Des alliances paradoxales ?
En février 1979, Yasser Arafat effectue un voyage triomphal en Iran,
accompagné de 59 délégués de l’Organisation de libération de la Palestine
(OLP). Le jeune mouvement révolutionnaire islamique iranien a fermé ses
portes à l’ambassade d’Israël, tôt remplacée par une représentation
palestinienne. Au Liban, la revue al-Wahda. Saout al-Moudafi’in ‘an
al-Watan wa al-Mouqawama (l’Unité. La voie des défenseurs de la patrie et
de la résistance), organe de la Katiba at-Toulabiyyah, la Brigade
étudiante du Fatah, mouvance marquée par le maoïsme, affiche en première
page la photo de l’Ayatollah Khomeyni embrassant Yasser Arafat, et titre :
« Liqa’ ath-Thaouratein », « la rencontre des deux révolutions ».
Affinités électives et continuités tiers-mondistes ? Presque trente ans
plus tard, au sortir de la guerre de juillet et août 2006 entre le
Hezbollah et Israël, une affiche au message inédit couvre les murs de la
capitale libanaise : Nasser, le président égyptien, y est représenté aux
côtés de Hassan Nasrallah, le Secrétaire général du Hezbollah, et de Hugo
Chavez, le Président vénézuélien aux références socialisantes désormais
bien marquées.
Des relations entre les mouvements de gauche, les islamismes politiques et
les nationalismes de « libération » de type séculier ou laïque, il fut
longtemps retenu les oppositions multiples, qui, au-delà de la simple
inimitié idéologique, furent aussi traduites par une série de
confrontations violentes : répression des militants du Front populaire
pour la libération de la Palestine (FPLP) par les activistes des Frères
musulmans dans la Bande de Gaza du début des années 1980, exécution par le
Hezbollah des philosophes communistes Hussein Mroue et Mahdi Amil et de
Souhail Tawil, rédacteur en chef de l’organe central du Parti communiste
libanais (PCL), an-Nida’ (l’appel) de 1985 à 1987. Moins étudiées, car
peut-être moins manifestes, les séries continues de passages militants,
d’échanges conceptuels et d’attractions répétées entre les mouvements de
gauche, les nationalismes de « libération » et les islamismes politiques,
dans le champ politique libanais comme dans le champ politique
palestinien, tous deux d’ailleurs intimement liés.
Il fallait donc bien reconstituer pas à pas, en une forme « d’astronomie
politique » (Melville), l’histoire de cette singulière « affinité élective
» (Weber), se jouant entre communes attractions et répulsions. Evolution
progressive des « Maos du Fatah », dans les pas de la révolution
iranienne, d’une geste révolutionnaire inspirée du marxisme asiatique à un
islam politique de type tiers-mondisme ; expérience des Saraya al-Jihad
al-islami, les Brigades du Jihad islamique, au sein même du Fatah
nationaliste au milieu des années 1980, et première tentative de synthèse
entre islamisme et nationalisme « révolutionnaire » dans le champ
politique palestinien ; « Front du refus » palestinien, au début des
années 1990, en forme d’alliance tactique entre le Hamas, le Jihad
islamique et la gauche palestinienne du FPLP et du FDLP (le Front
démocratique) ; expérience des Conférences nationalistes et islamiques
depuis 1994, réunissant nationalistes arabes, islamistes et mouvements de
gauche marxisants ; ouverture du Hezbollah sur le mouvement
altermondialiste au début des années 2000 ; sans oublier le poids et
l’importance des alliances pratiques, dictées par le jeu des conjonctures
spatiales et locales : ce sont par exemple les alliances de prisons et la
singularité de l’expérience carcérale, comme à Khiam et à Ansar au
sud-Liban, mais aussi dans les prisons en Israël, qui font se rencontrer
militants islamistes et de gauche.
Il s’agissait donc de saisir l’implicite de ces relations jouées dans un
jeu de « je t’aime moi non plus » en les réinscrivant dans une échelle
temporelle longue et un espace large. L’espace fut déterminé par
l’entrelacement des questions libanaises et palestiniennes : présence de
l’OLP au Liban jusqu’au milieu des années 1980, interaction
libano-palestinienne au-travers de la question des réfugiés palestiniens
au Liban, mais aussi, plus tard et plus secrètement, permanence d’un
modèle stratégique libanais, incarné par le Hezbollah, aux yeux des
organisations politiques palestiniennes qui n’hésitent plus à comparer les
victoires politico-militaires de l’un (le Hezbollah) aux échecs
diplomatiques de l’autre (le modèle Oslo porté par une partie du Fatah).
L’iconographie d’une organisation marxiste comme le FPLP palestinien le
rappellera bien, lorsque, en plein milieu de la guerre de 2006, elle place
Hassan Nasrallah au centre de ses affiches. L’échelle historique longue
s’ouvre avec la révolution iranienne de 1979 : non pas seulement parce
qu’elle fait figure d’événement bouleversant les rapports de force
géopolitiques dans la région. La révolution iranienne, à son commencement,
fascine en effet les gauches libanaises et palestiniennes, car leurs
thèmes de prédilection phares y affleurent plus que jamais : «
anti-impérialisme », discours sur « les opprimés », les « Moustada’afin »,
commune « mystique du peuple en lutte ». Court dans le temps, l’affinité
élective secrète entre la gauche, les nationalismes de « libération » et
l’islamisme y atteint son point culminant. La rencontre ne durera pas,
mais se traduira sous d’autres formes.
Des alliances, des figures : typologie d’une relation
Typologie d’une relation : fluctuante, multiple et changeante, «
l’affinité élective » a plusieurs visages. Elle peut se faire alliance
instrumentale, lorsque les acteurs s’unissent en fonction d’impératifs
purement conjoncturels : en 1984, alors que le Mouvement d’unification
islamique-Tawhid tripolitain a déjà procédé à des dizaines d’exécutions de
militants du Parti communiste libanais, son dirigeant, le Cheikh Sa’ïd
Cha’aban, n’hésite pas à s’allier au Fatah et à la gauche palestinienne
pour contrer le siège syrien. Les acteurs restent méfiants : ils
définissent le plus souvent leurs alliances comme purement tactiques, et
jamais comme stratégiques : ainsi des gauches palestiniennes et
libanaises, qui désirent s’allier aux islamistes sur la « question
nationale » et l’opposition à Israël, mais continuent de décrire
théoriquement les islamistes comme des « ennemis de classe » sur le long
terme. Paradoxes : la fameuse question nationale restant le centre de
gravitation et de polarisation du politique, la tactique et l’alliance se
répètent sur un long terme : il y a un devenir-stratégie de la tactique.
Mais le politique a sa propre logique, et il peut aussi se révéler
performatif, la pratique politique surdéterminant parfois les idéologies
antagonistes constituées : l’expérience carcérale vécue communément par
des activistes de gauche, islamistes et nationalistes, en Israël et en
Palestine comme au sud-Liban, a aussi produite sur le long terme une série
d’interactions constructives pouvant déborder les organisations
politiques. D’où la tentative récurrente d’hybridité politique souhaitée
par certains : dans le sillage de la révolution iranienne, la volonté de
la Brigade étudiante du Fatah de créer un « communisme arabo-musulman » a
tout autant échoué sur le long terme –le passage définitif à l’islam
politique des membres de la Brigade en témoigne- que dessinée en germe une
Théologie de la libération en filigrane. Ainsi de Khalil Akkaoui, leader «
maoïste/islamiste » du quartier de Bab at-Tabbaneh à Tripoli, si bien
décrit par son ami et sociologue Michel Seurat dans son « étude sur une
‘assabiya urbaine » (1985), et de son « islam des pauvres » tentant de
synthétiser, entre 1977 et 1986, année de son assassinat par les services
syriens, un islamisme teinté de références de gauche.
Trente ans plus
tard, les Conférences internationales initiées à Beyrouth par le Hezbollah
et le Parti communiste libanais tentent moins de procéder à une synthèse
idéologique transversale qu’à définir un langage commun fondé sur des
valeurs partagées et une « reconnaissance mutuelle » : ainsi des
thématiques, encore une fois, de la « libération nationale », mais aussi
intégration par certains mouvements islamistes de thématiques considérées
comme « de gauche » (la « défense des droits sociaux »), encouragée par
leur nouvelle interaction avec la mouvance altermondialiste, cependant
plus sûrement pour le Hezbollah libanais que pour le Hamas palestinien.
Certaines questions ne cessent cependant de faire clivage : parmi elles,
la question sociale, une vision inclusive du social opposée à toute
conflictualité chez les islamistes se heurtant encore à la thématique «
lutte de classe » encore structurante pour la gauche. La thématique du
mode de « libération des femmes » reste encore, elle-aussi, un point de
clivage : si la gauche ou les laïcs reconnaissent désormais l’existence de
revendications féministes ou d’une affirmation féministe au sein même du
mouvement islamique, ils lui dénient pour le moment un caractère féministe
à proprement parler.
Disparition du discours de « Thaoura » et Théologie de la « Moumana’a »
« Ni linéaires ni homogènes », les relations entre mouvements de gauche,
islamistes et nationalistes se jouent ainsi entre attractions et
répulsions. C’est là le propre de « l’affinité élective » : elle ne
traduit pas tant une rencontre se transformant en fusion qu’un jeu
perpétuel de mariages et de divorces se répétant à intervalles réguliers.
Le divorce se joue naturellement dans l’inimitié idéologique. Mais la
rencontre répétée prend sa source dans un ensemble vaste de points de
jonction faisant office « d’idéologies implicites » (Rodinson) communes.
Parmi celles-ci, force est encore de reconnaître la valeur structurante de
« l’idéologie implicite » nationalitaire à caractère tiers-mondiste, à
condition de ne pas attribuer au vecteur « tiers-mondisme » le sens d’une
idéologie historique bien structurée, mais bien plutôt celui d’une
référence politique pouvant être investie par plusieurs mouvements ou
idéologies s’en emparant. La permanence dans le discours politique des
concepts « d’impérialisme occidental » (al-Imbraliyya al-gharbiyyah), de «
colonisation » (al-Istitan et al-Isti’mar), de « résistance »
(al-Mouqawama, as-Soumoud ou encore le concept très spécifique de
al-Moumana’a), la division verticale encore établie entre un « occident
colonisateur » et un « tiers-monde colonisé » ou « néo-colonisé », le tout
largement alimenté par la centralité du conflit israélo-palestinien,
tracent encore des traits d’union et des points de passage secrets entre
des mouvements dont on disait les idéologies « explicites » totalement
opposées.
Plus en amont, aussi faudrait-il en remonter au discours de « Thaoura »,
« révolution », politiquement structurant pour ces mouvements à leur
origine. Les anciens « Maos du Fatah » passés à l’islam le disent
explicitement : ils voient dans la révolution iranienne ce qu’ils
n’avaient pu atteindre avec la gauche : une révolution. « Mystique du
peuple » en lutte encore une fois, la « ligne de masse » et la politique
de « retour au peuple » ayant au final abouti à un aller simple vers
l’islam politique. Aujourd’hui, pourtant, le discours de « Thaoura » est
en crise : on parle de « résistance » plus que de « révolution », et cela
vaut pour tous les acteurs. L’idéologie implicite nationalitaire à
caractère tiers-mondiste serait donc passée d’une Théologie de la «
Thaoura » à une pure Théologie de la « Moumana’a ». De la « révolution »
à une logique du « non-renoncement » : ce passage conceptuel, effectué
progressivement au cours des années 1990, éclipse tout autant certains
débats programmatiques et idéologiques (les acteurs ne se divisent plus
forcément sur le type de « société à bâtir », d’où la marginalisation
partielle de l’idéologique stricto sensu) qu’il facilite l’alliance et la
transversalité entre gauches marxisantes, islamistes et nationalistes. La
Théologie du « non-renoncement » fondée sur une « idéologie implicite »
commune nationalitaire à caractère tiers-mondiste se fait alors le lieu
d’un vide et d’un plein. D’un plein et d’un « je t’aime », car elle
favorise pour les acteurs l’alliance et la transversalité autour d’une
valeur commune essentiellement fondée sur le vecteur nationalitaire, et
parce que ces mouvements, même dans leur opposition, se voient obligés de
répéter leurs rencontres. D’un vide et d’un « moi non plus », car elle
tend aussi à éclipser des divisions programmatique et idéologiques qui
participent aussi, malgré tout, de la construction du politique. Enfin,
ni la Théologie de la « Thaoura », ni celle de la « Moumana’a » n’ont
suffi à faire émerger une hybridité politique ou idéologique : « d’islam
de gauche », de « gauche islamique » ou de « théologie islamique de la
libération », il n’y a pas eu, ou alors seulement en pointillé.«
D’islamo-nationalisme » ou de gauche nationaliste, incontestablement.
C’est encore une fois le vecteur nationaliste, plusieurs fois enterrés,
qui ne cesse de resurgir, bien que toujours sujet à une série de
recompositions politiques : les alliances transversales en restent encore
le signe révélateur. « Primat du politique » (Benjamin) sur l’idéologique
: avant de se libérer – vers l’islam, vers le socialisme, vers l’unité de
la nation arabe- ou en l’absence d’utopies concrètes réellement
mobilisatrices en vue d’une « libération », le discours de non-
renoncement doit assurer l’unité idéologique et identitaire implicite –
ou explicite, dans le discours de Hassan Nasrallah, par exemple- d’une
région marquée aujourd’hui par des phénomènes de désintégrations sociales
et communautaires. En un sens, cela reste plus proche de Franz Fanon que
de l’Ayatollah Khomeyni ou de Karl Marx. Et de ce point de vue là, même
après la disparition – temporaire ?- des messianismes révolutionnaires de
la fin des années 1970, rien n’a changé.