence comparable, mais à l’échelle de la planète. Le pouvoir de ces nouvelles féodalités héréditaires — Murdoch, Bolloré, Bertelsmann, Lagardère, Slim, Bouygues, Berlusconi, Cisneros, Arnault [5]… — excède souvent celui des gouvernements. Si Le Monde diplomatique avait dépendu de l’une d’entre elles, eût-il mis en cause le contrôle de l’édition par Lagardère ? Le destin qu’Arnault inflige à ses ouvrières ? Les plantations de Bolloré en Afrique ?
Revenant sur les conditions de son départ de Libération, le quotidien qu’il avait fondé, après qu’Edouard de Rothschild eut fait irruption dans le capital du journal, Serge July précise : « Edouard de Rothschild (…) acceptait de s’engager financièrement, pour autant que je m’engage à quitter non seulement mes fonctions, mais le journal. Je n’avais pas le choix, j’ai accepté tout de suite . » [6] Il est assez piquant que son successeur, imposé par l’actionnaire, prétende aujourd’hui s’afficher en tribun de la liberté de la presse.
Tout le mal actuel, entend-on souvent, viendrait de ce pelé, de ce galeux d’Internet. Mais la Toile n’a pas décimé le journalisme ; il chancelait depuis longtemps sous le poids des restructurations, du marketing rédactionnel, du mépris des catégories populaires, de l’emprise des milliardaires et des publicitaires. Ce n’est pas Internet qui servit de caisse de résonance aux bobards des armées « alliées » pendant la guerre du Golfe (1991) ou à ceux de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) pendant le conflit du Kosovo (1999). Impossible également d’imputer à Internet l’incapacité des grands médias à annoncer l’effondrement des caisses d’épargne aux Etats-Unis (1989), puis à imaginer la déroute des pays émergents huit ans plus tard, enfin à prévenir cette bulle immobilière dont le monde continue de payer le prix. Les terribles accusations de pédophilie de l’affaire d’Outreau ou d’antisémitisme du RER D ne provenaient pas non plus de la Toile. Alors, s’il faut vraiment « sauver la presse », l’argent public gagnerait à être réservé à ceux qui accomplissent une mission d’information fiable et indépendante, pas aux colporteurs de ragots. Le service de l’actionnaire et le commerce de « cerveaux disponibles » trouveront leurs ressources ailleurs [7].
Dans les reproches adressés à Internet, on décèle souvent autre chose qu’une inquiétude légitime devant les modes d’acquisition du savoir et de transmission de l’information : l’effroi que le magistère de quelques barons du commentaire touche à son terme. Disposant d’un privilège féodal, ceux-ci s’étaient taillé des domaines, ménagé des sinécures ; ils pouvaient « faire » ou « défaire » ministères et réputations. Un concert d’éloges unanimes accueillait avec la même fièvre chacun de leurs ouvrages bâclés et de leurs tribunes ronflantes [8]. Quelques journaux irrévérencieux faisaient çà et là figure de citadelles assiégées. Mais un jour, des sans-culottes ont débarqué avec leurs claviers...
Reconnaissons-le, le contexte d’ensemble d’une information chamboulée par une recomposition brutale [Lire ci-dessous « Recomposition brutale, racolages à tous les rayons ».] ne nous a pas épargnés, nous non plus. Après un essor ininterrompu entre 1996 et 2003, la diffusion en kiosques du Monde diplomatique a enregistré un très fort recul jusqu’à l’année dernière ; le nombre des abonnés, lui, a continué de progresser. En termes d’exemplaires vendus, le tassement est néanmoins réel et nous ramène à nos chiffres de 1995, juste avant la filialisation du journal (voir graphique ci-dessous). Assurément, la perception générale s’améliore sensiblement si l’on ajoute à ce total les soixante-treize éditions internationales du mensuel (la première, en Italie, date de 1994), les quelque deux millions d’exemplaires qu’elles diffusent et les centaines de milliers de lecteurs en ligne de notre site.
Mais audience et revenus sont choses bien différentes. Les ventes et les abonnements représentent de très loin nos deux principaux piliers financiers [9]. Les internautes contribuent à l’influence du journal, pas à son existence. Et ceux d’entre eux qui ne participent jamais à nos recettes opèrent à la manière des passagers clandestins dont l’intégralité du déplacement est payée par les voyageurs ayant acheté un billet [Voir ci-dessous dans « Recomposition brutale, racolages à tous les rayons » la répartition de nos recettes].
Pour survivre, nombre de journaux ont choisi d’aligner davantage leur contenu sur les goûts supposés de leurs lecteurs. La destination est connue d’avance : « Ils préfèrent les articles courts et les nouvelles qui les concernent directement. Sur Internet, ils recherchent plutôt ce qui va leur faciliter la vie. Les longs textes relatifs à la politique étrangère sont d’autant moins prisés que les internautes se contentent de survoler les titres. A Zero Hora, un quotidien brésilien qui appartient au groupe RBS, le département de la diffusion interroge cent vingt lecteurs sur ce qu’ils ont pensé du journal du jour. Le directeur Marcelino Reich reçoit un rapport à 13 heures : “En général, ils réclament davantage de suppléments sur la cuisine et l’immobilier, et moins d’articles sur le Hezbollah et les tremblements de terre.” » [10] Avouons que Le Monde diplomatique n’est probablement pas le titre qu’ils recherchent...
La désaffection qui a atteint notre journal n’est pas étrangère au découragement de ceux qui observent que, faute d’écho suffisant et de relais politiques, la mise à nu des dispositifs principaux de l’ordre social et international a eu peu d’effet sur la pérennité du système. La lassitude du « à quoi ça sert ? » a donc peu à peu remplacé l’ancien « que proposez-vous ? » qui, dans notre cas, ne se justifiait plus guère tant au fil des ans les pistes et les propositions se sont succédé dans ces pages (abolition de la dette du tiers-monde, réforme des institutions internationales, taxe Tobin, nationalisation des banques, protectionnisme européen, « guillotine fiscale » sur certains revenus du capital, développement de l’économie solidaire et de la sphère non marchande, etc.).
Un mensuel bien peu recommandable...
A l’évidence, le déclin de l’altermondialisme nous a atteints plus durement que d’autres. L’hégémonie intellectuelle du libéralisme fut remise en cause, mais très vite l’argile s’est durcie. Car si la critique ne suffit pas, la proposition non plus : l’ordre social n’est pas un texte qu’il suffirait de « déconstruire » pour qu’il se recompose tout seul ; nombre d’idées ébrèchent le monde réel sans que les murs s’écroulent. Pourtant, on attend parfois de nous que les événements se plient à nos espérances communes. Et dans le cas contraire, on nous juge un peu déprimants...
En tout cas, quand il s’agit de l’avenir de ce journal, nous fondons notre optimisme sur une certitude, celle de pouvoir compter sur votre concours. Nous ne relèverons donc pas nos tarifs pour le moment. Nous les maintiendrons plus bas dans les pays pauvres. Nous poursuivrons l’accompagnement de nouvelles éditions internationales en leur offrant de nous verser des droits limités au démarrage. Nous demeurerons à la pointe des technologies multimédias, notamment pour atteindre les jeunes générations et assurer ainsi la transmission des valeurs intellectuelles et politiques de notre journal (lire « Transmettre »). Nous continuerons à commander davantage de grands reportages et d’enquêtes de journalistes, de chercheurs, de militants aussi, sur les conflits en cours, les crises, les alternatives, les expérimentations.
Mais la poursuite de notre développement dépend pour une large part de votre mobilisation financière à nos côtés. Achat plus régulier du journal en kiosques, abonnement, offre d’abonnement à des lecteurs potentiels, adhésion à l’association des Amis du Monde diplomatique : vos moyens d’intervention sont nombreux. Et, depuis peu, un dispositif nouveau a vu le jour. Il permet de déduire du montant de votre impôt 66 % des dons faits à notre journal. Ainsi, après avoir aidé les banques, l’argent public pourrait enfin servir à enquêter sur leurs turpitudes…
Comparées à celles d’autres titres, nos pertes peuvent paraître modestes (330 000 euros en 2007, 215 000 euros l’année dernière). Mais aucun banquier désœuvré et brûlant de jouer au mécène ne se proposera de les combler. Un journal comme le nôtre, dont l’ensemble des personnels est actionnaire, dont les lecteurs, qui détiennent eux aussi une part du capital, offrent des abonnements de solidarité aux bibliothèques et aux prisons dépourvues de ressources, dont enfin le directeur est élu, lui paraîtrait vraisemblablement assez peu recommandable.
La question qui nous est collectivement posée est simple : qui d’autre que nous va continuer à financer un journalisme d’intérêt général ouvert sur le monde, consacrer deux pages aux mineurs de Zambie, à la marine chinoise, à la société lettone ? Ce mensuel n’est pas exempt de défauts, mais il encourage les auteurs qui voyagent, enquêtent, sortent de chez eux, écoutent, observent. Les journalistes qui le conçoivent ne sont jamais conviés aux dîners du Siècle, ils ne font pas de « ménages » pour les lobbies pharmaceutiques ou les sociétés d’emballage, ils n’ont pas leur rond de serviette dans les grands médias. Ceux-ci, d’ailleurs, qui relaient chaque « nouvelle formule » d’un autre journal et qui transforment leurs « revues de presse » en auberge réservée à cinq ou six titres, toujours les mêmes, occultent avec application Le Monde diplomatique en dépit de son impact mondial sans équivalent. Au fond, c’est la rançon de notre singularité.
Mais nous comptons tant de complices ailleurs : l’association des Amis du Monde diplomatique, dont l’existence conforte l’indépendance de la rédaction et qui, chaque mois, organise des dizaines de débats autour des thèmes que nous développons ; les kiosquiers qui veillent à ce que notre journal reste bien exposé, et parfois le recommandent ; les enseignants qui le font connaître à leurs élèves ; la presse alternative qui tire profit de nos informations et dont certains animateurs musardent dans nos colonnes ; beaucoup de curieux, des journalistes francs-tireurs, quelques mauvais caractères…
Et vous tous, sans qui rien n’est possible.
Serge Halimi
Recomposition brutale, racolages à tous les rayons
Imaginons que le monde ne soit plus régi par le primat de la marchandise et de son prix. Le journaliste n’aurait alors aucune raison majeure d’insister pour que ses articles continuent d’être imprimés sur du papier, puis transportés par camions vers des messageries de presse, ou acheminés par courrier aux abonnés. Grâce à Internet, il aurait même avantage à pouvoir communiquer ses informations, ses analyses, aux lecteurs du monde entier ; à y parvenir instantanément, à moindre coût, en y adjoignant le cas échéant son, images, références.
Mais, d’une part, s’en tenir là ferait l’économie d’une réflexion relative aux manières de lire, de réfléchir, de retenir, lesquelles sont différentes sur un écran et sur une page [11]. Par ailleurs, tant que l’éden de la gratuité ne s’étend pas à la société entière, on ne peut pas non plus tenir pour quantité négligeable le modèle économique que les nouvelles technologies mettent en danger, sans proposer pour l’instant d’autre remède qu’un accaparement de la plupart des revenus d’autrefois par un moteur de recherche — une entreprise de droit privé, cotée en Bourse, en position de quasi-monopole [12]. Un bon prince, ce Google qui signale les travaux des autres en encaissant la part du lion des recettes que ces travaux génèrent.
L’offre de contenus médiatiques progresse annuellement de 30 % : le nombre des chaînes européennes de télévision a triplé depuis dix ans, celui des magazines a quadruplé depuis un quart de siècle. Presque inéluctablement, l’attention réservée à chaque titre pâtit [13]. Or, déjà, la part de la presse ne cesse de baisser dans le budget des ménages, tentés de réorienter leurs dépenses de communication vers le téléphone portable, l’audiovisuel payant, Internet. Ainsi, en France, une famille moyenne consacre moins de 50 centimes par jour à l’achat de périodiques. Mieux vaut donc pour elle que ceux-ci soient bon marché, voire « gratuits » [14]. Un tel contexte éclaire le problème existentiel des journalistes professionnels, dont la rémunération dépend de la survie de leur entreprise. Car la diffusion des périodiques chute au moment où déjà leurs recettes publicitaires s’écroulent. Celles-ci représentaient par exemple 60 % à 70 % du chiffre d’affaires du Monde il y a une trentaine d’années ; moins de 25 % aujourd’hui, suppléments compris.
Les journaux ont d’abord caressé le rêve que la diffusion gratuite de leurs contenus sur la Toile élargirait leur audience et leur permettrait de monnayer ce nouveau public auprès des publicitaires. Puis ce fut le réveil : les internautes ont afflué, pas les revenus escomptés. Chaque fois qu’un quotidien perd un acheteur ou un abonné à son édition papier, les annonceurs lui demandent de conquérir dix internautes s’il veut maintenir ses recettes publicitaires. Il faut savoir qu’une annonce financière d’une page dans Les Echos, au tarif normal, rapporte davantage à ce journal que la totalité de ses ventes en kiosques. Un rapport récent sur l’état des médias américains résume bien l’urgence du défi général : les journaux doivent trouver « un moyen de convertir l’accroissement de leur audience en ligne en revenus suffisants pour préserver leur activité avant que les recettes issues du papier ne sombrent tout à fait » [15].
En termes de chiffre d’affaires, rien ne pèse aussi lourd pour les journaux que cet affaissement de leurs recettes publicitaires (— 29 % aux Etats-Unis au deuxième semestre 2009 par rapport à l’année précédente). Dotés de moyens plus performants et moins coûteux de s’adresser aux consommateurs (Internet, téléphones portables, « placement de produits » dans les films de fiction et dans les séries), les annonceurs n’excluent plus de se passer d’une presse écrite au lectorat vieillissant. Or, même aujourd’hui, la publicité continue de représenter en moyenne 43,8 % des recettes des titres français, contre 32,6 % pour leurs ventes au numéro et 23,6 % pour leurs abonnements (cf. le graphique dans « Notre combat » qui, au passage, éclaire la singularité du Monde diplomatique sur ce point aussi...).
Le glas a déjà sonné pour certains titres ; l’heure de vérité se rapproche pour d’autres. Aux Etats-Unis, quinze mille journalistes ont été licenciés l’année dernière, davantage consentent à des baisses de salaires ; afin de survivre, le New York Times a accepté un prêt à 14 % d’intérêts consenti par M. Carlos Slim, la plus grosse fortune du Mexique ; plusieurs grandes villes (Detroit, Seattle, San Francisco…) risquent de perdre leur grand journal local ; depuis que le réputé Christian Science Monitor a disparu comme quotidien imprimé, sa diffusion en ligne s’effondre. De son côté, la presse espagnole a supprimé deux mille quatre cents de ses trente mille emplois en un an.
Une fois qu’ils ont taillé dans leurs effectifs et réduit la pagination de leurs titres, les propriétaires de journaux espèrent compenser le recul de la diffusion par une augmentation du prix, laquelle provoque en général un nouveau recul de la diffusion. Pour le moment, une telle débandade n’épargne guère que l’Asie et les pays arabes.
Comment continuer à financer des entreprises journalistiques coûteuses (enquêtes au long cours, reportages à l’étranger, relecture et vérification des textes par des éditeurs, intervention des correcteurs) quand les ressources habituelles se dérobent ? Première réponse : ne plus le faire. Le cycle est alors enclenché : un déclin de la presse, en partie lié à la dégradation du journalisme, décourage un peu plus les journaux du journalisme. Et les conduit à se soumettre davantage encore aux recettes concoctées par les services du marketing : culte de l’article court, des thèmes « de société », titre criard pour annoncer une broutille, micro-trottoir, sujet « de proximité ».
Nombre de techniques permettent d’endiguer une baisse de la diffusion en dopant artificiellement la vente d’un titre. Coûteuses, elles ont un sens financier quand on peut monnayer ces nouveaux « lecteurs » auprès d’annonceurs alléchés par des chiffres d’audience survitaminés. En bradant le prix des abonnements et en l’assortissant de cadeaux, on procure à un magazine infatué une illusion d’existence. Le 25 janvier 2002, l’hebdomadaire Le Point avertissait : « Nous ne participons pas à la course aux abonnements, qui s’est emparée depuis des années d’une partie de la presse magazine, dans une frénésie ou une débauche de cadeaux à tout-va. » Récemment, Le Point offrait, avec un abonnement à dix numéros pour 15 euros, une calculatrice multifonction ou une montre [16]…
Autre manière de sacrifier la marge au volume, on offre son journal aux voyageurs des compagnies aériennes, aux clients des épiceries de luxe, hôtels de standing, salles de sport, parkings cossus, aux étudiants des grandes écoles. Ce qui accroît sa diffusion, en particulier auprès du lectorat à fort pouvoir d’achat, cible obsessionnelle des publicitaires [17]. Exposer les combines de l’industrie de presse pour répondre à ses tracas financiers permet, en creux, d’identifier la grande singularité de ce mensuel. Celle qui lui vaut d’être à la fois diffusé dans le monde entier et de disposer de soixante-treize éditions internationales. Simplement dit, Le Monde diplomatique n’est pas soumis aux diktats des annonceurs et il s’intéresse à d’autres pays que celui qui abrite ses locaux.
Lorsqu’il était encore vice-président de TF1, principale chaîne de télévision d’Europe, l’actuel directeur des rédactions du Figaro faisait le pari contraire : « Nous accorderons à l’international une place proportionnelle à l’intérêt que les Français lui portent. A ce sujet, il me semble qu’à mesure que se développent le câble et le satellite, le traitement des grands sujets de politique internationale trouvera une place sur les chaînes thématiques. » [18] Le 30 août 2009 à 20 heures, sur TF1, la consigne fut observée : les élections japonaises disposèrent de vingt secondes au milieu de la dix-septième minute du journal de 20 heures. La présentatrice expédia cet « événement politique majeur » sans l’accompagner d’une image ou d’un commentaire. La défaite du parti conservateur après cinquante-quatre années d’exercice du pouvoir [Lire « Notre combat » ci-dessus.] passa ainsi bien après la mort de six randonneurs de montagne en Savoie. Laquelle fit naturellement l’ouverture du journal.
« Tous les soirs, à la télévision, un homme nu pleure au bout de sa laisse », la formule résume plutôt bien le capitalisme de surveillance et sa société du spectacle [19]. Après avoir analysé les éditions du soir des six principales chaînes françaises (TF1, France 2, France 3, Arte, Canal+ et M6), l’Institut national de l’audiovisuel (INA) a d’ailleurs constaté que « les faits divers affichent une augmentation régulière, passant de six cent trente sujets en 1999 à mille sept cent dix en 2008, comme si les partis pris éditoriaux des chaînes étaient de favoriser, de plus en plus, les drames personnels plutôt que les drames collectifs » [20].
La presse écrite délaisse elle aussi depuis longtemps l’actualité internationale. Elle martèle que tout s’explique — et est rendu impossible... — par la mondialisation, mais entre 2002 et 2006 le nombre des correspondants à l’étranger des quotidiens américains a diminué de 30 % [21]. Le « village global » ne s’intéresse qu’à son palier. Mais il y a le câble, le satellite ? « Vous voulez des nouvelles sur le Venezuela ? Regardez la chaîne vénézuelienne. Sur le Soudan ? Regardez les chaînes africaines » [22], conseillait il y a plus de dix ans le directeur adjoint de l’information de TF1, une chaîne qui n’entretient aucun correspondant permanent, ni en Afrique ni en Amérique latine.
Sans doute ajouterait-il aujourd’hui : « Et allez sur Internet ! » Car les nouvelles technologies de la communication ont offert au mercantilisme rédactionnel et à la paresse intellectuelle un superbe alibi. Puisqu’il y a Internet, les médias généralistes peuvent supprimer sans états d’âme leurs bureaux de correspondants à l’étranger et réduire la part des articles traitant d’autres sujets que la mort de Michael Jackson, le « sort tragique de la petite Marina », la burka, les fantasmes amoureux de M. Valéry Giscard d’Estaing, l’accouchement de Mme Rachida Dati [23]. Quand la répression se déchaîne au Sri Lanka, le journaliste qui a d’autres affaires à traiter — et de plus lucratives — n’a plus qu’à renvoyer ceux de ses lecteurs que le sujet intéresse au site du Times of India… Avec Internet, ne sommes-nous pas devenus tous plus savants qu’Aristote puisque nos téléphones portables nous donnent accès aux archives numériques de la « bibliothèque universelle » ?
On l’aura compris, dans la croisade opposant journaux et écrans, notre camp est celui des mécréants. Dit autrement, nos combats se situent ailleurs.
Serge Halimi
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Philippe Rivière