Sur et de Marx
Passion Karl Marx. Les hiéroglyphes de la modernité par Daniel Bensaïd
Passion Karl Marx. Les hiéroglyphes de la modernité
par Daniel Bensaïd
Ed. Textuel, 2001, 192 p., 44,97 t .
C’est d’abord un beau livre, avec une iconographie remarquable et une mise en page agréable : un livre que l’on feuillette avant de le lire, pour s’arrêter sur une photo de Darwin (que Marx admirait fort et auquel il envoya un exemplaire dédicacé du Capital) ou sur une lettre du fils illégitime de Marx, reconnu par Engels (l’ami de toujours), et mort à huit ans. C’est surtout un livre sur l’homme Marx, que les misères - et les polices du continent ! - n’épargnèrent pas : en six ans, il enterre trois de ses enfants et n’a pas de quoi payer le cercueil du dernier. Un bourgeois, certes, qui s’oppose au mariage de sa dernière fille avec Lissagaray, communard et historien, au prétexte que « deux gendres bohêmes suffisent ». Mais qui mène une vie de proscrit miséreux, dans laquelle il entraîne sa princesse de femme - Jenny von Westphalen fait partie des grandes familles allemandes.
Ce n’est pas simplement sa passion d’intellectuel qui lui fait accepter cette vie, c’est aussi le spectacle de la misère, ces enfants qui poussent les chariots dans les mines, ces damnés de la terre sur la peine desquels s’édifient les grandes fortunes. Et tandis que, au jeu des confessions, à la question « Quelle est votre idée du bonheur ? », Engels répond, en grand bourgeois qu’il demeure, « le Château Margaux 1848 », Marx avoue « lutter ». Un livre à offrir à tous les antimarxistes pour changer leur regard, au moins sur l’homme, et à tous les marxistes, pour ajouter de la chair à leurs convictions intellectuelles.
Denis CLERC
* Alternatives Economiques - n°201 - Mars 2002
Les crises du capitalisme par Karl Marx, préface de Daniel Bensaïd
Les crises du capitalisme
par Karl Marx, préface de Daniel Bensaïd
Ed. Démopolis, 2009, 204 p., 14 euros.
C’était évidemment une bonne idée : ressortir les textes d’un grand ancêtre. De nouveau, le capitalisme renoue avec l’un de ses démons favoris : la crise économique et financière. Et Karl Marx, à la suite de la crise de 1857 (dont Friedrich Engels, qui travaillait alors dans la firme textile familiale, à Manchester, lui donnait un récit concret dans ses lettres), avait ramassé nombre de notes qui devaient, à ses yeux, constituer le brouillon du livre IV du Capital, largement consacré aux crises. Mais ces notes ne paraîtront qu’en 1905, bien après la mort de Marx, dans une version revue (et sans doute modifiée) par Karl Kautsky, sous le titre Théories sur la plus-value.
Ce sont des extraits de ces notes, dans une traduction nouvelle de Jacques Hebenstreit, qui nous sont proposés ici. Le lecteur y trouvera l’essentiel des analyses des crises proposées par Marx : la disjonction entre production et demande (contrairement à ce que prétendait Jean-Baptiste Say), les rythmes différents de rotation du capital fixe et du capital circulant, la « loi de la baisse tendancielle du taux de profit ».
Le préfacier a rédigé un texte aussi long que les extraits, dans lequel, non content de présenter l’actualité de ces thèses, il tape à bras raccourcis sur les positions socialistes, avance les siennes (en fait celles du NPA) et soutient l’idée que seul l’anticapitalisme est susceptible de nous apporter une vraie solution. Sauf que l’on ne sait trop si cet autre système pourrait fonctionner, ni comment il pourrait permettre de vivre mieux. Bref, on aurait pu se passer d’une bonne partie de la préface. Mais (re)lire les grands ancêtres n’est jamais inutile.
Denis Clerc
* Alternatives Economiques - n°283 - Septembre 2009
Sur la question juive
Sur la question juive de Karl Marx
Présentation et commentaires de Daniel Bensaïd
La Fabrique, 2006
Marx l’émancipateur
Réflexion à haute teneur explosible, Sur la question juive de Karl Marx n’en a pas fini de susciter commentaires, polémiques et mésinterprétations. Publié en 1843 dans la Nouvelle Gazette Rhénane, « Zur Judenfrage » était initialement une réponse à Bruno Bauer à propos de l’émancipation des juifs, que l’auteur prétendait atteindre par l’abandon pur et simple du judaïsme, par lequel ses adeptes s’auto-exclueraient de la société civile. Marx se doutait-il que ce débat lui inspirerait les passages les plus discutés de son immense travail critique ? Imaginait-il que ces quelques pages amèneraient certains de ses futurs glossateurs à classer sa pensée parmi celle des représentants du « socialisme des imbéciles », d’après l’expression dont August Bebel taxait les antisémites de gauche ?
Grâce au dossier très détaillé qui l’encadre, et dans lequel Daniel Bensaïd éclaire autant le contexte de sa rédaction que son établissement philologique ou les infortunes de sa traduction, « Sur la question juive » reprend pleinement la dimension qu’il mérite : celle d’un moment-clé dans le parcours intellectuel de Marx qui, quand il le publia, avait à peine 25 ans. Bensaïd va jusqu’à écrire que « toutes les tentatives pour traiter de la question juive comme question politique profane et non plus comme mystère théologique s’inscrivent encore dans les traces de ce texte fondateur ».
Marx sape en effet rapidement les remarques étriquées de Bauer en affirmant que, même si l’État prétend se séparer de la religion, il démontre par là encore sa force et n’agit en rien pour l’affranchissement de notre espèce. Toute libération politique n’est qu’un leurre et laisse le citoyen à la merci d’une sophistique qui le dépasse, justement celle imposée par l’État.
Ce qui inspire naturellement à Marx de remettre en cause les « Droits de l’homme », de loin plus significatifs à ses yeux que l’unique problème de la pratique religieuse. Après avoir souligné les apories des « Déclarations » successives et être arrivé au constat que la notion de « citoyen » ne crée qu’une entité égoïste, incarnée en bourgeois, Marx définit ce qu’est selon lui la véritable émancipation humaine : « C’est seulement lorsque l’homme individuel réel réintégrera en lui le citoyen abstrait et sera devenu comme homme individuel dans la vie empirique, dans son travail individuel, dans ses rapports individuels, un être appartenant à l’espèce, que l’homme aura reconnu et organisé ses forces propres comme forces sociales et ne séparera donc plus de lui la force sociale sous la forme de force politique ».
Moins que ce pan de l’argumentation de Marx, ce seront les raccourcis fulgurants, ou plutôt expéditifs, de la deuxième partie de son article qui se verront incriminés par la postérité. « Quel est le fondement profane du judaïsme ? Le besoin pratique, le profit personnel. Quel est le culte profane du juif ? L’agiotage. Quel est son dieu profane ? L’argent. Eh bien soit ! s’émanciper de l’agiotage et de l’argent, donc du judaïsme pratique, réel, serait l’autoémancipation de notre temps. » Ayant lu ces lignes, d’aucuns clameront que déjà sous Marx pointait Drumont, voire un précurseur du génocide. Bensaïd opère, pour sa part, les précisions historiques nécessaires à la compréhension du propos, notamment quand il rappelle la « modernitude » du corpus idéologique antisémite. Le judaïsme ne serait finalement chez Marx que « le pseudonyme provisoire d’un système qui n’a pas encore reçu le nom de Capital », ou mieux : « la dénomination métaphorique, inexacte et balbutiante de ce que sera l’esprit du capitalisme adéquatement nommé ».
Bien sûr, on pourra crier au tour de passe-passe rhétorique, à la justification de l’injustifiable, à l’impardonnable aveuglement. Les procès d’intention n’ont de meilleure plaideuse que la mauvaise foi… La lecture de Daniel Bensaïd est certes engagée, par exemple lorsqu’il fait le lien avec la situation actuelle des banlieues en France ou l’autisme des nouveaux théologiens du sionisme ; elle semble en tout cas peu suspecte de complaisance et offre une vision dépoussiérée d’un opus qu’on ne ressort habituellement des oubliettes que pour le livrer à l’autodafé.
Frédéric Saenen
(mars 2006)
* Frédéric Saenen, licencié en philologie romane, professeur de français-langue étrangère, auteur et poète, collabore à de nombreuses revues de poésie ou de critique littéraire, en Belgique et en France et participe régulièrement à des lectures publiques. Depuis mai 2003, avec Frédéric Dufoing, il anime Jibrile, revue de critique littéraire et politique.
* http://www.sitartmag.com/marx.htm
Parcours militants et intellectuels
Politiquement incorrect. Entretiens du XXIe siècle, sous la direction de Daniel Bensaïd, Éditions Textuel, 2008, 384 pages, 24,50 euros.
De 2001 à 2008, la revue Contretemps a publié une série d’entretiens avec divers penseurs, philosophes et chercheurs, dont vingt-trois sont ici réunis et présentés par Daniel Bensaïd, directeur de ladite revue. On s’y référera avec intérêt en raison de l’acuité et de l’actualité théorique ou politique des questions évoquées. Certes, plusieurs de ces discussions, pourtant récentes, ont pris un « coup de vieux », mais il en est qui demeurent diablement intéressantes ! Notamment à propos de la « critique des savoirs » (avec Alan Sokal, Robert Castel) ou sur la présence de « philosophes à contretemps », en particulier quand les interviewers se montrent pugnaces (avec Michel Henry, Alain Badiou). Cette série infra-décennale d’entretiens témoigne à sa façon des modalités de la reconstruction idéologique qui s’opère dans une partie de ce que les politologues appellent l’extrême gauche : de ce fait le volume pourra intéresser des lecteurs se situant bien au-delà de cet horizon politique. Significativement, le recueil s’achève avec un commentaire d’Olivier Besancenot sur « sa » génération, qui énonce, loin de son supposé « trotskisme » antérieur, la nouvelle posture qui est devenue la sienne et celle de sa formation politique.
Claude Mazauric
* Paru dans l’Humanité du 5 novembre 2008
L’histoire nous mordait/mordillait la nuque
Daniel Bensaïd Une lente impatience
Stock - Un ordre d’idées 2004 / 3.63 € - 23.80 ffr. / 478 pages
ISBN : 2-234-05659-4
FORMAT : 14x22 cm
Écrire ses mémoires donne l’impression de parler « d’outre-tombe » ; Militant et philosophe de la Ligue communiste, Daniel Bensaïd se risque à son tour, après d’autres figures de l’extrême gauche française comme Edwy Plenel et Benjamin Stora, au délicat exercice des mémoires, qui impose de mêler au récit à la première personne la communauté qui a partagé l’espoir révolutionnaire des années soixante.
Les pièges du récit autobiographique sont nombreux, mais le genre connaît un grand succès et, d’emblée, avant d’entamer son récit, Daniel Bensaïd prend ses précautions : citant Heine (« Personne ne peut dire la vérité sur son propre compte »), l’auteur s’interroge sur les risques de rouerie qu’implique la confidence autobiographique. D’autre part, il relève avec pertinence le danger qu’il y a « à introduire après coup un ordre artificiel dans des curiosités et des passions désordonnées, dans des rencontres et des tâtonnements où le hasard a sa part ».
Parce qu’il a le sentiment d’appartenir à « un paysage menacé de disparition » (cette « Dernière génération d’Octobre » dont parle Benjamin Stora), et que la question des générations est centrale pour un militant, il se demande ce qu’il faut transmettre et comment : tel est l’objet de ce « livre d’apprentissage ». En transmettant par le récit son expérience politique à une génération qui en semble cruellement privée, et sans la dispenser d’en avoir une (mais après tout, la lecture en est une, d’expérience), il témoigne d’une manière de « s’irréconcilier avec le monde comme il va ». L’histoire leur « mordait (mordillait) la nuque » (la célèbre formule est de Bensaïd) et ils ont dû se soumettre au « labeur patient qui donne forme à l’impatience de la liberté » (Michel Foucault). Le « siècle des extrêmes » achevé, faut-il tout recommencer ?
En retraçant son propre parcours de militant (et en supposant que ce livre s’adresse à plus jeune que lui, à un lecteur qui ne désespère pas d’avoir un jour un passé politique), l’auteur rend vivante la séquence historique dont l’une des articulations essentielles et initiales pour l’histoire française est l’« affaire non classée » de 1968. Mais s’il en parle, c’est pour en sauver la portée politique, non pour en refaire un récit pseudo-héroïque. Imprégnés d’un marxisme qui se questionne et s’interroge lui-même, les événements et les personnes qui surgissent dans ce récit attentif aux couleurs nuancées d’une peinture où le rouge domine participent du même effort à « penser l’inédit de l’époque au lieu de se contenter de veiller pieusement sur l’héritage ».
A la lecture de cet ouvrage, c’est tout un monde historique, politique, humain et intellectuel qui se dégage des broussailles d’une geste où, de Toulouse à Paris ou Porto Alegre, on apprend, patiemment aussi, à y (re)trouver sa voie, ce qui est déjà un cheminement. Car, si l’offensive libérale née en Angleterre et au Etats-Unis au début des années quatre-vingt balaye le réformisme d’une gauche sans réforme, le révolutionnaire sans révolution continue de scruter l’avenir, en sentinelle, maintenant, avec « une lente impatience », la réflexion théorique et stratégique.
Frédéric Poupon
( Mis en ligne le 02/08/2004 )
* http://www.parutions.com/pages/1-6-366-4759.html
Daniel Bensaïd ou le retour mélancolique du marxisme
Philippe Corcuff
Cet encadré est issu de l’article « Rencontre avec Philippe Corcuff. Y a-t-il une pensée altermondialiste ? »
Du côté des héritiers de Karl Marx, la période n’est plus au ronronnement dogmatique. Le philosophe Daniel Bensaïd est un acteur de ce renouveau, notamment au sein de la revue ContreTemps qu’il anime.
Dans Un monde à changer (1), D. Bensaïd identifie les enjeux de la période : « Après les grandes défaites sociales et morales du xxe siècle, nous avons le droit (et le devoir) de recommencer, de renouer les fils brisés de l’émancipation, de changer le monde avant qu’il ne sombre dans la catastrophe sociale et écologique. »
Dans une discussion critique avec Pierre Bourdieu, notre intellectuel marxiste reste attaché, comme Antonio Negri, à une vision totalisante du système capitaliste. Pour lui, « la logique globale du capital » continue à s’imposer à l’ensemble des rapports sociaux de nos sociétés. Sur le plan politique, il s’écarte des perspectives de A. Negri, Miguel Benasayag et John Holloway. Il pointe le danger d’une dissolution de la politique, entendue comme « un art des médiations », si l’on renvoie aux ornières de l’histoire les médiations politiques comme les partis. « Une politique sans partis » ne deviendrait-elle pas « une politique sans politique », interroge-t-il ?
D. Bensaïd apparaît le plus novateur quand il emprunte des sentiers mélancoliques, à la lisière du marxisme. Dans Le Pari mélancolique (2), il explore ainsi les voies d’une mélancolie active, radicale, qui cherche dans le passé des armes pour rouvrir l’avenir. Non pas une « mélancolie romantique », trop exclusivement tournée vers le passé, mais une « mélancolie classique » puisant dans la tradition un lest éthique lui permettant de résister aux évidences aveuglées et aveuglantes de l’air du temps. Et de poser à nouveau, contre la prétention marchande à l’éternité, la question de l’émancipation. Doit-on continuer d’appeler « communisme » cette visée émancipatrice, comme le pense D. Bensaïd ? Beaucoup en doutent dans la galaxie altermondialiste, et poussent à une réinvention plus radicale.
– D. Bensaïd, Un monde à changer. Mouvements et stratégies, Textuel, 2003.
Polémiques
Daniel BENSAID, Un nouveau théologien : Bernard-Henri Lévy. Fragments mécréants, Paris, Lignes, 158 p., 12,5 euros. avril 2008 *
Il est tout d’abord surprenant qu’un philosophe de la stature et du sérieux de Daniel Bensaïd se plie au commentaire d’un écrivain médiatique, un adepte des « coups littéraires, voire politiques » faisant déjà l’objet de nombreux ouvrages critiques, pour ne pas parler de la foison de compte-rendus de ses œuvres, reportages photos et autres articles d’une presse des plus bienveillantes. Mais les premières pages du court opuscule de Daniel Bensaïd laissent entrevoir que s’il a lu avec attention l’ouvrage de Bernard-Henri Lévy, Ce grand cadavre à la renverse (1), le commentaire de celui-ci, voire de ceux-ci du livre et de son auteur, ne sont qu’un prétexte à plusieurs analyses : un retour sur la dernière séquence présidentielle, une analyse de l’état de déliquescence de la gauche dite de gouvernement, ou bien libérale, et une critique virulente de la critique lévynienne de la gauche radicale. Dès la deuxième page, dans un style ironique tout à fait plaisant, il décoche ses premières flèches contre « le théologien inorganique de la gauche recentrée » (p. 10). Bensaïd s’attache à restaurer ou réintroduire de la vérité dans les idées défendues par la gauche radicale, caricaturée outrancièrement par Bernard-Henri Lévy, celui-ci décelant un nouveau fascisme chez « ce peu de gens » qui pensent que la révolution est encore désirable (p. 30). L’auteur reprend les sept péchés capitaux attribués par Bernard-Henri Lévy à cette « gauche de gauche », et en profite pour réaffirmer les idées, les valeurs et les positions précises de cette gauche qui ne s’est pas synthétisée au Mans. Elle permet ainsi à Daniel Bensaïd de reprendre et de présenter les argumentaires et les analyses développées notamment par les tendances majoritaires de la LCR et les acquis communs de ce qui un temps s’est appelée l’extrême gauche, avant de devenir la gauche radicale, la gauche de gauche, et bientôt la gauche critique ou le nouveau parti anticapitaliste…
Ainsi le philosophe organique et fier de l’être, à juste raison, de la LCR, reprend et démonte les accusations de nationalisme (un Bernard-Henri Lévy très inspiré visiblement ou d’une mauvaise foi – pour un théologien ! – à toute épreuve), d’anti-américanisme (au passage le philosophe toulousain tacle Antonio Negri, p. 50), de « fascislamisme » qui se limite à partager une tribune avec Tariq Ramadan et non avec Farrakhan, de tentation totalitaire (l’auteur rappelle avec perfidie les errances maoïstes de ces nouveaux philosophes, plus si nouveaux que cela d’ailleurs, mais devenus depuis -malheureusement- incontournables dans le PAF) qui n’avaient pas voulu remarquer le totalitarisme de Mao, alors que les trotskistes comme David Rousset, Pierre Naville ou Pierre Broué dénonçaient à l’époque aussi bien le stalinisme que les errances chinoises. Bernard-Henri Lévy s’en prend également au culte de l’histoire. L’auteur reprend cette citation pleine de profondeur : « Bien plus que le marxisme, c’est l’histoire qui était notre cible », confie Bernard-Henri Lévy à propos de la campagne néo-philosophique des années soixante-dix. Car « si l’on croit à l’histoire, on lui donne les pleins pouvoirs. ». Daniel Bensaïd, en fin connaisseur de la pensée de Karl Marx, rappelle que Marx n’est pas le philosophe de l’histoire comme certains ont voulu le définir, il est au contraire « l’un des premiers à avoir rompu catégoriquement avec les philosophies spéculatives de l’histoire universelle : providence divine, téléologie naturelle, ou odyssée de l’Esprit » (p. 73).
Reste la partie concernant LE péché capital : l’antisionisme, qualifié par le mari d’Arielle Dombasle de « néo-antisémitisme », l’autre motivation semble-t-il de Daniel Bensaïd pour cette réplique à Bernard-Henri Lévy. Derrière Bernard-Henri Lévy transparaît tout un courant contemporain, de Pierre-André Taguieff à Alain Finkielkraut, d’André Glucksmann à Eric Marty ou Danny Trom qui tente de réduire toute critique de la politique d’Israël, transformant ainsi l’antisionisme en antisémitisme, en réintroduisant une pensée religieuse et théologique en lieu et place de raisonnements politiques et idéologiques. L’auteur met en évidence toute l’actualité de la pensée internationaliste et montre l’absurdité de revendiquer l’instauration d’un Etat Juif et non pas de reconnaître deux Etats : Israël et l’Etat palestinien. Ces pages très documentées et argumentées constituent le nœud de la critique à l’encontre de l’ouvrage de Bernard-Henri Lévy et de ses déclarations passionnées (et théologiques) défendant sans discernement les politiques des récents gouvernements d’Israël. L’intellectuel organique de la LCR décrit avec justesse « cette gauche qui n’engage (plus) à rien (ou presque) » (titre d’un chapitre), et met en évidence les trahisons idéologiques, avant celles du personnel politique, de cette gauche du centre, du social-libéralisme, qui, à force de n’être même plus rose, devient orangée. Ce chapitre serait croustillant si ces errements politiques et idéologiques ne nous concernaient point tous les jours, et si ces renoncements n’aggravaient notre quotidien à tous.
J’ai gardé pour la fin, l’unique reproche ou plutôt désaccord avec ce brillant petit ouvrage : il concerne le chapitre consacré à l’antilibéralisme, et plus globalement à l’analyse du mouvement altermondialiste. Daniel Bensaïd évacue quelque peu l’attaque de Bernard-Henri Lévy contre l’antilibéralisme, en déclarant que lui s’est toujours réclamé de l’anticapitalisme, fidèle aux positions majoritaires de la LCR (en est-il plus révolutionnaire et/ou conséquent ?). La critique lapidaire de Toni Negri (p. 144), concernant la fin du salariat, laisse la place à une vision peut-être lucide, mais relativement peu optimiste, du mouvement altermondialiste. Ainsi la critique des antilibéraux et une perception réduite du (ou des) mouvement(s) altermondialiste(s) vont de pair chez Daniel Bensaïd (2) et il semble reprocher à l’antilibéralisme d’être protéiforme, variable, divers et finalement peu organisé. Evidemment, ces nouvelles formes de résistance sont difficiles à cerner d’autant que leurs réalités sont très variables d’un pays à un autre, le « movimento dei movimenti » italien n’est pas, par exemple, comparable avec le mouvement altermondialiste hexagonal, numériquement mais aussi par les idéologies et les pratiques qui le traverse ou la radicalisation dont il fait preuve. Pour l’anecdote, la vitalité de ce mouvement « alter » est bien décrite dans l’ouvrage de Morjane Baba, Guérilla Kit. Ruses et techniques des nouvelles luttes anticapitalistes, recensé également sur ce site.
Daniel Bensaïd, enseignant de philosophie et dirigeant historique de la LCR, nous livre donc une critique pertinente et drôle du dernier ouvrage « d’un théologien inorganique d’une gauche qui n’engage et ne s’engage plus à rien, ou à pas grand-chose » ; un petit livre divertissant et dense à mettre entre toutes les mains, bien évidemment celles des militants du parti d’Olivier Besancenot, mais surtout aux lecteurs du Point et de Bernard-Henri Lévy.
Yannick Beaulieu
(1) Bernard-Henri Levy, Ce grand cadavre à la renverse, Paris, Grasset, 2007.
(2) Ainsi sa critique au livre de John Holloway publié récemment dans la Revue Internationale des Livres et des Idées va dans le même sens : sans réflexion autour de la prise du pouvoir politique pas de salut pour la révolution, pas d’avancée. Ainsi il écrit : « Il y a pourtant fort à craindre que la multiplication des « anti » (l’antipouvoir antistratégique d’une antirévolution) ne soit en définitive rien d’autre qu’un stratagème rhétorique qui désarme (théoriquement et pratiquement) les opprimés, sans briser le moins du moins le cercle de fer du fétichisme et de la domination » (D. Bensaïd, « Et si on arrêtait tout ? « L’illusion sociale » de John Holloway et Richard Day, in la Revue Internationale des Livres et des Idées , n° 3, janvier 2008, p.29 [Cet article est disponible sur ESSF : Et si on arrêtait tout ? « L’illusion sociale » de John Holloway et de Richard Day ]]. Mais ceci constitue un argumentaire que l’on peut très bien utiliser également à l’encontre des anticapitalistes conséquents et révolutionnaires, qui en attendant ou en créant les conditions nécessaires et indispensables à la révolution, laissent les opprimés à leur propre sort…
* http://www.dissidences.net/situation%20politique%20en%20france.htm
Capitalisme et anticapitalisme
Daniel Bensaïd - Le Sourire du spectre (Nouvel esprit du communisme)
Editions Michalon, 250 p.
Daniel Bensaïd le constate : il n’existe pas d’analyse du capitalisme du « quatrième âge », « plus sénile que tardif, produit de la contre-réforme libérale, de la dérégulation mondiale et des innovations technologiques dans le procès de travail ». Son essai en propose heureusement une, à partir des changements survenus ces dernières années dans le monde du travail, où le modèle de la grande entreprise des années 50-60 appuyée par l’Etat social a cédé la place à un certain nombre de valeurs que symbolise aujourd’hui, à outrance, la nouvelle économie. Personnification des « marchés », culte de la puissance au sein des entreprises, euphorie de la fausse mobilité, éloge de la flexibilité, simulacre de la convivialité, rapport immédiat au présent et au désir (« Je veux tout, tout de suite, parce que je le vaux bien »), moralisme ambiant et dépolitisé, euphémismes permanents, etc. Toutes valeurs qui se rejoignent dans le fantasme « boursier » de l’argent qui s’auto-engendre et qui ne sort que de lui-même ; toutes valeurs qui ont pour effet d’occulter « le cycle complet des métamorphoses de l’argent en salaires et en moyens de production, des moyens de production en marchandises, des marchandises en argent » ; toutes valeurs qui conduisent au dégraissage de l’entreprise et de l’Etat, au brouillage du rapport vie privée-vie publique, à l’accroissement du pouvoir industriel au dépens du pouvoir politique, à l’effacement de la distinction entre la personne et sa force de travail, etc.
Apparaît ainsi une société qui, à travers les discours et les actions de ses théoriciens et de ses journalistes, censure l’existence de la souffrance et de l’exploitation et se donne pour idole une « économie » pensée comme déterministe. En décryptant ces discours et ces actions, Daniel Bensaïd rappelle et démontre brillamment que derrière le libéralisme se dissimule toujours le capitalisme, que l’exclusion n’est que la conséquence de l’exploitation et que les miséreux ne sont pas les oubliés ou les retardataires de la mondialisation (comme le prétendent quelques Minc, Revel et autres cadres de l’Entreprise de la pensée dominante), mais qu’ils en sont « la contrepartie nécessaire et la condition ». Décryptage plus que nécessaire si l’on souhaite éviter l’avenir libéral, dont l’impérialisme porte désormais la domination dans tous les domaines : économique, militaire, scientifique, technique et écologique (monopole des technologies nouvelles, des contrôles des flux financiers, de l’accès aux ressources naturelles, des médias et des moyens de communication, des armes de destruction massive, etc.). La simple manière, constatable quotidiennement, dont sont peu à peu rentabilisés et affaiblis les secteurs de services (santé, éducation), dont est renforcé l’aspect pénal et carcéral de l’Etat, suffirait à faire prendre conscience du danger.
Daniel Bensaïd dissèque également les erreurs théoriques et pratiques de certains mouvements : comment l’écologie est condamnée à l’échec (leur action dans l’actuel gouvernement en témoigne) si elle refuse le lien entre « paradigme écologique » et « paradigme social », entre « antiproductivisme » et « anticapitalisme » ; comment la libération des femmes est inconcevable sans le renversement des rapports de production et de domination capitalistes -rapports essentiellement patriarcaux. En réactivant certaines des analyses de Marx sur la propriété privée des moyens de production et sur la contradiction entre droit de propriété et droit à l’existence, de nouvelles pistes de pensée et d’action apparaissent, beaucoup moins étonnantes si on prend seulement la peine de les comparer au préambule de notre Constitution, qu’il serait bon de lire avant de voter pour ceux qui sont censés la mettre en œuvre : « tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert le caractère d’un service public ou d’un monopole de fait doit devenir propriété de la collectivité. »
Ce n’est pas le moindre mérite de cet essai de nous offrir ainsi les réflexions aujourd’hui oubliées -on se demande pourquoi- de quelques grands penseurs politiques. Hegel, par exemple, qui en approfondissant la notion de « droit de détresse » (« La vie, dans le danger suprême et dans le conflit avec la propriété juridique d’autrui, a un droit de détresse à faire valoir, en tant que d’un côté il y a une violation infinie de l’être et donc une absence totale de droit et, de l’autre, la violation seulement d’une existence limitée de la liberté ») en arrive à la conclusion que « le droit de propriété n’est pas absolu », qu’il est « seulement une liberté qui peut s’exercer dans les limites compatibles avec les besoins de la collectivité ». Heureusement que nos intellectuels contemporains, de B.H.L. à Furet en passant par Fukuyama, sont infiniment plus intelligents que Hegel et que Marx.
Rappelons enfin, comme Daniel Bensaïd le fait à plusieurs reprises, que l’esprit du communisme, trahi par le stalinisme, n’implique pas le souhait, ni la justification, du despotisme bureaucratique. Face à l’homme des philosophes libéraux, « homme qui n’appartient à aucune classe, ni à aucune réalité, et qui n’existe que dans le ciel embrumé de l’imagination philosophique » (Marx), face à l’homme de la société libérale, travailleur exploité et consommateur satisfait, « concluons provisoirement sur un sourire, le sourire que le spectre de Marx n’a jamais perdu » (Derrida).
Georges Mistral
* http://www.chronicart.com/livres/chronique.php?id=4958