Suite à l’annonce de 160 licenciements dans l’usine de Kraft Terrabussi en Argentine, 2600 travailleurs et travailleuses se sont mis en grève. La répression violente du gouvernement et l’accord signé par les organisations syndicales corporatistes contrastent avec l’ampleur des manifestations de solidarité.
Kraft Foods mange les syndicats
En juillet dernier, moment où l’Argentine craint une pandémie de grippe aviaire, les travailleurs et travailleuses de la principale usine agroalimentaire du pays, située dans la banlieue Nord de Buenos aires, Kraft-Terrabussi, se mobilisent pour exiger de l’entreprise la mise en place de mesures sanitaires élémentaires. L’usine est paralysée pendant une semaine. En retour, la direction de l’entreprise annonce, le 18 août 2009, le licenciement de 160 salarié·e·s. Depuis ce jour, 2600 ouvriers de Kraft Foods luttent pour obtenir l’annulation de tous les licenciements au travers desquels plusieurs délégués syndicaux des plus combatifs ont été touchés.
A travers ces licenciements, la multinationale cherche à se défaire de toutes les instances syndicales de l’usine. Ce sont la Commission Interne et le Corps de Délégués composés d’une cinquantaine de travailleurs et travailleuses élus démocratiquement par leurs paires mais non reconnus par la direction de l’entreprise qui sont visés. Les licenciements interviennent au moment où l’entreprise a pris des mesures pour augmenter sa rentabilité (réduction d’horaires, notamment ceux des équipes de nuits, et remplacement de cycles de travail de trois fois huit heures en deux fois douze). Ils font suite également à la proposition de rachat du géant britannique Cadbury pour un montant de 12 milliards d’Euros par la multinationale. Il est vrai que, malgré la crise, les bénéfices de Kraft Foods, le deuxième groupe du secteur agroalimentaire au monde derrière Nestlé, sont en hausse. Au deuxième trimestre 2009, le bénéfice net de 827 millions de dollars (chiffre supérieur aux attentes), marque une augmentation de 11 % par rapport à la même période en 2008. Implanté dans 150 pays, le groupe produit essentiellement du café, des fromages et de la confiserie. Parmi les marques connues de ses produits chocolatiers, on trouve notamment Suchard et Toblerone. Il y a deux ans, les faibles taux d’imposition helvétiques entraînaient le transfert de son siège européen de Londres à Zürich.
Répression au service de la finance nord américaine
La réaction du gouvernement au conflit de Kraft-Terrabussi est un signe de sa fragilité croissante et de sa volonté de se rapprocher, désormais ouvertement, de la finance nord-américaine. La répression policière, ordonnée par Cristina Kirchner et Daniel Scioli, gouverneur de la Province de Buenos Aires au 38e jour de grève, soit le 25 septembre, a été extrêmement brutale. Montée à cheval et accompagnée de brigades de chiens de combat, la police est intervenue pour déloger les ouvriers qui occupaient l’usine et attaquer ceux qui manifestaient à l’extérieur. Bilan : une douzaine de blessés et 65 arrestations.
Commentant l’évènement, l’Ambassade américaine en Argentine dit être « restée en contact étroit » avec le gouvernement compte tenu de son devoir de « promotion des investissements américain en Argentine qui ont permis de générer 150 000 emplois » (Wall Street Journal, 28.9.2009). A son grand soulagement, l’usine a repris ses activités le 28 septembre. La démonstration de force des autorités contre les travailleurs de Kraft-Terrabussi se déploie parallèlement à la volonté du gouvernement de renouer avec les institutions financières internationales près de quatre ans après la prise de distance de la fin 2005. Le Ministre de l’Economie, Amado Boudou, a en effet annoncé officiellement il y a une semaine que l’Argentine était prête à négocier le remboursement de 6,5 milliards de dollars de dettes publiques aux créanciers européens du Club de Paris. Or négocier avec le Club signifie, pour le gouvernement argentin, autoriser le Fonds monétaire international (FMI) à superviser ses comptes publics et accepter ses « recommandations », lesquelles visent, entre autres, à la mise en place d’un climat social favorable aux investissements.
Solidarité et compromission
Depuis le 25 septembre, les actions de solidarité avec les travailleurs de Kraft-Terrabussi se sont multipliées : fédérations étudiantes, organisations syndicales, mouvements sociaux et associatifs ont mené manifestations et blocages de routes. L’accord signé le samedi 17 octobre après six réunions – qui ont rassemblé le Ministre du travail, les représentants de la compagnie et 10 délégués syndicaux, notamment du syndicat des travailleurs de l’industrie alimentaire – met en évidence la césure entre les organisations syndicales corporatistes et les organisations plus radicales qui ont su mobiliser. Cette césure est la manifestation de la politique des Kirchners vis-à-vis des mouvements sociaux combatifs issus de la crise de 2001 : négociations, financement et intégration des factions modérées, isolement et répression des factions radicales. Deux des dix délégués syndicaux – Ramón Bogado, leader de la Commision Interne et membre du Parti Communiste Révolutionnaire et Javier Hermosilla, délégué des travailleurs de nuits liés au Parti des Travailleurs Socialistes – ont refusé de signer l’accord et s’apprêtent à continuer la lutte. La Confédération Général du Travail (CGT), puissante faîtière syndicale nationale, se dit, au même titre que le Ministre du Travail, satisfaite de l’accord. Kraft Foods est parvenue à négocier l’annulation du licenciement de 70 travailleurs (50 resteront sur le carreaux, les autres étant parti contre des indemnisations) contre une paix sociale de 60 jours et la non prolongation du mandat de la Commission Interne de l’usine qui regroupe des syndicalistes combatifs. La suite dépendra de la capacité à continuer à mobiliser et à coordonner les luttes des mouvements qui ne se sentent plus représentés ni par le Parti Justicialiste (péroniste de gauche) ni par ses organisations syndicales.
Isabelle Lucas