Image actuelle du Che et sa mémoire en France
Camille Pouzol – Nul ne peut nier que l’image du Che est devenue actuellement un phénomène de commercialisation, néanmoins, y en a-t-il pour vous des aspects positifs ? Et que pensez-vous des films comme celui de Soderbergh [1] qui jouent sur un double aspect : volonté de faire découvrir le Che au grand public et en même temps générer du profit ?
Michael Löwy : Nous ne pouvons pas parler d’aspects positifs, il s’agit simplement du symptôme d’un intérêt, d’une sympathie, d’une attirance, qui n’est pas toujours très politique, mais qui existe et témoigne de quelque chose. Cela n’a des aspects ni positifs ni négatifs, mais c’est intéressant en tant que manifestation d’un certain état d’esprit, surtout auprès des jeunes.
En ce qui concerne les films de Soderbergh, ils suivent les lois du profit de tout le cinéma. Ces films ne sont pas très politiques. Ils se concentrent sur l’aspect combattant héroïque, le mythe, la biographie. Néanmoins, le combat et les enjeux politiques de la vie du Che sont abordés de façon très limitée. Telles sont les limites du film. En même temps, nous voyons que le cinéaste a de la sympathie pour le Che et, encore une fois, le point le plus intéressant du film est avant tout son succès qui montre, à nouveau, un intérêt du public pour connaître davantage sur le Che, pour mieux connaître sa biographie. Cet aspect demeure un vrai symptôme représentatif d’une certaine manifestation mais qui reste superficielle. Le film en lui-même n’est pas mauvais mais il n’est pas très profond.
Votre dernier livre [2] sur le Che Guevara, peut-il être un éveilleur de conscience ? Et quels sont ses destinataires ? Les jeunes, la classe politique ?
Il n’est sûrement pas destiné à la classe politique mais à tous les gens qui se politisent, qui s’y intéressent, jeunes ou moins jeunes. Est-ce un éveilleur de conscience ? Les gens qui achètent ce livre ont déjà une conscience sinon ils ne feraient rien ou tout au plus ils achèteraient un tee-shirt. Le livre peut les aider à approfondir cette conscience, à mieux connaître les enjeux politiques au-delà de la biographie, au-delà de ce que fait Soderbergh. Le livre peut avoir ce rôle d’aider à faire un pas de plus dans la connaissance du message du Che, un message révolutionnaire, anticapitaliste, un socialisme différent.
Nous aimerions que les gens, qui ont lu le livre, aient envie de traduire ces idées dans une pratique et nous espèrons qu’ils aient envie de s’engager politiquement, de militer dans des mouvements sociaux, dans le Nouveau Parti Anticapitaliste. Mais il n’y a pas de rapport direct entre le livre et une pratique politique.
Comment a évolué la perception de la figure du Che en France ?
Dans les années 60, il y a eu une première réception du Che par la gauche radicale. Notamment, les JCR [3], autour de Bensaïd [4], Jannette Habel [5], pour qui Guevara est aussi important que Trotski et dont ils ont traduit les textes. C’était une référence importante pour les JCR et même pour d’autres, notamment certains qui se revendiquaient du maoïsme. D’aucuns se considéraient comme guévariste, comme Debray [6] par exemple. La réception de Guevara était importante, présente dans Mai 68 et dans les années qui ont suivi. Et pas seulement le Che Guérillero, ils revendiquaient justement sa critique de l’Union Soviétique, sa conception du socialisme. Le Che était appréhendé comme penseur marxiste dans les années 60-70.
Réinterprétation de l’image du Che
Il y a chez Che Guevara, des aspects qui, mal interprétés, peuvent soulever des contradictions, comme c’est le cas de son autoritarisme. Peut-il pourtant être expliqué par les conditions extrêmes de la guérrilla ?
Je ne pense pas qu’il s’agisse uniquement de la guérilla. L’aspect autoritaire est présent chez le Che, surtout au début, parce qu’une partie de sa formation politique s’est tout de même faite dans la mouvance communiste stalinienne. Dans certains de ses textes, quand il est très jeune, il écrit « Vive Staline », cela montre qu’il acceptait, jusqu’à un certain point, cette vision autoritaire de la politique qui était celle du mouvement communiste stalinien. Au début, il admire l’Union Soviétique, il admire le camp socialiste et il les considère comme un modèle à suivre.
Cependant, il fait preuve, très tôt, d’une sensibilité antibureaucratique, radicale contre les privilèges. Dès le début, et ce de façon croissante, il est sensible à la question de la liberté d’expression, d’opinion. Il affirme que les divergences ne se règlent pas à coups de matraque. Je ne pense pas que la guérilla soit la cause essentielle même si elle a pu renforcer certaines pratiques du commandement. Ce sont les limites de sa formation politique mais, très tôt, l’autoritarisme cède la place à cette sensibilité démocratique radicale, antibureaucratique, égalitaire. Fidel Castro a connu la même évolution. Avant qu’il ne commence la guérilla, il se définissait comme un jacobin, il y avait également cet aspect autoritaire. La guérilla a pu le renforcer mais ce n’était pas le point de départ.
La réécriture historique négative semble être de mise lorsque l’on parle du Che (UMAP [7], le bourreau de “la Cabaña” [8], le Che sexiste...). Comment peut-on expliquer cette propagande anti-guévariste alors que les écrits du Che, pourtant tracés historiques, semblent nous prouver le contraire ?
Le Che n’était ni plus ni moins sexiste que la moyenne des militants révolutionnaires d’Amérique Latine de ces années. Il ignorait les enjeux du féminisme. Ce sont des limitations évidentes mais qui ne sont pas propres au Che.
Par principe, nous sommes contre la peine de mort, humainement c’est inacceptable donc nous n’allons ni justifier ces exécutions là ni d’autres. Nous admirons beaucoup le Sandinisme parce que lorsqu’ils ont pris le pouvoir, ils ont aboli la peine de mort. Cela étant, il faut prendre en compte le contexte. A Cuba, une dictature féroce tombe, une multitude de gens du peuple réclame justice et se prépare à faire justice lui-même en lunchant les responsables de la répression, les assassins, les tortionnaires, les chefs de la police. On institue des tribunaux pour éviter qu’il y ait cette justice populaire expéditive, pour juger les bourreaux. C’est une justice relativement expéditive mais il y a des tribunaux qui écoutent, jugent même s’ils condamnent souvent à mort. Pour comparer, ce n’est pas très différent de ce que nous avons fait en France à la libération. Nous avons mis en place des tribunaux d’exception et nous avons condamné les « collabos ». A Cuba, 500 ou 600 personnes ont été exécutées, en France au moins 10 fois plus. Ceux qui disent « Che bourreau de la Cabaña » auraient dû dire : « De Gaulle, les résistants, bande de bourreaux et d’assassins ». Personne n’a jamais dit cela en France sauf l’extrême droite fasciste. Si nous sommes, par principe, contre la peine de mort à Cuba en 1960, en Chine, aux USA, en France à la libération alors nous condamnons le principe partout dans le monde. Mais dire qu’il n’y a que le Che qui fut un tueur, c’est absurde. Disons qu’il s’agit d’une politique de Guerre Froide, un poids deux mesures : quand nous agissons ainsi nous avons raison mais quand les autres se comportent de la même manière, alors eux ont tort. C’est l’idéologie de Guerre Froide. Il faut relativiser les choses à la lumière du contexte.
J’ai lu des choses sur les camps de travail et également des témoignages des gens qui travaillaient avec le Che. Je ne nie pas l’existence de ces camps mais apparemment ce n’était pas un goulag tropical puisque le Che y envoyait ses collaborateurs pour une période de semaines ou de mois. Je ne trouve pas non plus qu’il s’agisse d’une bonne méthode mais il ne faut tout de même pas exagérer, si ces camps étaient des camps de travail où le Che envoyait ses collaborateurs pour des petits problèmes et qu’ils revenaient et reprenaient leur travail comme avant.
Machover [9] présente le Che comme un assoiffé de sang, attiré par la mort qui a entraîné avec lui des vies entières dans un combat inutile et perdu d’avance. Comment peut-on tenir de tels propos lorsque l’on sait contre quoi ont lutté des jeunes et ces organisations ? Pourquoi les gouvernements actuels tolèrent-ils ce point de vue et ne cherchent-ils pas à rendre hommage à la Junte de Coordination Révolutionnaire [10] créée en Avril 1974 ?
Certes, il y a eu l’affaire de la « Cabaña » mais le meilleur exemple qui montre que le Che n’était pas du tout ce bourreau sanguinaire est la façon dont il traitait ses prisonniers. Dans le journal Passages de la guerre révolutionnaire, il raconte comment il agissait, il exigeait de ses soldats qu’ils respectent les prisonniers. Il y a des témoignages de gens qui ont vu comment il interdisait que l’on porte atteinte aux prisonniers et il existe sur la Bolivie des tas de témoignages. Dans Le Journal de Bolivie, plusieurs passages, confirmés par les témoignages, le montrent. Par exemple, la guérilla se cachait dans les montagnes en Bolivie, deux officiers de l’armée les espionnaient et ils sont attrapés. Dans toute armée du monde, quand on attrape un espion on le fusille, c’est la loi de la guerre, hors le Che, non seulement il ne les fusille pas mais il leur dispense un cours politique en expliquant les objectifs de la rébellion, et il les libère ensuite. Il y a un autre épisode qui est typique sur le Che, nous le racontons dans le livre. Il peut voir passer les gens de l’armée depuis l’embuscade où il est posté. Un camion de l’armée passe avec des soldats dedans, le Che se prépare à tirer, il n’y a pas beaucoup de risques, il est en haut, ils sont en bas, mais il voit qu’ils ont froid, ils ont mis une couverture et il a pitié, il a eu pitié. Alors, voilà le bourreau assoiffé de sang.
Maintenant, je ne dirais pas qu’il était attiré par la mort et il n’a pas mené un combat inutile et perdu d’avance. Sans doute avait-il des illusions, il a dû faire des erreurs mais enfin, pour lui, ce n’était pas un combat perdu d’avance, ce n’était pas non plus un suicide politique. Il croyait qu’il y avait une possibilité et il n’avait pas complètement tort parce que la Bolivie était un pays avec une dictature, un pays où il y avait une tradition de lutte, des ouvriers, des paysans, une gauche. Mais il est vrai qu’il n’a pas su comment s’insérer dans ces mouvements sociaux, comment se lier avec eux. Il y a eu des problèmes, il a été trahi par les partis de gauche. Au début, ils l’ont soutenu, ensuite ils l’ont laissé tomber mais ce n’était pas quelque chose d’absurde ni de perdu d’avance. Les gens qu’il a entraînés dans ce combat savaient ce qu’ils faisaient, personne n’a été obligé. Il a dit : « ceux qui veulent venir avec moi, ils viennent ». De plus, c’étaient ses amis, ses anciens lieutenants…ils ont accepté, ils ont risqué leur vie, et ils ne sont pas tous morts, certains ont survécu.
On peut dire de même de tous les jeunes qui ont combattu dans la Junte de Coordination Révolutionnaire, les gens du MIR, les gens de la guérilla Brésilienne, de tous ceux qui ont combattu les dictatures en Amérique Latine. Beaucoup sont morts, d’autres ont survécu, ce n’était pas un combat inutile, ni absurde ni perdu d’avance mais le réel problème repose sur le fait que des gens pensent que s’ils ont perdu c’est parce qu’ils avaient tort. C’est une certaine façon d’écrire l’histoire qui est absolument à refuser, c’est le point de vue du vainqueur, ceux qui ont gagné c’est parce qu’ils avaient raison, ceux qui ont perdu c’est parce qu’ils avaient tort. Effectivement, il faudrait rendre hommage à ces gens de la Junte de Coordination Révolutionnaire qui ont essayé héroïquement, difficilement de lutter contre les dictatures terribles en Amérique Latine ; ils n’ont pas réussi, ils ont échoué, ils ont été battus et ils ont sans doute commis des erreurs. On peut discuter de leur stratégie et leur tactique mais pas de leur courage, de leur dévouement. Ils ont d’abord essayé de faire ce qu’il fallait faire c’est-à-dire d’affronter les dictatures. Je suis d’accord, il aurait fallu les réhabiliter, malheureusement ce n’est pas le cas. On commence, tout au plus, à viser les militaires assassins, tortionnaires dans certains pays, et c’est déjà un pas.
En outre, on vient de publier un manuscrit du Che qui était resté dans les tiroirs pendant 30 ans, on peut se demander pourquoi ? Ce manuscrit est une critique du manuel économico-politique soviétique et il est très intéressant parce qu’il montre à quel point le Che dans la dernière période (1966) était critique du modèle soviétique, sur tous les terrains y compris la liberté d’expression, la démocratie et le modèle économique fondé sur l’économie de marché…et l’absence d’internationalisme. En d’autres termes, il s’agit d’une critique en règle du modèle soviétique. Nous voyons que le Che essayait de former un modèle socialiste alternatif. C’est très important même s’il est fragmentaire, même si les contenus sont surtout des notes, des commentaires. C’est un document très intéressant, c’est bien qu’il ait été publié, c’est dommage qu’il ne l’ait pas été 30 ans plus tôt.
Réécriture idéologique de la mémoire du Che
Comment peut-on expliquer que la mémoire du Che qui a disparu pendant de longues années soit redécouverte aujourd’hui ? Cela signifie que le Che va au-delà de l’icône romantique ? En Europe, est-il considéré comme un véritable théoricien marxiste ?
La mémoire du Che n’a jamais complètement disparu, elle restait toujours présente, parfois un peu marginalisée. Nous pouvons dire qu’elle a suivi la courbe ascendante et descendante de l’état d’esprit, de la conscience, de la lutte révolutionnaire dans le monde. Tout d’abord, elle a connu une grande montée dans les années 60-70 puis un déclin au cours des années 80 avec le point le plus bas en 1991 lorsque la fin de l’histoire, de l’utopie, la mort de Marx, la défaite des Sandinistes [11], la dissolution de l’Union Soviétique ont été annoncées. Mais, très rapidement, l’image du Che reprend du poil de la bête dès que les idées radicales anticapitalistes, révolutionnaires ressurgissent. Et ce n’est pas un hasard si le premier mouvement qui a relancé une dynamique radicale, utopique révolutionnaire était les zapatistes en 1994. Ils étaient formés dans le guévarisme, par conséquent, il est logique que recommence un nouveau cycle de radicalité avec le guévarisme.
Or, pour la plupart des gens, même ceux qui sympathisent, le Che est encore l’icône, c’est-à-dire que nous connaissons très peu d’éléments de sa biographie ; le fait que quelqu’un ait eu le courage de quitter son poste de ministre pour relancer la lutte révolutionnaire impressionne car ce comportement n’est pas habituel des chefs d’états. Il y a ce côté romantique qui attire la sympathie. Les films, comme ceux de Soderbergh, contribuent à véhiculer cette image mais la pensée est beaucoup moins connue. Il y a des œuvres publiées, des livres mais qui sont nettement moins diffusés. Dans la mesure où il y a un regain d’intérêt pour la théorie marxiste, les gens vont être amenés à lire les écrits du Che, à s’y intéresser, à se pencher sur cet aspect.
Pour les gens qui connaissent l’Amérique Latine, pour ceux qui ont suivi l’histoire de la pensée en Amérique Latine, il est considéré comme un penseur marxiste mais la plupart des gens, même ceux qui ont de la sympathie, le considèrent et le voient comme le combattant héroïque. Il y a un travail à faire, sur cet aspect, pour montrer au public qu’il y a une pensée marxiste intéressante, novatrice. C’est d’ailleurs l’objectif du livre.
La figure du Che aujourd’hui ne serait-elle pas devenue apolitique, dépassant les clivages politiques ? (Parmi certains leaders trotskystes, il y en a qui affirment que le Che l’était également. Pourquoi assistons-nous à cette tentative d’appropriation ? Ne s’agit-il pas finalement d’une idée réductrice de l’apport du Che ?)
Quand il y a un personnage aussi populaire, tout le monde essaye de se le réapproprier. Cela dit si on envisage sérieusement ses écrits, nous pouvons voir qu’il n’était pas stalinien, peut-être tout au début, mais après il se dissocie du stalinisme. Dans les notes sur le manuel soviétique, il traite Staline de criminel, il n’a plus aucune illusion. Il n’était pas non plus trotskyste, son idée de la révolution permanente, il ne l’a pas découverte en lisant Trotski [12], mais à travers sa propre expérience, comme d’autres, comme Mariatégui [13] par exemple, et d’ailleurs il l’appelle « révolution ininterrompue ». Au début, il ne connaissait pas les écrits de Trotski, il n’avait pas beaucoup d’attirance pour les trotskystes cubains qui étaient un peu délirants, appartenant à un courant lié à Posadas. Ensuite il a commencé à découvrir ses écrits et il a trouvé qu’il y avait des choses intéressantes. Il s’y intéresse de plus en plus et la preuve est qu’il est parti à la guérilla Bolivienne avec des œuvres de Trotski parce qu’il les jugeait importants. Il y a un cahier de notes qui a été appréhendé par les militaires, pas encore publié, sauf en italien curieusement, où ses notes sur les écrits de Trotski sont nombreuses. Bref, nous ne pouvons pas dire qu’il soit devenu trotskyste mais il y trouvait un intérêt grandissant.
Guevara est un personnage qui ne peut pas être approprié par aucun courant : ni maoïste, ni trotskyste, ni stalinien et encore moins social-démocrate. Il était guévariste, il était lui. Il avait sa propre pensée autonome qui, par certains côtés, peut être proche de tel ou tel courant. Sa pensée politique n’est pas identifiable à aucune mouvance traditionnelle de la gauche européenne internationale.
Actualité du socialisme guévariste : quelles continuités ?
A l’heure actuelle, le capitalisme vacille. La réflexion guévariste peut-elle être le point de départ d’une nouvelle alternative socialiste en Amérique Latine ?
La pensée politique de Guevara ne peut pas être le point de départ du nouveau socialisme d’Amérique Latine. Elle peut contribuer, elle contribue déjà à la réflexion et à l’action pour une nouvelle alternative socialiste. Beaucoup de ceux qui sont dans le processus de lutte pour une alternative socialiste, que l’on appelle maintenant le socialisme du XXIe siècle en Amérique Latine, se réfèrent au Che, que ce soit l’EZLN [14], Hugo Chávez [15] ou Rafael Correa [16]. Cela va bien au-delà de ce qu’était la mouvance guévariste, qui persiste mais de façon marginalisée.
L’ancienne mouvance demeure encore un peu présente en Argentine, il y a toujours, en Colombie, un mouvement de guérilla qui est guévariste. Au Chili, des gens essayent de reconstituer le MIR. Il y a encore des gens qui se revendiquent du guévarisme de façon plus directe mais il s’agit de mouvements un peu marginaux. La force importante, par exemple le MST [17] brésilien, se réclame de Guevara, ce n’est pas un mouvement guévariste mais pour eux Guevara est une inspiration très présente, une de leurs icônes parce qu’il a vu l’importance des paysans dans la lutte, parce qu’il voulait en finir avec l’impérialisme, parce qu’il était anticapitaliste. Il constitue une référence fondamentale. Tandis que dans les années 60-70, Guevara était surtout une référence pour des mouvements de guérilla qui voulaient copier le modèle cubain. Aujourd’hui ce sont d’autres aspects du Che-héros qui mobilisent, nous appréhendons d’une façon plus générale la figure du Che. Il est plus qu’une tactique, une stratégie de lutte, de guerre de guérilla, de « foco rural » [18], il est l’incarnation d’une révolution, d’une lutte révolutionnaire intransigeante contre le capitalisme, l’impérialisme. La question du socialisme est centrale pour le Che et pour les gens qui s’en revendiquent, s’en réclament. Le Che disait : « il n’y a pas d’autre révolution à faire, ou révolution socialiste ou caricature de révolution ». C’est une idée qui est très présente dans ces mouvements en Amérique Latine.
Il semblerait que le Che soit plus instrumentalisé à Cuba et qu’Evo Morales, par exemple, en ait moins besoin dans la construction du Socialisme dans le processus bolivien. Qu’en est-il réellement ?
Guevara est plus instrumentalisé à Cuba parce qu’il fonde le ciment social de l’île mais les deux aspects sont présents. D’une part, il existe en tant que référence destinée à remplacer ce qui s’est écroulé, le mythe du socialisme réel, par conséquent il est en partie instrumentalisé pour légitimer le gouvernement. D’autre part, en parallèle, cela correspond, chez les dirigeants cubains, à une adhésion sincère aux idées du Che. Il y a un mélange des deux. Ce n’est pas totalement innocent mais ce n’est pas un mensonge. Ils ne veulent pas tromper les gens. Le Che a joué un rôle tellement important dans la Révolution, dans la culture de la Révolution cubaine que ce paradoxe est normal.
Par ailleurs, l’image du Che est nécessaire à Morales car pour beaucoup de Boliviens, le Che représente, incarne la radicalité. Son image est nécessaire mais en aucun cas suffisante.
La chaire « Che Guevara » de Néstor Kohan [19] a pris fin récemment, comment peut-on expliquer cela alors que la pensée du Che est redécouverte et approfondie ? Inquiète-t-il toujours autant ? Même les gouvernements de gauche ?
Il y a un conflit interne mais Néstor Kohan continue ses activités sous un autre nom. Il continue à se réclamer du Che et à publier sur lui.
Le Che inquiète à la fois les classes dominantes et la gauche réformiste. Pour les classes dominantes, la réaction est la haine et la gauche réformiste est inquiète ou méprisante. En réalité, tout dépend de la nature des gouvernements de gauche dont nous parlons. Les gouvernements qui ont une dynamique radicale, anticapitaliste, anti-impérialiste, anti-oligarchique, se réclament du Che, comme le Venezuela, la Bolivie, l’Equateur, Cuba. Ils le revendiquent. Par contre, les gouvernements de la gauche molle, social-libérale, Lula au Brésil, Tabaré-Vázquez en Uruguay, Kirchner en Argentine, Bachelet au Chili, peuvent un 8 octobre aller lui rendre hommage, commémorer sa mort mais le Che n’est pas une référence pour eux. Ils peuvent soit essayer de l’édulcorer soit le rejeter.
Croyez-vous que la gauche française s’intéresse aux nouvelles gauches latino-américaines qui recherchent une autre voie vers le socialisme ?
Tout dépend de quelle gauche il s’agit. La gauche social-libérale, le PS, ne s’y intéresse pas du tout ou alors simplement à la gauche latino-américaine équivalente, c’est-à-dire social-libérale : le Brésil et le Chili. La gauche radicale, antilibérale au sens large, anticapitaliste, s’intéresse évidemment aux tentatives de socialisme du XXIe siècle en Amérique Latine qui font partie des expériences les plus encourageantes. Nous sommes solidaires, nous les soutenons de manière critique. C’est une référence très importante pour nous et l’héritage du Che en fait partie. Le renvoi au Che n’est pas unique mais il est une des racines de cette nouvelle voie.
Il y a un mépris, une méfiance, une crainte de la part de la presse bourgeoise qui n’en parle pas ou alors pour en dire du mal, pour dire que ce sont des populistes, qu’ils ne sont pas démocratiques. Et quand c’est impossible de dire que les mesures, les décisions ne sont pas démocratiques, elle préfère ne pas en parler du tout. C’est pour cette raison qu’il y a très peu d’informations.
Un parti guévariste, en tant que tel, mis à part le choix du fusil, peut-il être envisageable en France ou en Amérique latine ?
En France, non, les conditions n’y sont pas propices. En Amérique Latine, cela existe déjà mais, à vrai dire, un parti guévariste sans le choix du fusil est difficile à imaginer parce que, dans la définition même du guévarisme, il y a déjà cet aspect de la lutte armée…
Il existe en Colombie, un groupe de guérilla, l’ELN [20], qui se réclame du guévarisme, d’une façon un peu floue mais dans la mesure où ils ont une référence de lutte celle-ci est le guévarisme. Mais ce mouvement n’est pas très fort et un peu marginalisé. Le guévarisme, en tant que lutte armée, a été fort dans le passé mais il s’est un peu affaibli au présent. La Colombie est un pays spécial, “une démocratie” de très basse intensité, un régime autoritaire où la police, le militaire, le paramilitaire exercent le pouvoir, tuent impunément les syndicalistes, les militants des droits de l’homme. En résumé, c’est terrible. Dans un tel contexte, il est compréhensible que les gens prennent les armes mais sinon, dans le reste de l’Amérique Latine où il y a quand même un minimum de droits démocratiques, ce n’est pas envisageable. Le Che lui-même disait que tant qu’il y a un minimum de démocratie, la lutte armée n’est pas justifiée. Un guévariste pur et dur qui ne prend pas le fusil ne fait pas beaucoup de sens. Un mouvement, comme les zapatistes, qui est issu du guévarisme, qui a pris les armes à un moment donné, s’est rendu compte que dans la situation actuelle de l’Amérique Latine cela n’était pas justifié. Ils ont changé de stratégie, d’orientation, le mouvement demeure révolutionnaire et le guévarisme fait partie de leurs références sans en être la seule, nous ne pouvons pas dire que l’EZLN est guévariste.
Or, un parti anticapitaliste en France doit avoir parmi ses références centrales le guévarisme mais pas uniquement. Quand le livre est sorti, la presse française a essayé de dire que Besancenot était maintenant guévariste mais ce n’est pas vrai. Il s’y réfère, nous pouvons nous en inspirer mais nous n’allons pas créer une orthodoxie guévariste.
Par rapport à l’alter-mondialisme, y en a-t-il des continuités du Che ? Peut-on dire qu’il est son véritable héritier et représente-t-il le renouveau de la lutte politique ?
L’alter-mondialisme est très important, il y a des continuités entre la gauche du mouvement altermondialiste et le Che car l’alter-mondialisme est un mouvement très vaste, très hétérogène, très large où il y a des courants plus ou moins réformistes qui croient encore à l’existence d’un capitalisme keynésien, réformé, des courants anticapitalistes et entre les deux des gens qui hésitent. Il y a une unité contre le néolibéralisme et de plus en plus contre le capitalisme. Au dernier Forum Social Mondial à Belém [21], les documents issus de l’assemblée des mouvements sociaux et des assemblées thématiques (les indigènes, les femmes…), se prononcent tous dans un sens anticapitaliste, c’est une prédominance. Le Che est une référence importante, il y a une continuité dans la sensibilité anticapitaliste, un intérêt anti-impérialiste, le socialisme, le rôle des paysans. Même si cette référence se retrouve surtout chez les latino-américains. En même temps, il y a des différences, le mouvement est beaucoup plus large. Guérilla n’est pas un parti politique mais un lieu de rencontres et de débats. Il faut quand même dire que la dynamique du Che était tiers-mondiste, même s’il reconnaissait l’importance des luttes en Europe. Sa préoccupation était surtout tiers-mondiste, c’était l’esprit de la Tricontinentale, son dernier document est la lettre à la Tricontinentale adressée aux combattants d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine qui correspond à la situation des années 60. Aujourd’hui, l’alter-mondialisme est intercontinental, d’ailleurs le zapatisme, déjà en 1996, avait convoqué une conférence qui n’était pas tricontinentale mais intercontinentale et même intergalactique parce qu’il y avait des Nord-américains, des européens… Nous sommes donc dans une nouvelle dynamique qui n’est plus le soutien des européens ou autres aux luttes tiers-mondistes mais il s’agit d’une convergence de luttes contre un ennemi commun : l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce), le FMI (Fond Monétaire International), les multinationales, l’impérialisme nord-américain. Ce mouvement, cette force, est très intéressant car il y a du nouveau dans l’alter-mondialisme.
Che Guevara peut-il être un véritable référent politique et idéologique pour le XXI° siécle ?
Il l’est sans doute mais pas exclusif. Trotski non plus. Il ne fait pas de sens au XXIe siècle d’être trotskyste pur et dur ou guévariste orthodoxe. Le socialisme du XXIe siècle doit être nécessairement quelque chose de pluriel, d’enrichi par les apports des différentes traditions : trotskisme, guévarisme, tradition libertaire, la Commune de Paris. Il existe une multitude de références auxquelles il faut rajouter les mouvements sociaux qui n’étaient pas écrits dans le marxisme : le mouvement des femmes, le mouvement indigène… Plusieurs de ces mouvements sont très intéressants et nous avons à apprendre d’eux et non pas seulement à leur donner des leçons. Le socialisme du XXIe siècle doit sortir de tout cela, de ce bouillon de culture. Guevara est un piment indispensable, il donne du goût, mais il n’est pas le seul ingrédient. Il est une pierre nécessaire si nous voulons construire ce nouvel édifice.
Les gens s’intéressent en général plus à l’aspect spectaculaire, personnel du Che. Ceux qui s’intéressent à la pensée marxiste devraient prendre acte du fait que Guevara est un penseur marxiste important et non plus rester à l’image du guérillero héroïque…
Propos recueillis par Camille Pouzol, mai 2009.