On ne donnait pas cher, il y a une décennie, de la survie du régime cubain. L’URSS, le principal acheteur de sucre et fournisseur de pétrole de l’île, venait de s’effondrer. Il fallut reconstruire une stratégie économique adaptée aux nouveaux rapports de forces, et ce dans un isolement quasi total, alors que la vague néolibérale déferlait sur la planète. Les années 1990 furent pour Cuba des années noires, et la population dut supporter des souffrances extrêmes.
La nouvelle politique économique mise en place dès 1993, les réformes marchandes adoptées (marchés libres dans l’agriculture, légalisation du dollar, multiplication des sociétés à capitaux mixtes, etc.) permettront un redémarrage de la croissance à la fin de la décennie. Cependant, elles provoquent en même temps un bouleversement social et une inversion des valeurs inculquées par la Révolution, à l’instar de la dualité monétaire, qui favorise l’écart des revenus entre ceux qui possèdent des dollars et ceux qui n’y ont pas accès.
Alors que le niveau de vie de 1989 n’a toujours pas été retrouvé, la croissance du produit intérieur brut (PIB), qui avait été de 1,2 % en 2002, a atteint 2,6 % en 2003, mais la génération qui a supporté le poids de la « période spéciale » depuis quatorze ans est à bout de forces.
Certes, la politique de substitution des importations mise en œuvre depuis quelques années a connu des succès significatifs. Avec l’utilisation du pétrole brut national, Cuba est presque autosuffisant pour la production d’électricité. L’approvisionnement du secteur touristique est assuré à partir de produits locaux à hauteur de 70 %, un facteur de réduction des coûts. Des avancées dans le domaine des biotechnologies vont permettre d’aider le Nigeria et la Namibie à produire des médicaments contre le sida.
Toutefois, les incertitudes persistent. Décidée en 2002 face au marasme des cours mondiaux du sucre, la restructuration de cette industrie demeure une bombe à retardement. Faute de pouvoir être concurrentielles, la moitié des centrales sucrières ont été fermées. Cinq cent mille emplois sont menacés. L’Etat a fait un effort : 100 000 de ces travailleurs bénéficient d’une formation et gardent l’intégralité de leur salaire. Mais la reconversion prévue de dizaines de milliers d’ouvriers dans l’agriculture se heurte au manque d’argent pour financer les semences, les engrais, les machines – sans parler du désarroi créé par la perte d’une tradition historique. On survit dans les bateys [1] avec la libreta (carnet d’alimentation) et des petits boulots. « C’est la sidérurgie lorraine des années 1980, mais sans l’Union européenne », commente un entrepreneur français.
Or, le marché du travail est déprimé. Les investissements étrangers (IDE) se sont réduits depuis 2001, en partie à cause de la loi Helms-Burton [2], mais aussi en raison du contrôle très strict imposé par La Havane. Le nombre d’entreprises mixtes a diminué de 15 % en 2003. La croissance du tourisme continue, mais, outre qu’elle ne crée pas assez d’emplois, la fragilité de « l’industrie sans fumée » n’est plus à démontrer depuis le 11 septembre 2001 et la guerre en Irak.
Enfin, la pénurie de devises rend la situation financière préoccupante. La dette en devises se montait en 2001 à 10,89 milliards de dollars, la Russie réclamant pour sa part la bagatelle de 20 milliards de dollars (selon l’ancienne parité officielle, en réalité des roubles convertibles) [3]. La dette envers le Venezuela aurait atteint 891 millions de dollars fin 2003 [4]. Grâce à l’accord de coopération signé en 2000, Caracas fournit à Cuba du pétrole brut et des produits dérivés à des conditions très favorables [5]. La Havane rembourse une part essentielle de sa dette en envoyant des médecins, des entraîneurs sportifs et des enseignants en grand nombre et en recevant des étudiants boursiers dans ses universités et des malades vénézuéliens dans ses hôpitaux.
Cette vulnérabilité financière explique sans doute la décision prise en 2003 d’instaurer un contrôle des changes pour les entreprises. Une mesure qui ne fait pas l’unanimité parmi les économistes cubains : certains y voient un nouveau coup de barre étatiste et une remise en cause des réformes. La recentralisation actuelle va, selon eux, à l’encontre du nécessaire autofinancement des entreprises. Si on vide leurs caisses pour financer les projets sociaux, objectent-ils, comment pourront-elles investir et être rentables ?
Une « transition post-touristique »
Ces difficultés provoquent des interrogations et un vrai débat. Plusieurs économistes estiment le potentiel des réformes épuisé et pensent qu’il faut définir une nouvelle stratégie de développement. Pedro Monreal et Julio Carranza [6]partent ainsi d’un constat : Cuba est entré dans le XXIe siècle avec le statut typique d’une île caribéenne – le tourisme et les remesas [7], le sucre et les minerais. Les ressources naturelles et la force de travail émigrée sont les vecteurs de l’insertion du pays dans l’économie mondiale. Mettant en cause ce schéma, ils proposent une « transition post-touristique ».
Pour eux, l’objectif doit être « une réindustrialisation exportatrice » permettant l’utilisation d’une force de travail très qualifiée, le tourisme ne constituant qu’une « étape temporaire ». Ils prônent « une stratégie fondée sur des exportations technologiquement intensives (…) modifiant radicalement le modèle de développement actuel fondé sur la politique de substitution des importations ».
En réalité, la Chine fascine de nombreux dirigeants. Le 13 février 2004, le quotidien Granma titrait en première page : « L’expérience chinoise démontre qu’il y a des alternatives. » L’article célébrait « la croissance de la nation asiatique », un succès obtenu « sans privatisations », « sans le capitalisme », « avec un système bancaire contrôlé par l’Etat », « une direction forte » et un « développement social harmonieux ».
MM. Monreal et Carranza, les deux économistes cités, y critiquent l’« ambivalence », pour ne pas dire l’incohérence, des positions officielles fondées sur la possibilité « d’une coexistence stable entre des voies différentes ». Pour eux, il faut choisir. Ils considèrent en effet une réorientation réussie de la structure économique du pays peu probable « sans transformations significatives des institutions économiques et des rapports de propriété ». Ils estiment nécessaire l’existence de « structures de délibération politiques existant en dehors de l’appareil d’Etat » et « capables d’opérer une médiation efficace entre les intérêts des différentes composantes de la société ».
En revanche, le gouvernement a réaffirmé avec force la finalité sociale de sa politique économique. Il fait de l’éducation une priorité nationale dont le budget est passé de 6,3 % en 1998 à 9,1 % des dépenses en 2003. Sept cents écoles ont été complètement rénovées puis équipées d’ordinateurs, des milliers d’enseignants ont été formés afin de ne pas dépasser vingt élèves par classe, 16 000 professeurs de beaux-arts se préparent dans des écoles spécialisées. La rénovation des hôpitaux devrait suivre.
Malgré ces efforts, dont pourraient s’inspirer une majorité de pays latino-américains dits « démocratiques », il existe une population en situation précaire dont la santé est menacée. Certaines catégories sociales souffrent de pénuries alimentaires – les femmes seules avec des enfants, les personnes âgées. De l’avis général, la ration alimentaire délivrée par la libreta, limitée à quelques denrées de base, couvre au maximum dix à quinze jours d’approvisionnement mensuel. Il faut donc compléter les achats dans les agromercados, marchés agricoles où les prix sont élevés. D’après l’économiste Angela Ferriol, la frange urbaine atteinte par la pauvreté tourne autour de 20 % [8]. Beaucoup de gens vivent au jour le jour : la débrouille, le marché noir, le vol sont devenus fréquents.
A cet égard, la sociologue Mayra Espina souligne trois facteurs d’aggravation des inégalités et de montée de la pauvreté : l’écart croissant entre les revenus, la territorialisation des inégalités et la nouvelle hiérarchie sociale liée à la richesse matérielle, qui symbolise la réussite [9].
Avec les réformes, les revenus du travail salarié dans le secteur d’Etat ont perdu de l’importance au profit des activités privées légales ou illégales. « La polarisation des revenus s’est accrue, les services sociaux se sont dégradés quantitativement et qualitativement », constate Mayra Espina. D’après elle, les réformes économiques et la complexité des changements socioculturels ont fragmenté la conscience sociale, marginalisé les catégories les plus en difficulté et ravivé les tensions entre Blancs et Noirs. Les inégalités entre régions se sont aggravées, elles aussi : dans la région orientale de l’île, la population vulnérable est estimée à 22 %, certaines municipalités connaissant une situation difficile.
La traduction statistique de cette évolution apparaît nettement : en 1988, le pourcentage des salariés de l’Etat atteignait 94 %. Aujourd’hui, 20 % à 25 % de la population n’en dépend plus pour son emploi. Alors que les revenus des ménages ont stagné ou faiblement augmenté de 1991 à 1999, « les revenus des familles vivant de l’économie souterraine ont été multipliés par quatre », souligne Angela Ferriol. Selon un reportage de l’hebdomadaire Bohemia [10] publié en février, la police aurait découvert 181 ateliers illégaux, 525 fabriques clandestines et 315 locaux servant d’entrepôts entre janvier et octobre 2003. Un économiste qui travaille pour l’Etat considère qu’« avec la crise, et compte tenu du niveau des salaires, on ne peut pas faire grand-chose contre les malversations et la corruption ».
Outre l’enrichissement des petits paysans privés, des patrons des paladares (restaurants privés) et des bénéficiaires du tourisme, la chercheuse Juana Conejero évoque « les transformations dans la structure de classe » et « la possibilité que naisse une nouvelle classe sociale d’entrepreneurs associée au secteur des investissements étrangers » [11]. Cette hypothèse avait déjà été analysée par le sociologue Haroldo Dilla dans un article très contesté évoquant les nouveaux « camarades investisseurs », ces directeurs d’entreprises mixtes ou gérants de firmes d’Etat liés au marché, qui en ont adopté les exigences, voire l’idéologie. C’est en effet de la fusion des élites politiques et du « bizness », comme on dit à Cuba, que pourrait naître cette nouvelle classe sociale.
L’organisation du système mixte et privé rend théoriquement impossible l’accumulation de capital, sauf par la corruption. Cette dernière, même limitée, s’est développée, favorisée par la pénurie, la dualité monétaire et l’autonomie des entreprises du tourisme notamment. Le gouvernement a lancé une offensive contre « ce cancer qui corrompt la Révolution de l’intérieur et qui est plus dangereux qu’une bombe américaine ». Là peut prospérer une base sociale plus redoutable pour le régime que tous les groupes de dissidents.
Les grands opérateurs du tourisme représentent une puissance commerciale et financière considérable. Ils gèrent plusieurs centaines d’établissements. L’an dernier, M. Vega del Valle, président de l’entreprise hôtelière d’Etat Cubanacán – le groupe le plus important avec 40 % des revenus du secteur, un chiffre d’affaires évalué à 800 millions de dollars, 15 compagnies, 23 entreprises mixtes et 9 représentations à l’étranger –, a été démis de ses fonctions, avec plusieurs hauts responsables, pour de « graves erreurs de gestion » ; des accusations de détournements de fonds découverts après le contrôle des changes instauré en 2003 pour les entreprises cubaines ont été démenties, mais le ministre du tourisme a dû démissionner lui aussi. Ce sont des militaires, dirigeants de l’entreprise touristique Gaviota, qui les ont remplacés.
Principale puissance économique de l’île, les Forces armées révolutionnaires (FAR) sont en effet de plus en plus impliquées dans le tourisme, l’agriculture, l’industrie, les transports, les communications, l’électronique... Les militaires occupent des postes-clés au sein du gouvernement et de la direction du Parti communiste cubain (PCC) ; outre leur présence au Bureau politique, le département idéologique du Comité central est dirigé par le colonel Rolando Alfonso et l’Institut cubain de radio et télévision (ICRT) par le colonel Ernesto López.
Ayant bénéficié d’une formation inspirée des normes de gestion capitalistes, ces militaires sont à l’origine des réformes marchandes et du « perfectionnement » des entreprises d’Etat, restructuration visant à accroître leur rentabilité et leur efficacité en leur accordant une plus grande autonomie.
Dans cette société de plus en plus diversifiée, l’homogénéité politique devient un leurre. Comment articuler le respect des diversités et l’impératif d’égalité, la tension entre l’individuel et le collectif ? Autant de débats latents, mais non menés publiquement. Dans un article rédigé « pour susciter le débat avec ses collègues de l’université de La Havane », Armando Chaguaceda Noriega [12] réfute l’idée d’un pays composé « d’êtres génétiquement unanimistes ».
Constatant « la permanence d’un esprit de gauche dans de nombreux secteurs de la population », l’universitaire différencie deux courants : « Une gauche épique internationaliste anti-marché, réclamant plus de liberté pour le débat et la pensée critique » et « une gauche réformiste qui met l’accent sur le développement économique au sein d’un projet pluriclassiste ». Il souligne le danger pour la première « de se déconnecter du vécu des citoyens » et pour la seconde « de devenir les promoteurs d’une accumulation interne du capital ». Et il préconise une alliance entre les deux afin de faire face à ce qu’il qualifie de « remontée conservatrice dans l’appareil d’Etat ».
Adopté par 8 188 198 Cubains (98 % des électeurs) en juin 2002, un amendement à l’article 3 de la Constitution affirme que « le socialisme et le système politique et social révolutionnaire établi dans cette Constitution sont irrévocables et [que] Cuba ne reviendra jamais au capitalisme ». Telle est la réponse apportée à la demande de réformes économiques et politiques connue sous le nom de « projet Varela » et impulsée par le chrétien Oswaldo Paya. Ce projet, qui a recueilli 11 000 signatures, réclame la liberté d’entreprendre, la légalisation des activités privées, un marché du travail, des élections générales et le pluralisme politique.
En décrétant l’irrévocabilité du socialisme, on a clos le débat sans l’avoir mené. La fascination exercée par le marché sur certaines couches sociales n’en est que plus vivace. Depuis quatre ans, depuis la date du retour d’Elián [13], la « bataille d’idées » – l’expression est de M. Fidel Castro –, les campagnes politiques, les manifestations incessantes et le contrôle des organisations sociales ont servi de substitut à un véritable pouvoir populaire. Mais le décalage entre les rouages bureaucratiques des organisations sociales et les aspirations de la population s’aggrave – Armando Chaguaceda Noriega évoque « l’étroitesse des espaces de participation politique » –, tandis que les secteurs liés au marché et aux pans les plus dynamiques de l’économie (investisseurs étrangers et leurs relais domestiques, secteur privé embryonnaire, etc.) se renforcent. Quant au PCC, il vertèbre l’appareil d’Etat et l’administration, mais, en tant que parti politique, il semble atrophié. Son congrès, qui aurait dû se tenir il y a deux ans, n’est toujours pas programmé.
L’acuité des contradictions sociopolitiques s’exprime dans tous les milieux. Le besoin de renouvellement du discours et des pratiques politiques est manifeste dans la jeunesse. « Pour beaucoup, y compris parmi les fils de dirigeants, la seule option, le rêve, est de quitter le pays », constate l’Eglise catholique. Alors qu’ils ont bénéficié des efforts considérables réalisés en matière d’éducation, les jeunes diplômés trouvent rarement un emploi correspondant à leur niveau d’études.
Le verrouillage de l’information délivrée par les médias ou les restrictions apportées à l’accès à Internet sont de plus en plus mal supportés. En dépit des démentis des autorités, ces restrictions ne sont pas seulement « de type technique » [14]. Il est vrai que la détérioration des réseaux et le petit nombre de téléphones par habitant (6,37 pour 100) rendent difficile l’accès à Internet. Il est aussi vrai que l’administration américaine affiche ouvertement sa volonté d’utiliser la Toile pour déstabiliser le régime. Il n’en demeure pas moins que les connexions sont contrôlées, qu’elles doivent passer par des institutions ou des centres de travail et « respecter les règlements en vigueur ». Les autorités sont « décidées à agir avec fermeté contre les illégaux » (ceux qui utilisent des moyens détournés pour se connecter), a déclaré le ministre de l’informatique et des communications (MIC).
Explosion culturelle
Les milieux artistiques n’échappent pas à un certain désenchantement, même si l’explosion culturelle des années 1990 – littéraire, musicale, picturale, cinématographique sous l’égide de l’Institut cubain des arts et industries cinématographiques (Icaic) – a favorisé une grande ouverture de la part de l’Union nationale des écrivains et artistes cubains (Uneac). Une nouvelle et talentueuse génération littéraire – Leonardo Padura, Senel Paz, Ena Lucía Portela, Abilio Estévez [15] – est née.
Pour Estévez, cette génération tourne son regard vers la société, mais « c’est un regard plein d’amertume, plein de scepticisme ». Evoquant la nostalgie du passé dans son œuvre, il explique qu’il en va de la Révolution comme du catholicisme « qui sacrifie le présent au nom du Ciel, du Paradis ; la Révolution, elle, sacrifie le présent au nom de l’avenir, qui ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est comment je vis aujourd’hui » [16].
Signe des temps, plusieurs écrivains ou poètes vivant dans l’île écrivent dans la revue Encuentro de la cultura cubana, d’orientation anticastriste. Son directeur, Rafael Rojas, cherche à en faire un carrefour culturel entre exilés et insulaires à la recherche d’une nouvelle « cubanité ».
Quant aux intellectuels – économistes, sociologues, politologues, chercheurs –, leur expression est beaucoup plus surveillée. Depuis la dissolution de l’équipe dirigeante du Centre d’études sur l’Amérique (CEA) en 1996 [17], la revue Temas tente prudemment d’explorer de nouvelles pistes de réflexion.
C’est dans ce contexte que la vague répressive de 2003 a été déclenchée. « Cela m’a fait mal d’envoyer ces gens à la mort, mais il le fallait », a déclaré un an plus tard M. Fidel Castro dans une interview filmée par le cinéaste américain Oliver Stone [18], reconnaissant ainsi sa responsabilité personnelle et l’inexistence d’un pouvoir judiciaire indépendant. Pour sauver la Révolution, « pour arrêter la vague de terrorisme, il fallait attaquer le mal à la racine ».Ces procès ont également eu valeur d’avertissement pour l’administration Bush, dans un contexte international très inquiétant. On ne saurait en effet sous-estimer les menaces qui pèsent sur Cuba. Seuls des naïfs ou des cyniques peuvent penser que l’attitude de Washington est dictée par la volonté de rétablir la démocratie et non par des intérêts économiques, politiques et/ou stratégiques, à Cuba comme en Irak ou en Afghanistan [19].
Les déclarations menaçantes proférées à l’encontre de Cuba, les manifestations menées à Miami aux cris de « Aujourd’hui l’Irak, demain Cuba ! » l’ont été au nom de la « promotion mondiale de la démocratie et de la défense des droits de la personne ». Le président George W.Bush n’a-t-il pas, en janvier 2004, appelé à une « transition rapide et pacifique vers la démocratie à Cuba » ? Au nom de la démocratie, il a décidé, début mai, de limiter les voyages des exilés dans l’île, de diminuer leurs transferts de fonds à leurs familles et d’augmenter de 35 millions de dollars les subventions à la dissidence. Toutes choses jugées comme une ingérence antidémocratique par le gouvernement mexicain et par les dissidents cubains eux-mêmes.
L’argument démocratique est en effet à géométrie variable. Alors que le gouvernement français a coupé les crédits de coopération avec Cuba, M. Jacques Chirac et l’Assemblée nationale ont reçu en grande pompe le président chinois, dont on connaît l’affection pour les droits de l’homme. Selon Washington, Cuba est « le seul pays non démocratique de l’hémisphère ». Mais on peut tenter de déstabiliser ladite démocratie au Venezuela, tirer sur la foule en toute impunité en Bolivie, en République dominicaine, en Haïti, laisser en liberté des criminels comme l’ex-général Augusto Pinochet ou le bourreau guatémaltèque Ríos Montt, dès lors que la Constitution garantit le pluralisme et la propriété privée.
La menace extérieure contre Cuba existe bel et bien. Cependant, les procès à huis clos, les avocats commis d’office, les jugements expéditifs, les exécutions et les emprisonnements ont-ils aidé à défendre Cuba ou l’ont-il affaibli ? Le 3 mai, à Belgrade, le prix mondial de la liberté de la presse, décerné par l’Unesco, a été attribué à Raúl Rivero, poète et journaliste condamné à vingt ans de prison. Son emprisonnement aura donné une image grimaçante du régime et renforcé une campagne contre Cuba.
On ne peut identifier les droits humains avec les seuls droits sociaux – les libertés réelles – en les opposant aux libertés « formelles », résultant d’une vision exclusivement juridique des droits de la personne. L’histoire du XXe siècle a tranché ce vieux débat. Les libertés démocratiques sont aussi une nécessité fonctionnelle, une condition de l’efficacité économique, une arme contre la confiscation du pouvoir. Mais, à Cuba, ce sujet est tabou. Les difficultés ne sont pas seulement économiques, elles sont également d’ordre politique.
« Tout le monde veut des changements économiques, sauf Fidel », explique un haut fonctionnaire cubain. Comme beaucoup d’autres responsables, il pense qu’il sera plus difficile de réaliser les changements nécessaires sans perdre le pouvoir quand M. Fidel Castro ne sera plus là. Les forces en présence se préparent.
Au sein du régime, la relève est prête. Une direction collective dirigée par M. Raúl Castro devrait assurer la transition avec l’appui de l’armée, dont les atouts sont la puissance économique et la discipline. Mais la stabilité politique dépendra de l’amélioration de la situation économique et sociale. Au sein du Bureau politique du PCC cohabitent des hauts fonctionnaires de l’Etat, des permanents du parti et des militaires qui poussent à une ouverture économique contrôlée. En l’absence du fondateur de la Révolution, qui arbitrera les conflits ?
Dans le camp adverse, constate Mme Martha Frayde, une figure de l’exil, « le pays manque d’une force d’opposition unie ; la dissidence est fractionnée » [20]. Dans l’étape actuelle, l’Eglise ne souhaite pas assumer un rôle politique, ce qui l’oppose à M. Oswaldo Paya, un catholique de combat auquel elle se réfère sans le mettre en avant. Mais la hiérarchie catholique pourrait, dans certaines circonstances, jouer un rôle dans une étape de réconciliation nationale.
Que feront les Etats-Unis ? Une fois M. Castro disparu, ils misent sur le recyclage des élites pour préserver la stabilité de la région. Ils n’ont pas intérêt au chaos : l’arrivée de réfugiés par centaines de milliers sur leur flanc sud constituerait un problème de sécurité. De plus, le lobby américain de l’agrobusiness, bénéficiaire principal des achats cubains [21], fait pression pour lever l’embargo. Mais l’aile extrémiste des exilés à Miami exigera son « droit au retour » et aspirera à une revanche politique.
Pour le peuple cubain, les enjeux sont autres : sauver les conquêtes sociales de la Révolution, défendre l’indépendance et la culture nationales tout en assurant le passage de la légitimité révolutionnaire à une nouvelle légalité institutionnelle, « permettant de développer les mécanismes démocratiques dont le système a tant besoin » [22].