C’est bien souvent « en réponse directe aux besoins de survie économique » que, dans les siècles passés, avec les expériences de secours mutuel ou de coopératives ouvrières, comme dans la phase récente de crises produites par la mondialisation néo-libérale, s’invente une façon de vivre et « produire de la richesse autrement ». C’est ce que soulignent Julie Duchatel et Florian Rochat qui présentent (1re partie, par continent, Amérique latin, Asie, Afrique et Europe de l’ouest) et discutent (2e partie, « quelques problématiques à considérer ») de riches expériences « d’économie sociale et solidaire » relevant de contextes différents.
L’extrême hétérogénéité de ce « tiers secteur » (ni privé, ni public) est affrontée avec pour questionnement : en quoi ces expériences sont-elles « porteuses d’alternatives sociales, à quelles conditions et dans quelle mesure ? ». Sont-elles condamnées à « l’adaptation » à un redoutable environnement qui leur fait perdre l’esprit initial, né de résistances pratiques aux effets de l’ordre dominant ?
En soulevant ces questions, Julie Duchatel et Florian Rochat ne prétendent faire ni un tableau exhaustif des expériences passées et présentes, ni avoir les « réponses ». Mais ils contribuent à ce que les plus vivantes et riches de ces expériences s’insèrent dans les débats politiques et stratégiques actuels que la crise en cours va radicaliser. Cette optique les a conduit à écarter explicitement de cette étude (pp.7-10) plusieurs types d’activités parfois rattachées à l’ économie sociale et solidaire, alors qu’elles en diluent justement la portée subversive. Il s’agit d’une part, de la vaste nébuleuse des activités individuelles informelles, mais aussi des entreprises qui ont « totalement perdu l’esprit » initial et ne se distinguent plus guère des entreprises à but lucratif « classiques » ; ou encore celles qui se revendiquent d’un commerce plus équitable, « mais qui se sont progressivement intégrées dans les dispositifs de séduction de grandes chaînes commerciales et qui n’ont plus grand chose à voir avec la construction d’alternatives ». De même, la plupart des ONG qui interviennent dans les domaines de l’humanitaire ou du développement ont été écartées : outre des dépendances financières limitant souvent leur autonomie politique, ces ONG ne relèvent pas d’un critère essentiel au recueil, l’auto-organisation des personnes concernées.
En effet, les caractéristiques retenues a contrario (pp.10-13) dans la sélection des expériences, méritent d’être soulignées : « la mise en œuvre d’activités autonomes et collectives en réponse directe aux besoins de survie économique de leurs initiateurs-trices et participant-e-s et impliquant un nombre relativement grand de personnes, organisées selon un principe égalitaire (...) », ainsi qu’une « conscience claire du caractère injuste du système et de son nécessaire dépassement » - bien que ces expériences soient réalisées « sans attendre un contexte politique et économique plus favorable ».
Julie Duchatel, discutant « quelques problématiques à considérer » (pp.149-171) en conclusion de l’ouvrage, soulève notamment une des questions qui est à la racine des réticences militantes les plus fréquentes envers la nébuleuse de « l’économie solidaire » : « une certaine dépolitisation des pratiques » associée à une « débrouille » individuelle et à des activités allant de la charité aux « micro-crédits » vantés par la Banque Mondiale, enfermant finalement dans la pauvreté et l’ordre existant. C’est au contraire, comme le soulignent plusieurs articles du recueil, l’auto-organisation collective et la « politisation » de l’expérience qui donnent une clé de sa durée et de sa portée, ainsi que des critères de ses orientations.
Nous ne nous étendrons pas ici sur les expériences de longue date dont l’histoire est rappelée dans l’ouvrage – depuis l’étonnante histoire de ce bidonville de 350 000 personnes dans la banlieue de Lima au Pérou, réussissant à créer une vaste zone d’économie solidaire, jusqu’à celle de la coopérative de Mondragon au Pays basque qui se heurte à un environnement capitaliste redoutable, en passant – sur un autre registre – par celle des coopératives Longo Maï dans divers pays d’Europe, plus explicitement animées par une action et réflexion militantes.
Nous soulignerons davantage les expériences plus récentes, exprimant des résistances aux dégâts de la mondialisation néolibérale – et à ses crises. Elles sont toutes ancrées dans les populations les plus pauvres des pays du Sud ; on évoquera d’abord celles – très massivement féminines - d’Asie et d’Afrique puis d’Amérique latine.
Un ensemble d’exemples permet d’aborder le débat des « micro-crédits » censés lutter contre la pauvreté. Ils sont analysés avec les critères de l’ouvrage (recherche d’alternatives sur la base de l’auto-organisation) au Bangladesh par Cédric Gouverneur, en Inde par Cyril Fouillet et Isabelle Guérin et en Afrique, au Bénin, par Renaud Vivien. Les auteurs font apparaître clairement (en dépit de situations intermédiaires) deux logiques opposées. Dans la première, le pôle financier s’autonomise et garde ou prend un but lucratif, même s’il cherche une clientèle pauvre et prétend combattre la pauvreté – c’est le cas de la Grameen Bank de Muhammad Yunus (dit le « banquier des pauvres », Prix Nobel de la paix en 2006) et de l’institutionnalisation de filières de micro-crédits en Inde qui deviennent des « fins en soi », dont les agents « ne sont pas des travailleurs sociaux mais des banquiers », et qui sont en partie « responsables de la ’dépolitisation’ » des associations financées. A l’opposé, d’autres exemples de micro-financement sont étudiés, où une épargne populaire est collectée, sans but lucratif : elle reste contrôlée par leurs initiateurs/trices dans le but d’un financement solidaire de leur propre activité auto-organisée. Le but est la conquête d’une autonomie et de moyens de survie (et donc de dignité...) : c’est le cas pour des milliers de paysans bangladais comme des 120 organisations de femmes du Bénin, regroupées dans le CADD (Cercle d’auto-promotion pour un développement durable) qui a ... adhéré au CADTM (Comité pour l’annulation de la dette du Tiers-monde), composante essentielle du mouvement altermondialiste. Dans tous ces exemples les diverses formes d ’« épargne-crédit » (opposées au micro-crédit bancaire) diminuent en pratique la dépendance envers les usuriers et permettent l’autonomie de l’activité productive et de son sens politique émancipateur (notamment pour les femmes), au lieu de déboucher sur un endettement ahurissant des pauvres tourné vers la consommation (finalement pas éloigné des subprimes..).
La dynamique politique des luttes est évidemment, comme on sait, plus radicale sur le continent latino-américain aujourd’hui. Là, le plus souvent dans les expériences analysées, « la transformation du système est clairement revendiquée » (p.17) – mais cela ne donne pas de réponse simple et unifiée sur comment y parvenir. Dans la deuxième partie du recueil, soulevant des problématiques, le cas du Venezuéla est abordé (pp. 118-136) pour répondre à la question « quelle politique publique favorisant l’économie sociale et solidaire » ? – un des débats soulevés en conclusion de l’ouvrage étant, notamment, la diversité des relations à l’Etat comme institution et lieu de pouvoir. Mais de quel pouvoir s’agit-il ? En Argentine, à l’opposé du cas d’Hugo Chavez, le pouvoir en place s’oppose à la « transformation radicale ». Et celle-ci vient « d’en bas ». Divers mouvements nés des mobilisations de masse dans la crise culminant en 2001-2003, avec l’appropriation de centaines d’usines par leurs « travailleurs sans emplois », se divisent sur l’orientation à adopter. Sans présenter une analyse systématique et une vision unifiée de ces mouvements et situations complexe, le recueil reproduit une analyse des évolutions du « Mouvement d’unité populaire – des barricades à la souveraineté alimentaire » (H. Palomino et E. Patrana) ; puis le cas passionnant de la coopérative de production de céramiques, Zańon (avec son « mètre carré de poésie » imprimé sur céramique, que les ouvriers emportent partout pour offrir...), résistant toujours depuis 7 ans. R.Zibechi qui analyse ce cas en souligne trois dimensions importantes : « la récupération du syndical par ses propres travailleurs », comme instrument de leur lutte, la « relation avec la communauté » - avec l’exemple emblématique du centre de santé financé par l’entreprise, mais aussi les multiples liens d’actions solidaires des habitants du quartier pour protéger l’usine ; enfin le mode de rémunération et d’organisation égalitaire et solidaire interne à l’entreprise...
Faire connaître une telle expérience et organiser des solidarités concrètes avec elle, peut être vital alors qu’elle reste menacée d’étouffement sinon de répression frontale... La venue, organisée par les auteurs du recueil, de certains acteurs de cette lutte dans les mois prochains, pourrait être une occasion à saisir...
Si tel est le seul premier effet de cet ouvrage, il sera déjà remarquable...
Catherine Samary