Malgré ses célébrations officielles et ses légendes scolaires, la Révolution française tend disparaître dans un trou noir de mémoire. En 1989, la commémoration du Bicentenaire n’a pas peu contribué à cette amnésie provoquée. Présidant la Mission préparatoire, Edgar Faure réclamait déjà « une ecclésiale réconciliation », Blancs et Bleus bras dessus bras dessous, dans une communion consensuelle du juste milieu et de « la République du centre » chère à Jacques Julliard, François Furet et Pierre Rosanvalon [1]. La couleur était annoncée : celle du défilé bariolé et dépolitisé de Jean-Paul Goude. Terminus de l’histoire, fin de la politique, que la fête commence et dure pour l’éternité marchande. En ces temps thermidoriens de contre-réforme libérale, la Révolution était passée de mode.
Elle reste pourtant un événement qui divise, une affaire jamais classée, sur laquelle, aurait dit Péguy, « on ne se réconcilie pas », car ce serait n’y plus rien y comprendre. Officiellement, il y aurait donc eu une Révolution bien élevée, bien peignée, fréquentable, celle de 1789, ressuscitée en 1795 après la fâcheuse parenthèse de la Convention jacobine. Si républicaine se prétende-t-elle, l’idéologie historique dominante frappe ainsi d’infamie les « terroristes » (déjà), mais n’hésite pas à baptiser les lycées et collèges du nom des grands terroristes repentis, les Fouché et les Carnot.
Ce détournement de l’histoire au profit du mythe, de l’événement au profit l’ordre rétabli, manifeste une confusion néfaste entre République et Révolution. Certes, à l’origine, elles furent jumelles, consubstantielles, inextricablement mêlées. Avec Thermidor cependant, la République a pris ses distances. Au fil des ans, s’embourgeoise, s’étatise, se bureaucratise, jusqu’à son institutionnalisation sous la III° République. La République, c’est ce qui reste alors, quand on a retranché la révolution, enlevé le haut (la souveraineté populaire) et le bas (l’audace révolutionnaire) : une citoyenneté d’autant plus invoquée qu’elle dépérit, une laïcité minimaliste réduite à un espace de cohabitation tolérante, un Etat gestionnaire. Et, au bout du chemin, sous nos yeux, une République de marché qui fait bon ménage avec la nostalgie d’une République positiviste, d’ordre et de progrès, judiciaire et policière, autoritaire et fouettarde. Les vaincus de 1848 avaient expérimenté cette fracture. Imaginaire, le peuple rêvé indivisible s’était fendu sous leurs yeux en classes antagoniques. Désormais, les rescapés de Juin ne parleraient plus de République tout court, mais de République sociale.
« Penser la révolution », c’est penser sa singularité événementielle, ses contradictions, en fonction des forces contraires qui l’animent. Promu historien officiel du Bicentenaire, François Furet écrivait que « les révolutions ont intérêt à être le plus possible des parenthèses courtes » et que leur grand problème, « c’est d’arriver à les terminer » [2]. Pour lui et ses semblables, le Bicentenaire refermait le dossier, tournait la page, enregistrait la fin finale et définitive de la séquence révolutionnaire.
Péguy, plus finement politique sans doute, datait cette fin de l’instauration sur les cendres de la Commune d’une IIIè République assagie et tempérée. Tout au long du XIXè siècle, l’héritage révolutionnaire s’est souvent cristallisé autour du rétablissement de la République, jusqu’à ce que la seconde finisse par éclipser la première. A peine fondée, il apparut qu’il ne s’agissait pas d’une continuation, d’un aboutissement, mais bien d’une substitution. Après 1881, dit amèrement Péguy, la République « commence à se discontinuer ». D’unions sacrées et mobilisations générales, le rituel républicain étouffe désormais l’élan révolutionnaire : « En moins de cent vingt ans, l’œuvre, non pas de la Révolution française, mais le résultat de l’avortement de la Révolution française et de l’œuvre de la Révolution française sous les coups, sous la pesée, sous la poussée de la réaction, de la barbarie universelle est littéralement anéantie. Complètement. » [3]
Du point de vue de la longue durée, cette périodisation ne manque pas d’arguments. Mais, du point de vue de la temporalité politique et de l’événement - ses acteurs l’ont éprouvé sur le vif à leurs dépends - la Révolution s’est achevée sur l’échafaud de Thermidor. Après, ce n’est plus la Révolution, c’est la République bourgeoisante sans la révolution : la guerre révolutionnaire devient une guerre de conquête, le suffrage universel (masculin) est supprimé, le droit de propriété illimité est rétabli, assorti bien sûr de la loi martiale. Dix ans plus tard, le rétablissement de l’esclavage par l’Empire parachève cette réaction. La référence au droit naturel de la Déclaration des droits de 89 disparaît dans celle du 22 août 1795, ainsi bien sûr que le droit à l’insurrection du pouvoir constituant. La Constitution de juin 1793, qui dissociait la citoyenneté de la nationalité et radicalisait le droit du sol en simplifiant les conditions d’accès à la citoyenneté, est enterrée [4].
Les controverses sur la périodisation, sur les flux et reflux, pose la question de savoir ce qu’on entend par contre-révolution. On imagine souvent un événement symétrique, une révolution à l’envers, inversée, un strict rebroussement. Bon observateur en la matière, De Maistre se montrait plus perspicace, qui constatait les formes soft de détournement et de récupération, cette manière rampante de défaire et de contredire l’œuvre révolutionnaire : « Le rétablissement de la monarchie, qu’on appelle contre-révolution, ne sera point une révolution contraire, mais le contraire d’une révolution ». C’était pronostiquer aussi bien les contre-révolutions bureaucratiques que les révolutions dites de « velours ».
Périodiser la Révolution française, ce serait d’abord suivre les avatars de ses contradictions originelles, nichées au cœur même de l’événement : mettre à nu la tension entre le droit à la propriété et le droit à l’existence, entre l’universalité proclamée par la déclaration des droits et le durcissement des intérêts particuliers, de classe, de sexe, de nation ou de race. La polarisation nouvelle des rapports sociaux sociale apparaît dans la subordination censitaire du suffrage à la fortune et dans la répression de l’hiver 1793/94 contre la sans-culotterie parisienne ; dans l’exclusion des femmes de la citoyenneté et la mise au pas des tricoteuses dès l’hiver 93/94 ; dans la fermeture nationale et le passage de la guerre défensive à la guerre offensive ; dans l’adoption de la loi des suspects et l’évolution du regard porté sur l’étranger ; dans la perpétuation du racisme colonial et les tergiversations précédent l’abolition tardive de l’esclavage à la veille de Thermidor.
La Révolution se déclarait « française », mais elle proclamait l’émancipation universelle. La Constitution de 93 dissociait ainsi la citoyenneté de la nationalité, en radicalisant le droit du sol : « Tout homme né et domicilié en France depuis une année, y vit de son travail, acquiert une propriété, ou épouse une Française, ou adopte un enfant, ou nourrit un vieillard, tout étranger enfin qui sera jugé par le corps législatif avoir bien mérité de l’Humanité, est admis à l’exercice des droits de citoyen français ». Elle annonçait ainsi « une citoyenneté universelle et cosmopolite », puisqu’on pourra désormais « être citoyen avant même d’être français ». Si la République était restée fidèle à cet esprit de l’An II, il y a belle lurette que la question des sans-papiers aurait été résolue.
Daniel Guérin a montré comment, loin de signifier l’avènement d’une humanité réconciliée, l’abolition des privilèges révèle les antagonismes de classe propres à la société moderne [5] : de nouvelles différenciations sociales et politiques se dessinent en quelques mois de luttes révolutionnaires.
L’élan vers l’universel se brise ainsi sur les nouvelles frontières de classe, de race, de sexe, sur l’émergence d’une raison d’Etat. La guerre aux frontières et de la guerre civile provoquent une radicalisation par le haut. L’exemplarité de la vertu prend le pas sur l’égalité des citoyens. Le nouvel ordre politique requiert des hommes frugaux et inflexibles, d’authentiques « romains ». Le culte de l’Etre suprême et une nouvelle religiosité d’Etat sont censés combler le vide d’un espace public désacralisé. Le patriote « qui soutient la République en masse », car « quiconque la combat en détail est un traître », l’emporte sur le citoyen.
La Terreur elle-même a son propre tempo et ses séquences, de la Terreur populaire des massacres de septembre 92 à la grande Terreur de 93 et 94. Elle se nourrit des représentations hétérophobes d’un corps social homogène et débarrassé de ses parasites : le peuple, la nation, l’Etat, ce serait tout un. Le conflit et la discorde ne pourraient plus venir alors que du complot étranger ou de la trahison domestique. Dans cet univers compact où société et Etat, privé et public tendent à se fondre en un seul bloc, il n’y a plus guère de place pour l’erreur « subjective ». Il n’y a plus que des fautes « objectives ». Toute dissidence devient suspecte, tout ce qui pourrait donner consistance à une société encore gélatineuse, est une « faction » attentatoire à l’unité organique de la nation. Tout pluralisme, qui permettrait de traduire et résoudre par la voie politique les « contradictions au sein du peuple », est exclu. Police et suspicion sont partout.
La répression du mouvement populaire et la fermeture des clubs de femmes, l’état d’exception de la grande Terreur marquent selon Guérin le dénouement de ces contradictions au détriment des couches opprimées et exploitées. La répression de Lyon ou de Nantes, le « populicide » de Vendée dénoncé par Babeuf, annoncent les cruautés, décrites par Renan ou Flaubert, dont la bourgeoisie victorieuse se montrera capable en juin 48 et contre la Commune. Dès avant 1848, Michelet constatait amèrement dans Le Peuple qu’il n’avait pas fallu un demi-siècle à cette classe vouée au « calcul égoïste » pour tomber le masque de son universalité proclamée.
La trajectoire de la Révolution n’est pas d’abord affaire d’idéologie, une confirmation conséquente du ver qui serait dès le début dans le fruit des Lumières. C’est la tragédie sociale et historique d’un « déjà plus » et d’un « pas encore », entre un ordre monarchique épuisé et une révolution sociale prématurée. Le grand Michelet encore : « Les républicains classiques avaient derrière eux un spectre qui marchait vite et les eût gagné de vitesse : le républicanisme romantique aux cent têtes, aux mille écoles, que nous appelons aujourd’hui socialisme », car les Enragés, Babouvistes et autres conspirateurs de l’égalité, portaient déjà en eux « le germe obscur d’une révolution inconnue ». Dans cet entre-deux, dans cet équilibre catastrophique entre « déjà plus » et « pas encore », le césarisme jacobin devait tourner à l’avantage de la bourgeoisie victorieuse, des agioteurs et des spéculateurs sur les biens nationaux. Les vertueux avaient fait leur temps. Ils étaient bons pour l’exil ou la guillotine...
Face à la réaction législative qui suivit Thermidor, Thomas Paine déclara superbement à la tribune de la Convention, le 7 juillet 95 : « Mon propre jugement m’a convaincu qui, si vous faites tourner la base de la Révolution des principes à la propriété, vous éteindrez tout l’enthousiasme qui jusqu’à présent soutenait la révolution et vous ne mettrez à sa place rien que le froid motif du bas intérêt personnel », la douche glacée de la concurrence libérale généralisée de tous contre tous. Michelet confirme la prédiction en historien. Pour lui, la révolution s’achèverait quelque part entre brumaire 93 et thermidor 94 : « Après, tout ceci n’est plus de la Révolution. Ce sont les commencements de la longue réaction qui dure depuis un demi-siècle. »
Et qui continue.
Lors des préparatifs du Bicentenaire, François Furet annonçait avec soulagement que « la Révolution est devenue une histoire, puisqu’elle est finie ». Une histoire d’historiens, classée, apaisée. En tant qu’événement, nul doute qu’elle soit terminée depuis longtemps. En tant que soif non apaisée de justice sociale et « rêve vers l’avant », elle hante le présent, et resurgit dans les grands moments de résistance et de rébellion populaires.
Pour Furet, c’était clair : une frontière étanche séparait la cendre historique de la lave mémorielle. C’est pourtant là, au point de rencontre et de tension entre l’histoire pétrifiée et la mémoire vive, dans la tension entre l’archive parcheminée et la fidélité passionnée à l’événement, que la Révolution française nous intéresse et a encore quelque chose d’indispensable à nous dire.
Notes
1. François Furet, Jacques Julliard, Pierre Rosanvallon, La République du centre, Paris, Calmann-Lévy, 1988.
2. Nouvel Observateur du 28 février 1988.
3. Pleiade II, p 1302.
4. Voir notamment Florence Gauthier, Triomphe et mort du droit naturel en révolution, Paris, PUF, 1992 ; Sophie Wahnich, L’impossible citoyen, Paris, Albin Michel, 1997 ; Olivier Le Cour Grandmaison, Les citoyennetés en Révolution, Paris, PUF, 1992. Voir aussi Permanences de la Révolution, collectif, Daniel Bensaïd ed., Paris, La Brèche, 1989.
5. Daniel Guérin, La lutte des classes sous la première République, Pais, Gallimard, 1968.